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sociales modernes

1. Le groupe X-Crise et la montée en puissance de la technocratie

Suivant la Première Guerre mondiale, la France fait l’expérience d’une succession de

crises économiques : d’abord, une crise de reconversion économique en 1920 (Niveau et

Crozet, 2010, p. 264‑267) ; puis, une crise monétaire en 1926 (Kuisel, 1984, p. 136) ; ensuite

la crise de 1929 et ses suites en Europe. Ces crises ont fragilisé le système politique, en

particulier dans la gestion des politiques économiques car « avant 1914 prédominait […] une

conception ultra-libérale de l’État, s’interdisant toute intervention macroéconomique »

(Desrosières, 2010, p. 196). Il découlait de cette situation un rejet de la classe dirigeante, tant

des hommes politiques que les hauts fonctionnaires, et une mise en cause de leurs

compétences. La pensée technocratique est une réponse au rejet des élites aux pouvoirs en

cherchant à combler les carences de ces dernières. Pour cela, il fallait remplacer leurs compétences juridiques initiales par les compétences techniques des ingénieurs. C’est ce que souligne un membre d’X-Crise, Louis Kahn lors d’une intervention en 1933 au sein du groupe :

« la plupart des hommes qui sont aux affaires aujourd'hui sont, pour des raisons historiques parfaitement valables, de formation juridique. Or, il y a entre l'esprit juridique et l'esprit technique une antinomie qui nous surprend et parfois nous désespère. Elle tient foncièrement à ce que l'esprit juridique, commentateur d'un texte, […] est tourné vers le passé. Au contraire, l'esprit technique, constructeur d'ouvrages, est tourné vers l'avenir. Parce que l'esprit juridique ne comprend pas l'esprit technique, il est tenté de se réfugier dans des solutions d'opportunisme, solutions moyennes, ou de juste milieu ou enfin de médiocrité, trois mots étymologiquement voisins et presque synonymes » (cité par Armatte, 2001).

On voit dans cette intervention, la conception de l’ingénieur technocrate qui permet d’apporter les solutions pour l’avenir. Cette conception technocratique est définie, dans le cas français, comme la croyance « qu’il y a toujours “une bonne solution”, et une seule ; autrement dit, qu’à tous les problèmes humains, comme à ceux d’ordre technique, il existe une réponse que les experts, à condition de disposer des données et de l’autorité

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indispensables, sont en mesure de découvrir et de mettre en œuvre » (Kuisel, 1984, p. 144). À cette époque, la société française est traversée par cette idéologie qui est perçue comme

pouvant apporter des solutions à l’ensemble des problèmes sociaux, palliant les insuffisances d’une élite politique considérée comme incompétente et d’institutions défaillantes (Pollet, 2000). Même si nous étudions l’impact de cette idéologie sur le développement de l’expertise

économique avec la création du groupe X-Crise et de l’Institut scientifique de recherches

économiques et sociales (ISRES), il faut noter que la pensée technocratique avait un champ d’application beaucoup plus important ainsi que le montrent les études démographiques (Rosental, 2003) ou les études sur la nutrition (Simmons, 2015).

À l’époque, le groupe X-Crise est le « plus important laboratoire d’idées économiques en France » (Brun cité par Pollet, 2000, p. 45). En 1931, un groupe d’ingénieurs de l’École polytechnique se forme afin de réfléchir à la meilleure manière d’améliorer la situation économique du pays tout en étudiant la théorie économique et ses méthodologies. Comme l’explique Armatte (2001), le groupe avait « une prétention à résoudre techniquement les questions posées par la crise et une réflexion idéologique sur le modèle de société à construire

au service de l'homme : technocratie et humanisme sont associés dès le départ du projet X-

Crise ». « Se côtoient à X-Crise des libéraux (comme Colson, Divisia ou encore Rueff), des socialistes, partisans d’un système collectiviste (tels Nicoletis, Moch ou Vallon) et des centristes, critiquant le libéralisme pur au profit d’une économie dirigée (et dont les plus actifs représentants […] sont Coutrot, Gibrat, Bardet, Detoeuf et Loizillon) » (Fischman et Lendjel, 2006, p. 8). Ce groupe reflète un large éventail d’opinions politiques même si l’ensemble de ses membres s’accorde sur le rôle essentiel de la technocratie. Transformé en Centre polytechnicien d’études économiques (CPEE), en 1933, le groupe s’est donné statutairement comme mission de produire des « études économiques et sociales faites dans un esprit

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caractère politique ». Il a « encouragé le développement d’une nouvelle forme d’expertise

économique qui était plus technique » (Fourcade, 2009, p. 204), en particulier en souhaitant

ouvrir la discipline économique aux mathématiques et aux statistiques (Dard, 1995, p. 136).

Pour cela, il a organisé de multiples conférences et discussions sur des sujets allant de la

méthodologie de la discipline économique aux politiques économiques, lesquelles font l’objet

de comptes rendus dans Le Bulletin, la revue du groupe. Un effort particulier était fait pour inviter des conférenciers d’opinions diverses afin de marquer une distance vis-à-vis des opinions politiques, lesquelles ne devaient pas influencer la réflexion menée. Ils étaient tout à fait conscients du risque qu’il y avait à être étiquetés comme un groupe idéologique et non scientifique (p. 143). Stratégiquement, la promotion d’un savoir plus scientifique a aidé le

groupe à ne pas être associé à une idéologie comme cela était le cas pour les économistes libéraux. Ainsi, il existait une cohérence stratégique dans l’ensemble du programme du groupe X-crise : la promotion d’une forme plus technique d’expertise – grâce à l’utilisation

des mathématiques et statistiques dans la discipline économique – permettait la remise en

cause de la théorie économique principalement défendue par les économistes libéraux, tout en

constituant un bouclier contre les accusations de partie pris politique.

La principale activité d’X-Crise a été de diffuser des connaissances économiques auprès de ses membres, qui passent d’une vingtaine de polytechniciens en 1931, à près de 500 membres en 1933, pour atteindre 2000 membres au début de la guerre (Fischman et Lendjel,

2000, p. 115). En plus des conférences qui attiraient un public hétéroclite et nombreux, les

publications furent nombreuses : la revue du groupe, Le bulletin, les Documents du CPEE, les

ouvrages personnels des membres et enfin des notes dans X-diffusion, la revue de l’école

Polytechnique. Il n’y avait pas à proprement parler de programme de recherche spécifique mais des groupes d’étude de travaux récents, comme par exemple pour l’économétrie (Fischman et Lendjel, 2000).

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Les membres d’X-Crise étaient engagés dans un lobbying réfléchi auprès des pouvoirs publics. La réussite du groupe se comprend par deux caractéristiques. La première tient à ce

que ses membres proviennent d’une grande école d’ingénieurs, dont le profil est valorisé en

raison de leur expertise technique et de leur parcours scolaire (Porter, 1996, p. 116) ; en outre, la qualité d’élèves de Polytechnique ouvre directement les portes de la haute administration d’État, facilitant leur influence. La seconde tient à la technicité de leurs propositions qui permet d’éviter les accusations de parti pris politique.

Rapidement, des responsabilités d’expertise ont été attribuées à certains membres du groupe au sein de l’administration d’État. En 1935, trois membres d’X-Crise (Coutrot, Dautry

et Branger) conseillent des réformes administratives au gouvernement de Laval, par l’entremise de Claude Joseph Gignoux alors conseillé technique de la présidence du conseil (Fischman et Lendjel, 2006, p. 20). En 1936, est créé, pour la première fois en France, un ministère de l’économie nationale. Charles Spinasse, membre d’X-Crise, en prend la tête et s’entoure de plusieurs membres du CPEE (Dard, 1995, p. 143). Cette même année, Robert Marjolin, un des jeunes talents de l’Institut scientifique de recherches économiques et sociales

(ISRES) est nommé chef de mission auprès du Président du Conseil, Léon Blum. Avant, la

Seconde Guerre mondiale, Alfred Sauvy et Jean Ullmo, tous deux membres d’X-Crise,

participent au ministère des finances dirigé par Paul Reynaud dans le gouvernement Daladier. Ainsi, l’expertise économique entre au sein des ministères et ses praticiens y défendent une idéologie technocratique.

La diffusion de l’idéologie technocratique s’est donc concrètement réalisée par la création d’institutions de diffusion de connaissances : une information rigoureuse et fiable était considérée comme nécessaire pour protéger la prise de décision au sein de l’État des interférences politiques. Outre X-Crise, il convient de mentionner l’Institut scientifique de

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d’économie à la faculté de droit de Paris, Rist a toujours été proche des sphères de pouvoir : il a été directeur adjoint de la Banque de France à partir de 1926 ainsi qu’élu à l’Académie des

sciences morales et politiques en 1928. Suivant sa retraite en 1933, il a bénéficié d’un large

financement de la fondation Rockefeller pour créer une institution parallèle au monde

académique – l’ISRES. Ses statuts témoignaient d’un objectif clair, « faire progresser l’emploi des méthodes scientifiques dans l’étude des phénomènes économiques et sociaux (prix, salaires, crises …) en soumettant ces phénomènes à une observation et à une élaboration scientifique » (Tournès, 2006, p. 51). Cette ambition rejoint celle des technocrates d’X-Crise. Rist fut d’ailleurs invité à participer à leurs conférences et René Brouillet, le secrétaire du CPEE, était aussi membre de l’ISRES (Jeanneney, 1983, p. 187). L’ISRES se consacrait à la production d’informations économiques par le truchement de la recherche quantitative, des enquêtes sur la situation économique et sociale du pays et la création d’archives économiques (Mazon, 1988, p. 44). Il s’agissait principalement de rassembler des données empiriques, de les analyser statistiquement, en se focalisant sur les principaux

problèmes économiques de la période, comme le souligne Jeanneney : « La finalité en est claire : hors de toute ambition théorique, il s’agit de mettre à disposition des chercheurs, et surtout des responsables politiques et économiques, le maximum d’informations concrètes sur l’évolution de la conjoncture économique française replacée dans la durée du XX° siècle, et dans ses dimensions internationales » (1983, p. 13).

Ainsi, les ingénieurs ont participé activement aux débats économiques comme le

montre la création du groupe X-Crise et de l’Institut scientifique de recherches économiques

et sociales. Ces deux organisations avaient en commun une approche technique et empirique

des problèmes économiques et ont largement participé au développement de la technocratie

en France. Dans une visée moins académique, à la même époque, de nombreux autres

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jugeait l’information économique comme particulièrement vitale en situation de crise économique (Pollet, 2000, pp. 41-42). On peut citer notamment: la Société d’études et d’informations économiques (SEIE) créée en 1919; « Redressement Français » créé en 1925 ; le Comité national de l’organisation française et la Commission générale d’organisation scientifique (CEGOS) au sein de la Confédération générale de la production française

(CGPF) créées tous deux en 1926. En plus de produire des informations économiques, ces organismes facilitaient les échanges de bonnes pratiques entre les dirigeants d’entreprises.

Dans un contexte d’instabilité économique, le besoin d’expertise économique provenait de l’État ainsi que du patronat. Si ces organismes facilitaient les échanges entre les sphères académiques, administratives et économiques, leur importance était relative. « Au

bout du compte, la situation française, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, se caractérise par le fait qu’il y existe peu de lieux de rencontre et de débat entre des spécialistes des sciences sociales, qu’ils soient statisticiens, démographes, économistes ou sociologues, et des responsables politiques ou administratifs, des chefs d’entreprise ou des syndicalistes » (Desrosières, 2010, p. 198). Ainsi, il faut lire ces dynamiques comme les premiers jalons qui

permettront des développements futurs des connaissances économiques, comme cela sera particulièrement le cas avec l’entrée de l’expertise économique au sein de l’État. Mais rien n’est encore fait. Par exemple, il n’existe pas de lieux de formation et l’enseignement de l’économie reste très limité au sein des facultés de droit.

Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ne remet pas en cause ces

évolutions. Au contraire, la pensée technocratique poursuivra sa progression. « Sous les

auspices de Vichy, » remarque Nord (2012, p. 88), « ils [les technocrates] gagnèrent un accès sans précédent au pouvoir, profitant de l’opportunité pour développer un projet depuis longtemps en gestation ». L’avènement du régime de Vichy n’a pas amoindri la pensée

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technocratique. Rouquet (2000) souligne même « une belle continuité avant Vichy, sous

Vichy et après Vichy » (p. 55).

2. La formation et la recherche à l’expertise économique sous le gouvernement