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Chapitre 2. Cadre conceptuel

2.3 La socialisation langagière

2.3.3 La socialisation langagière au-delà des frontières

La socialisation langagière contribue à l’identification individuelle et collective des locuteurs, ainsi qu’à l’établissement, au maintien et à la contestation des frontières sociales. Or, dans le contexte

contemporain caractérisé par une grande mobilité des populations et par de nombreux parcours de vie transnationaux, il faut aussi comprendre la socialisation langagière comme un processus qui dépasse les frontières géographiques ou sociales, comme le rappelle Heller (2007b) :

De toute évidence, il y a une remise en question des frontières de la communauté et des conditions de son existence; le virage actuel nous éloigne d’une conception dans laquelle l’organisation sociale serait stable, fixe avec de frontières et des critères d’inclusion et d’exclusion clairs. Il nous amène vers des tentatives de composer avec la fluidité, la mobilité, la multiplicité et l’ambiguïté (p. 40).

Cette section vise à discuter de la socialisation langagière en milieu francophone minoritaire dans une perspective transnationale, ainsi qu’au rôle que jouent les pratiques plurilingues dans ce contexte.

Le concept de transnationalité fait référence à la capacité des acteurs sociaux de traverser des frontières nationales et à maintenir des liens avec des communautés autres que celle de leur lieu de résidence (Block, 2008; Darvin et Norton, 2015; Fibbi et D'Amato, 2008; Holliday, 2010; Yuval-Davis, 2004). Block (2008) et Holliday (2010) estiment en effet que de plus en plus de communautés transcendent les frontières traditionnelles des États-nations et que les individus peuvent développer des sentiments d’appartenance avec des communautés d’intérêts, et ce, de façon parfois plus significative qu’avec l’État où ils résident. Ces communautés et espaces transnationaux se situent à la croisée des réseaux institutionnels et informels, puisque les États et leur gouvernement continuent de jouer un rôle important dans le processus de mobilité (ou non) des populations. Cependant, les immigrants (et non immigrants) peuvent agir activement dans le but de créer et d’entretenir des réseaux et des liens sociaux, économiques, culturels ou politiques avec leur pays d’origine, ou avec toute autre communauté d’intérêts (Block, 2008; Darvin et Norton, 2015; Fibbi et D'Amato, 2008; Holliday, 2010). Yuval-Davis (2004) observe aussi une diminution de l’importance accordée à l’identité nationale ou territoriale en contexte transnational :

Communication and transport technologies help to keep and reproduce the connections between “diasporic” people and their communities and countries of origin. Such processes help to reinforce the ethnicization of identity and belonging and the gradual lessening of territorial residence and formal state citizenships in this process (p. 221).

Au Canada, et en Colombie-Britannique en particulier, une partie importante de la population est issue de l’immigration nationale et internationale (Chavez et Bouchard-Coulombe, 2011; Gérin-

Lajoie et Jacquet, 2008; Landry et al., 2010; Statistique Canada, 2010), comme discuté au chapitre 1. De nombreuses familles adoptent alors des pratiques transnationales, comme l’explique ici Dagenais (2003) : « parents' description of their children as citizens with ties to multiple locations and language groups nationally and internationally can be seen as an investment in a transnational identity » (p. 280). Elle ajoute : « This investment includes references to communities in Canada as well as affiliation with people in the parents' country of origin, which aims at positioning children favourably in relation to others across national boundaries » (Dagenais, 2003, p. 280). Le plurilinguisme est ainsi considéré par plusieurs familles immigrantes comme une ressource économique et symbolique importante, ce qui les motiverait à maintenir leurs langues d’origine ou familiales, même dans un contexte local où l’anglais domine le plus souvent les marchés de l’emploi (Dagenais, 2003; Dagenais et Lamarre, 2005). De plus, les parents d’origine immigrante recherchent un modèle d’éducation qui permettra à leurs enfants de développer des compétences avancées dans une langue supplémentaire (Dagenais, 2003; Dagenais et Lamarre, 2005), par exemple à travers les écoles d’immersion française ou les programmes francophones : « [there is] clear evidence that parents equate multilingualism and knowledge of French, English, and their family language with marketable resources in national and international economies » (Dagenais, 2003, p. 272). Dagenais (2003) est convaincue que l’appréciation du plurilinguisme chez les parents immigrants serait fortement liée à leur expérience de mobilité et de transnationalisme, ainsi que par leurs aspirations pour l’avenir de leurs enfants :

[...] Referring to their own immigration experience, [parents’] frame of reference for imagining their children's future transcends borders and is not limited to the national context. Moreover, their imagination is not constrained by past and current experiences; it is prospective and hopeful (p. 281).

Elbaz (2000) note toutefois que face aux changements apportés à la relation au territoire, à l’espace et aux identités, ainsi qu’à la mobilisation croissante des populations, des « identités défensives émergent » (p. 13) sur la base de discours nationalistes. Il affirme qu’il y aurait une mondialisation des revendications culturalistes et identitaires, ce qu’il appelle « l’essentialisme stratégique ». Selon lui, d’une part, les États-nations continuent de promouvoir en marge de la mondialisation un certain protectionnisme identitaire et culturel et d’autre part, les frontières continuent d’exister, autant au sens littéral que métaphorique. Block (2008) met aussi en garde contre un usage abusif de la notion de transnationalité pour décrire l’expérience d’immigration, puisque tous les migrants ne vivent pas une vie transnationale. Il faut particulièrement être prudent lorsqu’on

s’intéresse aux enfants, car ceux-ci peuvent ou non reprendre les habitudes transnationales de leurs parents (Blackledge et Creese, 2012; Block, 2008). Les jeunes peuvent également détourner ou utiliser de manière créative leurs ressources multilingues dans le but d’atteindre d’autres objectifs que ceux fixés par leurs parents ou par les adultes de leur communauté linguistique (Blackledge et Creese, 2012).

En milieu francophone minoritaire canadien, comme souligné plus tôt, les discours dominants sont fortement ancrés dans une idéologie nationaliste et font habituellement peu de place à l’expérience transnationale que peuvent vivre les familles. Pilote et De Souza Correa (2010) estiment pourtant que les jeunes en contexte minoritaire ont souvent une trajectoire de vie marquée par la migration. Les compétences linguistiques (particulièrement des langues de pouvoir et de haut statut) permettraient aux jeunes de se positionner favorablement dans un monde dit de « multiappartenances » (Atali, 2003, dans Pilote et De Souza Correa, 2010, p. 4). C’est pourquoi les auteurs affirment que « l’identité des jeunes en contexte minoritaire semble donc orientée vers la mondialisation, même si son ancrage est paradoxalement communautaire » (Pilote et de Souza Correa, 2010, p. 4). Pilote et De Souza Correa (2010) expliquent que le désir des adultes de reproduire leur communauté culturelle ou linguistique dans une perspective nationaliste (et souvent monolingue), ainsi que leur volonté de favoriser l’engagement des jeunes dans cette mission, peut alors se heurter à la complexité et aux tensions qui caractérisent le processus d’identifications des jeunes « dont les projets individuels ne concordent pas forcément avec les objectifs de reproduction culturelle poursuivis par leur groupe d’appartenance » (p. 7).

Comme le soulignent à cet effet Pilote et De Souza Correa (2010), plusieurs auteurs jonglent avec des conceptions du processus identitaire influencées d’une part par les théories postmodernes qui supposent la multiplicité des appartenances, et d’autre part par les ancrages communautaires et culturels singuliers. Les études sur les communautés linguistiques en contexte minoritaires semblent selon eux particulièrement susceptibles de devoir composer avec ce paradoxe. Pilote et De Souza Correa (2010) reconnaissent toutefois le rôle d’acteurs sociaux des jeunes qui contribuent à la (re)négociation des frontières culturelles, sociales et nationales. Ils affirment que « les jeunes minoritaires sont parfois amenés à réconcilier les catégories de groupes qui continuent de structurer la vie collective avec l’hétérogénéité de leurs expériences sociales et de leurs identités qui ne peuvent se laisser réduire à une simple appartenance collective » (p. 2). Magnan (2010) souligne également que

collectives, comparativement aux générations précédentes, ce à quoi Pilote (2010) ajoute : « beaucoup de jeunes revendiquent des identités bilingues, témoignant d’expériences sociales qui chevauchent les frontières entre le groupe minoritaire et le groupe majoritaire » (p. 32). Cette situation n’est d’ailleurs pas sans causer d’inquiétudes, comme le formulent ici Pilote et De Souza Correa (2010) : « les identités des jeunes en contexte minoritaire sont-elles le levier d’un renouveau communautaire qui ébranle le pilier politique de la société nationale ou sont-elles bricolées au péril de leur communauté minoritaire ? » (p. 5).

Pilote (2010) en appelle donc à la prudence lorsqu’il s’agit d’aborder l’identification des membres des communautés linguistiques minoritaires : « Non seulement les francophones vivant en situation minoritaire ne peuvent être réduits à l’appartenance au groupe ethnolinguistique, mais cette appartenance et cette identification peuvent prendre différentes modalités » (p. 39). D’ailleurs, Lamarre (2013), qui étudie le contexte montréalais, souligne que dans les études qui s’intéressent aux identités linguistiques au Québec et au Canada, il est encore difficile de concevoir les identités en termes multiples. Elle constate une certaine réification de la relation langue/identité dans la recherche et elle déplore que seules les grandes catégories linguistiques telles que « francophones », « anglophones » et « allophones » soient mobilisées pour discuter des identités linguistiques. Elle ajoute :

There seems to be an inability to accept linguistic identity as composite or perhaps not even that important in an individual’s sense of self. Research needs to go beyond these traditional conceptions of linguistic identities and examine empirically how a new generation of [Canadians] are drawing on linguistic and identity repertoires (Lamarre, 2013, p. 45).

Le concept de transnationalité permet donc de penser l’identification et la socialisation langagière des jeunes en contexte francophone minoritaire comme des processus qui vont au-delà des frontières géographiques, linguistiques et sociales d’une certaine communauté (vancouvéroise) ou même d’une certaine francophonie (canadienne). Les enfants qui grandissent et évoluent en milieu minoritaire peuvent développer et maintenir des liens avec d’autres communautés d’intérêts en raison de leur mobilité et grâce à leur répertoire linguistique plurilingue. Il ne faut cependant pas sous-estimer l’influence des discours nationalistes ou traditionnels de la francophonie canadienne qui contribuent certainement à l’identification et à la socialisation de ces jeunes, notamment par l’élaboration de catégories identitaires qui seront maintenant analysées à partir du concept de communauté imaginée.