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Chapitre 2. Cadre conceptuel

2.1 Idéologies linguistiques

2.1.3 De légitimité et d’authenticité

Plusieurs études critiques en sociolinguistiques et en éducation qui s’intéressent aux idéologies linguistiques évoquent et discutent les concepts de légitimité et d’authenticité en raison de leur rôle dans la définition des frontières linguistiques et sociales, ainsi que dans les processus d’inclusion et d’exclusion des acteurs (et locuteurs) (Boudreau et White, 2004; Castellotti et de Robillard, 2001; Jaffe, 2007; O'Rourke et al., 2015). Les auteurs qui se penchent sur les concepts de légitimité et d’authenticité sont largement influencés par les travaux de Bourdieu (Bourdieu, 1977, 2002; Bourdieu et Boltanski, 1975; Heller, 2001) qui a montré comment ces concepts devenaient des critères qui opèrent comme marqueurs sociaux et comme facteurs de division sociale. Ainsi, les recherches qui s’attardent sur ces deux concepts ont généralement pour objectif d’une part, de démontrer comment ce qui est considéré comme authentique et légitime est construit socialement et contribue à la hiérarchisation sociale, et d’autre part, de rendre compte des espaces d’agentivité où les individus ou les collectivités peuvent générer de nouvelles sources de légitimité ou de nouveaux critères d’authenticité, ce qui aurait pour cause de modifier les frontières sociales préalablement établies (Jaffe, 2007). Cette section permettra de revenir sur ces notions déjà évoquées dans ce chapitre afin de les définir et de montrer leur pertinence dans le cadre d’une étude en milieu linguistique minoritaire.

Costa (2015) définit le concept de légitimité du point de vue du locuteur comme « the ability to utter the right linguistic forms at the right linguistic moments in the right situations, and to comply with the type of discourse that society expects one to produce » (p. 129). Il précise que ce qui est considéré comme un usage légitime des langues (et comme des langues légitimes) est toujours

changeant puisque c’est le résultat d’une négociation sociale et que les valeurs de légitimité varient en fonction des contextes. Toutefois, bien que les critères varient, leurs effets eux, sous l’influence de l’idéologie monolingue dominante, tendent à être généralement les mêmes : la constitution et la reproduction d’une communauté homogène et unilingue (Bourdieu et Boltanski, 1975; Heller, 2002; Jaffe, 2007).

Pour les groupes linguistiques, particulièrement en situation minoritaire, la recherche de légitimité a pour but d’obtenir une certaine reconnaissance politique, économique et linguistique de la part des groupes majoritaires. Les groupes et les individus cherchent à faire valoir leur droit à utiliser la langue minoritaire dans différents domaines, mais aussi à faire reconnaitre sa valeur sur les marchés linguistiques (Boudreau et White, 2004; Jaffe, 2007). Cette recherche de légitimité se fait également en interne, c’est-à-dire que des efforts sont faits pour que les locuteurs de langues (ou variétés) minoritaires ou marginalisés valorisent et utilisent ces langues (Boudreau et White, 2004). Les revendications en matière de légitimation des langues sont ainsi inscrites dans des luttes sociales et politiques plus larges (Heller, 2002), comme l’explique Pujolar (2007) :

These discourses provided the ground for struggles over ‘the legitimate language’ as part of wider social struggles over access to material and symbolic resources. These struggles constitute what we could call ‘the secret life’ of nations, that is, the unofficial processes and agendas that legitimize the cultural capital (including the linguistic capital) of some groups over others in society, and which may be just as fateful for individuals as official procedures to attain citizenship or statutory entitlements, as immigrants know well. (p. 73).

La notion d’authenticité, en tant que produit idéologique, concerne la valeur accordée à certaines langues ou variations associées à des communautés linguistiques particulières, comme l’expliquent ici O'Rourke et al. (2015) : « To be considered authentic, a speech variety must be very much “from somewhere” in speakers’ consciousness, making its meaning profoundly local. If such social and territorial roots are absent, a linguistic variety can be seen to lack value in this system » (p. 64). Dans cette logique, comme une langue ou une variété doit être liée à une communauté linguistique précise et située géographiquement pour être reconnue comme authentique, ce concept renvoie également aux conceptions identitaires des locuteurs. La langue devient dans ce contexte un symbole d’identité (Jaffe, 2015a; O'Rourke et al., 2015).

La notion d’authenticité fait aussi référence à une certaine forme et à une certaine norme de la langue considérée « pures » (Boix-Fuster, 2015; Bourdieu et Boltanski, 1975; Costa, 2015; Heller, 2002; Jaffe, 2015a). Cette notion de pureté, fortement ancrée dans l’idéologie monolingue et dans une approche conservatrice des langues, valorise une pratique linguistique où les emprunts linguistiques, l’alternance codique ou toute autre forme de parler bilingue seraient proscrits. Les locuteurs « authentiques » seraient par extension ceux qui maitrisent ce code jugé standard ou « pur », au risque de discriminer ou dévaloriser les autres variations (Boix-Fuster, 2015; Costa, 2015; Heller, 2002; Jaffe, 2007). Cette insistance pour maintenir une forme linguistique exempte de traces provenant d’autres langues est justifiée par ceux qui s’inscrivent dans cette conception des langues par l’argument de la préservation linguistique et du risque d’assimilation au groupe majoritaire (Boix-Fuster, 2015; Heller, 2002; Jaffe, 2007).

Le problème soulevé lorsqu’il est question d’authenticité, c’est le danger d’essentialiser les locuteurs, les langues et les communautés dans des traits considérés traditionnels et souvent folklorisés (Costa, 2015; Jaffe, 2015a; O'Rourke et al., 2015; Patrick, 2007). Les caractéristiques des pratiques langagières dites authentiques servent aux locuteurs de critères pour se reconnaitre ou pour se distinguer en tant que « vrais » locuteurs natifs, par rapport aux locuteurs « non natifs » (Boix-Fuster, 2015; Costa, 2015; Kern et Liddicoat, 2008; O'Rourke et al., 2015). Ces caractéristiques tendent à se fixer dans les représentations, ce qui ne tient pas compte de la mobilité sociale et géographique des locuteurs, ni du dynamisme des systèmes linguistiques : les pratiques langagières des locuteurs et des communautés sont toujours changeantes dans le temps, dans l’espace et selon les contextes (Costa, 2015; Jaffe, 2007; O'Rourke et al., 2015; Patrick, 2007). Un des effets possibles de l’essentialisation des langues et de leurs locuteurs est de garder ces derniers à l’écart des processus économiques et sociaux liés à la modernité, processus qui peuvent pourtant contribuer au maintien de leurs pratiques langagières et linguistiques (O'Rourke et al., 2015).

Un autre problème avec la notion d’authenticité, lorsqu’appliquée aux langues et aux communautés linguistiques, particulièrement en milieu minoritaire, c’est qu’elle agit comme frontière entre les locuteurs (natifs) d’une langue et les locuteurs (non natifs) qui désirent développer des compétences dans cette langue :

In revitalisation contexts, authenticity and the link to identity, however, can constrain the acquisition and use of a minority language by a larger population (Woolard 2008: 315), who may see themselves at risk of not sounding sufficiently natural compared with native speakers. Traditional native speakers may in turn establish a social closure which functions as an identity control mechanism, demarcating their privileged position as authentic speakers (O'Rourke et al., 2015, p. 64).

Ainsi, en voulant préserver des pratiques et des identités linguistiques authentiques, les locuteurs natifs de langues minoritaires se positionnent en tant que propriétaires (owners) de ces langues, ce qui peut avoir comme effet d’empêcher de nouveaux locuteurs de devenir membres des communautés linguistiques (Costa, 2015; Jaffe, 2007; O'Rourke et al., 2015). Cet enjeu est important puisque les communautés linguistiques minoritaires recherchent paradoxalement à augmenter leur bassin démographique afin de faire croitre leur légitimité et leur pouvoir politique ou économique (O'Rourke et al., 2015). Cependant, O'Rourke et al. (2015) souligne que cette appropriation des langues minoritaires par les locuteurs considérés authentiques peut être contestée par des personnes qui désirent développer des ressources linguistiques dans ces langues afin d’avoir accès à certaines ressources économiques ou symboliques. C’est pourquoi Costa (2015), Jaffe (2007) et Heller (2001, 2002) rappellent que ces concepts et ces enjeux sont chargés politiquement, économiquement et socialement et qu’ils soulèvent les questions suivantes : qui sont les acteurs en position d’autorité qui déterminent les critères d’authenticité et de légitimité ? Quels intérêts, et les intérêts de qui sont en jeux lorsqu’il est question d’authenticité et de légitimité des langues et des locuteurs ?20