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Chapitre 2. Cadre conceptuel

2.2 Processus d'identification

2.2.1 De l'identité à l'identification

Brubaker et Junqua (2001) ont mené une critique complexe et sévère de l’utilisation du concept d’identité en sciences sociales et humaines. Ils constatent que bien souvent, l’ambigüité de ce concept a pour conséquence la perte de sa signification. Ainsi, ils critiquent non seulement la vision essentialiste de l’identité dans sa conception « forte », mais aussi les conceptions qu’ils qualifient de constructivistes, ou « faibles », selon laquelle « les identités sont construites, fluides, et multiples » (p. 66). La perspective constructiviste, fortement influencée par les théories poststructuralistes, définit l’identité comme « the multiple ways in which people position themselves and are positioned, that is, the different subject positions they inhabit or have ascribed to them, within particular social, historical and cultural contexts » (Block, 2012) (p. 48). Les postures postmodernes et poststructuralistes de l’identité invoquent « la nature instable, multiple, fluctuante et fragmentée du “moi” contemporain » (Brubaker et Junqua, 2001, p. 72). Voir aussi à ce sujet Darvin et Norton (2015); Norton Peirce (1995). Gumperz et Cook-Gumperz (2008) ajoutent :

In contemporary societies, individuals are seen as separate entities, responsible for their own demeanor, and are no longer protected (or limited) by ascription to a single community-defined category. Given this situation, we now recognize that identity involves the need for continuous validation of the self as a bureaucratically sanctioned entity as well as the ongoing reinvention of the self as a person. […] Late modern societies provide many possibilities for individual change and for the progressive development of the self (p. 539).

Dans une perspective constructiviste des identités sociales ou collectives, l’identité est aussi considérée comme un processus, plutôt qu’un trait fondamental ou essentiel : « entendue comme un

produit de l’action sociale ou politique, l’“identité” est invoquée pour souligner le développement progressif et interactif d’un certain type d’autocompréhension collective, d’une solidarité ou d’un “sentiment de groupe” qui rend possible l’action collective » (Brubaker et Junqua, 2001, p. 72).

Brubaker et Junqua (2001) soulignent l’écart entre la conceptualisation « d’une identité » et la description d’un phénomène multiple, fragmenté et fluide. Pour ces auteurs, la qualification du concept d’identité comme d’un phénomène « multiple, instable, fluente, contingente, fragmentée, construite, négociée, etc. » (p. 74) relève maintenant davantage d’un cliché et d’un automatisme théorique que d’une réelle critique des conceptions essentialistes de l’identité. Ils ajoutent :

On voit mal en quoi ces conceptions faibles de « l’identité » sont encore des conceptions de l’identité. Le sens courant d’’identité » évoque fortement au moins l’identité d’une sorte de « similitude » à travers le temps, d’une persistance, de quelque chose qui demeure identique, semblable, tandis que d’autres choses changent. À quoi bon utiliser le terme d’« identité » si cette signification fondamentale est expressément rejetée ? (p. 74).

Selon ces auteurs, ces conceptions « faibles » privent justement les chercheurs des sciences sociales d’outils analytiques qui pourraient permettre de critiquer la perspective essentialiste de l’identité ainsi que des « politiques identitaires contemporaines » (p. 66). À trop insister pour se distinguer des conceptions « fortes » de l’identité, ces postures constructivistes ou « faibles » rendent le concept d’identité trop élastique pour permettre un réel travail analytique. Les auteurs reprochent particulièrement à la conception constructiviste d’être devenue un « amalgame instable de langage constructiviste et d’argumentation essentialiste » (p. 70), notamment sous l’influence d’auteurs qui seraient à la fois analystes sociaux et protagonistes des politiques identitaires. Brubaker et Junqua (2001) critiquent l’utilisation la notion d’identité en tant que catégorie analytique et concept « renvoyant à quelque chose que les gens ont, recherchent, construisent et négocient » (p. 66). Ils ajoutent : « Ranger sous le concept d’“identité” tout type d’affinité et d’affiliation, toute forme d’appartenance, tout sentiment de communauté, de lien ou de cohésion, toute forme d’autocompréhension et d’auto-identification, c’est s’engluer dans une terminologie émoussée, plate et indifférenciée » (p. 66). Bref, le concept d’identité est pour eux une notion ambigüe et fourretout, dont l’abus mine la qualité des analyses sociales.

Pour répondre aux besoins théoriques de ces emplois du terme « identité », Brubaker et Junqua (2001) proposent plutôt d’utiliser le concept « d’identification ». Selon eux,

[L’identification] en tant que terme impliquant un processus et une activité, [...] parait dépourvu des connotations réifiantes du terme d’« identité ». Il nous invite à spécifier quels sont les agents qui procèdent à l’identification. [...] L’identification — de soi-même et des autres — est [alors] intrinsèque à la vie sociale » (p. 75).

Ils estiment que le concept d’identification permet l’étude de processus, alors que le concept d’identité renvoie à un état qui « suppose une correspondance trop simple entre l’individuel et le social » (p. 77). L’utilisation du concept d’identification ne se limite pas à l’auto-identification, mais vise aussi à comprendre comment « l’autre » est identifié et comment l’individu est identifié par « l’autre ». Cette façon de concevoir l’identité – l’auto-identification et l’identification de l’autre — permet une analyse d’un processus en tant qu’actes « fondamentalement [...] situationnels et contextuels » (p. 75). Les phénomènes d’auto-identification et d’identification de soi par les autres sont ici compris comme des actes distincts, mais en interrelation : « Dans le flux et le reflux ordinaires de la vie sociale, les gens identifient et catégorisent d’autres gens, de la même manière qu’ils s’identifient et se catégorisent eux- mêmes » (p. 75).

L’étude du processus d’identification de soi par « l’autre » permet aussi de tenir compte des structures externes, des « systèmes de catégorisation formalisés, codifiés et objectivisés, développés par les institutions détentrices de l’autorité et du pouvoir » (Brubaker et Junqua, 2001, p. 75). Brubaker et Junqua (2001) soulignent par exemple que l’État est un agent d’identification et de catégorisation important, ayant le pouvoir d’exercer une violence symbolique légitime qui s’incarne dans « le pouvoir de nommer, d’identifier, de catégoriser et d’énoncer quoi est quoi et qui est qui » (p. 75). L’État devient un agent d’identification dans la mesure où il a à sa disposition des ressources matérielles et symboliques « qui lui permettent d’imposer les catégories, les schémas classificatoires et les modes de comptage et de comptabilité sociale avec lesquels les fonctionnaires, juges, professeurs et médecins doivent travailler et auxquels les acteurs non étatiques doivent se référer » (p. 76). Ainsi, l’école, en utilisant et en appliquant ces catégories, devient à son tour agent d’identification. D’ailleurs, plusieurs institutions, dont les écoles et les familles, sont des agents d’identification en soi, au-delà de leur rôle d’intermédiaire de l’État, en produisant des lieux et des relations de pouvoir qui auront un effet sur l’identification des individus. Enfin, en étudiant le processus d’identification, il est possible de mettre en lumière les manières dont ces catégorisations externes et institutionnelles peuvent être contestées, et comment de nouvelles catégories peuvent émerger par l’entremise d’autres agents d’identification.

Ainsi, dans le cadre de la thèse, j’adopterai le plus souvent le concept d’identification, bien que la majorité des auteurs consultés utilisent d’autres terminologies. La suite de la section permettra de discuter de différentes façons de concevoir et d’étudier le processus d’identification individuelle, à partir notamment de l’étude des discours, des représentations et des positionnements identitaires.