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130. Le problème de la répartition des fonctions de connaissance et d’ordonnancement du marché positif entre le droit et la science économique. L’existence d’une « action réciproque du juridique sur

l’économique »712, bien qu’identifiée par la doctrine juridique comme dialectique713, mérite d’être analysée sur le terrain des représentations. L’économie néoclassique, dotée d’un appareil méthodologique mathématique, a acquis et par la suite renforcé son autorité scientifique. Cette théorie a fourni un modèle de fonctionnement du marché à titre de connaissance de la société, mais ne semble pas s’être borné à cette fonction. La systématisation économique fondée sur les concepts de marché et de rationalité présente une vocation totalisante714 parce que « tous les aspects de la vie humaine […] peuvent faire l’objet d’un marché »715. Dans le langage de Karl Polanyi, au lieu que l’économie soit intégrée (embedded) à la société, c’est la société qui est intégrée

710 Ibid.

711 J.-L. RULLIÈRE sous « Économie expérimentale », in Universalis éducation (en ligne),

Encyclopædia Universalis.

712 B. GOLDMAN, « Droit et sciences économiques », préc., p. 107.

713 P. CATALA, « Les lois du marché », in Mélanges Ghestin, 2001, pp. 201-215, spéc. p. 201 :

« [Les lois du droit et de l’économie] sont, sinon en conflit ouvert, du moins en situation de dialectique permanente ». Dans le même sens v. M.-A. FRISON-ROCHE, « Droit et marché : évolution », préc., p. 268.

714 M.-A. FRISON-ROCHE, « Le modèle du marché », préc., n°9, p. 291. 715 G. FARJAT, Pour un droit économique, PUF, 2004, p. 24.

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à l’économie716. En ce sens, le marché réclame une primauté épistémologique par rapport à d’autres formes de systématisation, issues à la fois des sciences de la nature et de la société. Car du fait que l’économie de marché applique la fiction de la marchandisation à la fois à la nature et à la société717, cette théorie remet en cause la distinction entre les deux. De ce fait, elle acquiert la vocation de fournir simultanément les fonctions de connaissance et d’ordonnancement de la société. Quid du droit ?

Goldman formule le problème en termes d’« une évolution de la nature même du droit en fonction des enseignements ou des recettes que fournirait la science économique »718. Porteuse d’une idéologie politique de liberté et de richesse, l’économie de marché produit une légitimité scientifique apte à se substituer à la légitimité politique (actuellement démocratique), de la même manière que cette dernière avait remplacé la légitimité transcendantale (issue des dogmes religieux)719.

Cette substitution peut rester invisible pour la théorie juridique lorsque la systématisation kelsennienne a survécu pour l’orthodoxie juridique exclusivement dans sa composante de légitimation « par le haut » à travers la norme fondamentale. Pour la révéler, il faut confronter la légitimation « par le bas » produite par l’économie de marché avec la microdynamique du système juridique précédemment identifiée720. D’une part, la positivation du « devoir être » par le système juridique est concurrencée par une positivation issue du marché (§1). D’autre part, du point de vue théorique, il faut explorer le rôle réclamé par la rationalité économique dans le raisonnement juridictionnel qui sert à établir la représentation de l’imputation (§2).

716 K. POLANYI, op.cit., p. 60 : « the control of the economic system by the market is of

overwhelming consequence to the whole organization of society : it means no less than the running of society as an adjunct to the market. Instead of economy being embedded in social relations, social relations are embedded in the economic system ».

717 Id., p. 71s.

718 B. GOLDMAN, « Droit et sciences économiques », in Le droit, les sciences humaines et la

philosophie, XXIXe Semaine de synthèse du Centre international de synthèse, Librairie Philosophique J. Vrin, 1973, pp. 105-117, spéc. p. 109.

719 G. FARJAT, Pour un droit économique, préc., p. 25 : « La légitimité économique ne tend-elle

pas à remplacer la légitimité démocratique, qui avait elle-même succédé à la légitimité religieuse (la monarchie de droit divin) ? ».

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§1. Le maintien du marché comme téléologie

131. Hayek c. Kelsen. La critique adressée par l’auteur de la théorie pure du

capital721 à l’auteur de la théorie pure du droit est révélatrice pour la concurrence entre le droit et l’économie de marché quant à la primauté en ce qui concerne l’ordonnancement de la société. La théorisation du marché en tant que source de normativité est doublée par l’autorité scientifique (la méta-normativité) dont bénéficie la science économique. Par conséquent, la prééminence du droit positif comme mode de régulation sociale, en tant qu’« ordre normatif centripète »722, est remise en cause. La déconstruction de cette contestation permettra d’identifier les divers plans épistémologiques sur lesquels elle s’articule.

132. Une légitimation « par le bas »723. Une lecture formaliste de Kelsen

conduit Hayek à lui reprocher l’absence de critère de distinction « entre un système juridique dans lequel la Rule of Law […] prévaut, et d’autres où ce n’est pas le cas »724. Le positivisme juridique est qualifié de « simplement idéologie du socialisme […] et de l’omnipotence du pouvoir législatif »725, par utilisation du pouvoir de la représentation historique de l’arbitraire institutionnalisé726. L’anti-idéologie déclarée de Kelsen qui correspond à une relativisation des valeurs consacrés par le droit positif727 est contestée comme l’absence de recherche de tout critère de justice par le positivisme728. En revanche, Hayek identifie les « règles de juste conduite » en tant que « règles indépendantes de tout objectif, qui concourent à fonder un ordre spontané […] à la base d’une « société de droit privé » et qui rend possible une Société Ouverte »729. En ce sens, pour Hayek un « ordre de droit » n’est pas « n’importe quel ordre imposé

721 F. A. HAYEK, The Pure Theory of Capital, 1941.

722 S. BOLLÉE, « Retour au Cap des Tempêtes », in Mélanges Mayer, LGDJ, 2015, pp. 65-76,

spéc. p. 70. Cependant, pour cet auteur ce n’est pas la représentation de l’imputation qui joue le rôle essentiel dans la représentation de la prééminence du droit par les sujets de droit, mais bien « autres raisons ».

723 V. supra n°23.

724 F. A. HAYEK, Droit, législation et liberté, vol.2 : Le mirage de la justice sociale, trad. R.

Audouin, PUF, 2e éd., 1986, p. 59.

725 Id., p. 63. 726 V. supra n°76. 727 V. supra n°53.

728 F. A. HAYEK, Droit, législation et liberté, vol.2 : Le mirage de la justice sociale, préc., p.

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par voie d’autorité, mais un ordre engendré par l’obéissance des individus à des règles de juste conduite »730.

Parallèlement, ce qui est appelé « l’ordre de marché ou catallaxie »731 est affranchi de l’adjectif économique à cause de ses implications téléologiques, c’est-à-dire la poursuite d’un objectif à travers la bonne gestion732. Hayek est a- téléologique : « le kosmos du marché n'est ni ne peut être ainsi gouverné par une échelle unique d'objectifs; il sert la multitude des objectifs distincts et incommensurables de tous ses membres individuels »733. La Grande Société de Hayek est « une communauté par les moyens et non une communauté pour les fins »734. L’ordre qui en résulte est spontané, « engendré par l'ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché »735, et correspond à une « société libre […] sans hiérarchie commune de fins particulières »736. En ce sens, Hayek oppose à la légitimation « par le haut » de Kelsen (la norme fondamentale) une légitimation « par le bas » (l’économie individuelle).

La spécificité normative de cet ordre spontané est de résulter des « actes de gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats »737. En ce sens, la propriété privée, la responsabilité civile et la liberté contractuelle apparaissent comme une communauté de droit au sens technique, de moyens fournis aux sujets de droit. Ces moyens ont rendu possible l’échange valorisé en tant que lien social par les théories économiques738, idée qui se retrouve également chez Hayek sous la forme d’une collaboration sociale dans l’ignorance et détachée de l’emploi stratégique de la technique juridique739. 133. Une revendication normative. Hayek identifie dans le droit civil un

ensemble de techniques fournissant les moyens d’action économique aux sujets

730 Id., p. 56.

731 Id., p. 129s.

732 Ibid. V. supra n° 119 pour les connotations étymologiques de l’économie. 733 Id., p. 130. 734 Id., p. 133. 735 Id., p. 131. 736 Ibid. 737 Ibid. 738 V. supra n°126.

739 F. A. HAYEK, Droit, législation et liberté, vol.2 : Le mirage de la justice sociale, préc., p.

132 : « Dans la Grande Société, nous contribuons tous en fait, non seulement à la satisfaction de besoins que nous ignorons, mais parfois même à la réussite de desseins que nous désapprouverions si nous en avions connaissance ».

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de droit. En ce sens, cette branche n’apparaît pas comme un droit simplement posé au sens du positivisme juridique, mais comme un droit qui satisfait les besoins d’une vie commune et porteur de la liberté individuelle, qui a rendu possible la positivation de la Grande Société740 qui sous-tend l’idéal d’« un ordre pacifique mondial »741. Pour préserver cette liberté lorsque l’État a monopolisé la contrainte juridique, Hayek revendique son abstention quant à la détermination d’un « devoir être » substantiel : « l’ordre de la Grande Société doit forcément être réalisé à travers l’observance de règles abstraites et indépendantes de tout objectif »742. La justice n’est pas une question de « résultats qu’une action particulière entraînera en fait »743, ce qui signifie que l’appréhension juridique d’un comportement doit être détachée de son usage stratégique.

L’adoption de nouvelles règles doit se borner à un « test négatif d’injustice »744 visant à éliminer celles qui ne sont pas cohérentes avec le corpus qui soutient l’ordre spontané745. Pour Hayek, « l'emploi de la contrainte ne se justifie que là où elle est nécessaire pour protéger le domaine privé de l'individu contre le trouble causé par autrui »746. En ce sens, les règles doivent protéger la sphère privée d’action du sujet de droit, y compris dans sa dimension intersubjective, sans pour autant fixer un contenu substantiel de cette sphère. Il s’ensuit que la condition pour la mobilisation de la contrainte juridique consiste dans l’articulation d’un conflit intersubjectif. Dans cette perspective, lorsque le conflit ne s’articule pas, les sujets de droits demeurent protégés.

740 Id., p. 47. 741 Id., p. 68. 742 Id., p. 47. 743 Id., p. 47. 744 Id., p. 64.

745 Id., p. 64 : « Historiquement, pourtant, c'est la quête de la justice qui a engendré le système de

règles génériques qui, à son tour, est devenu le fondement et la protection de l'ordre spontané en voie de développement. Pour faire apparaître un tel ordre, l'idéal de justice n'a pas besoin de définir le contenu spécial des règles qui peuvent être regardées comme justes (ou du moins, non injustes). Le nécessaire est simplement qu'un critère négatif nous permette d'éliminer progressivement les règles qui s'avèrent être injustes parce qu'elles ne sont pas universalisables à l'intérieur du système des autres règles dont la validité n'est pas contestée. »

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134. Le marché comme téléologie. Hayek rejette la qualification de sa

théorie comme relevant de la doctrine du droit naturel747, même si les théories du marché s’y apparentent748. L’approche adoptée est présentée comme une troisième voie par rapport au positivisme et au jusnaturalisme et est appelée « méthode évolutionniste d’analyse du droit »749. En ce sens, sa marque distinctive semble être l’absence d’une téléologie, soit-elle d’origine humaine ou transcendantale. Cependant, la critique qu’il avait adressé à Kelsen s’agissant du caractère idéologique d’une anti-idéologie750 est mutatis mutandis applicable dans son cas. La prétention que le droit civil en tant que droit a-téléologique soutient et doit soutenir l’ordre spontané du marché équivaut au postulat du maintien du marché comme téléologie juridique, ce qui dépasse la sphère du droit privé. Le marché s’identifie à une « fin intermédiaire » insusceptible d’amélioration, non seulement à défaut d’accord sur une hiérarchie de valeurs, mais parce que de telles hiérarchies caractérisent la « société tribale unie par des objectifs (ou téléocratie) »751.

La prétendue neutralité idéologique à titre scientifique de l’économie752 est par conséquent incorporée à la téléologie juridique par le biais d’une négation en ce sens, ce qui permet d’éviter la critique qui s’y attache.

135. Le support juridique de l’ordre spontané. Hayek prend d’ordre

spontané une systématisation conceptuelle du marché qui résulte d’une certaine effectivité du droit civil753 positif en tant qu’« ȇtre ». Il résulte que cette normativité doit se reproduire. Cependant, les règles de droit communément

747 Id., p. 70.

748 H. BOUTHINON-DUMAS, « L’appréhension du marché par le droit », in G. BENSIMON

(dir.), Histoire des représentations du marché, Michel Houdiard, pp. 755-773, spéc. p. 757 : « le marché, lui, est appréhendé sur le mode de la loi naturelle [...] [il] aurait ses lois ».

749 Id., p. 71. 750 Id., p. 63. 751 Id., p. 46.

752 B. GOLDMAN, « Droit et sciences économiques », préc., p. 113 : Goldman part de

l’hypothèse que « la science économique est neutre à l’égard des fins », pour ensuite nuancer cette position : « la science économique […] pose des fins ou en tout cas fournit le choix des procédés pour atteindre certaines fins ».

753 H. BOUTHINON-DUMAS, « L’appréhension du marché par le droit », in G. BENSIMON

(dir.), Histoire des représentations du marché, Michel Houdiard, pp. 755-773, spéc. p. 758s. L’auteur identifie dans les principes du Code civil ce « droit classique qui sert le marché en l’ignorant » et qui est issu du libéralisme politique de l’époque. V. aussi p. 760 : « Le droit civil économique est le sous-bassement juridique du marché mais il n’est pas que cela. »

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admises (de droit privé) par lesquelles Hayek étaye sa systématisation, n’ont rien d’intrinsèquement spontané. C’est le « libéralisme économique triomphant au début du XIXe siècle, d’où découlerait le caractère absolu de la propriété, la liberté des contrats et la responsabilité des entrepreneurs »754. Ainsi, « le libéralisme est lui-même un fait construit, notamment construit par le droit »755. La remarque n’est pas singulière, car Goldman observait par exemple que l’apparition des entreprises de grande taille (à la base des groupes de sociétés) est le résultat de « l’évolution du droit des sociétés [qui] a conduit, dès 1930, à faciliter les fusions de sociétés »756. Ce qui apparait donc à Hayek comme « spontané » est effectivement, dans une analyse qui couvre une temporalité qui dépasse l’instantané et la contemporanéité, le résultat d’une construction juridique.

136. La subjectivisation du caractère légitime des attentes normatives. La

conformité qui sous-tend l’ordre spontané résulte des règles juridiques qui, dans la vision de Hayek, doivent se borner à ne prescrire aucun comportement, mais seulement à habiliter les individus à poursuivre leur propre « économie ». Au modèle de la compétence institutionnalisée, Hayek substitue une compétence anonyme757, mais une compétence néanmoins et non une simple liberté « naturelle »758. Il y a en ce sens un déplacement épistémologique qui fait que la construction théorique du marché en tant qu’ordre spontané « boucle »759 sur la normativité du droit, qui se retourne contre elle-même.

Chez Hayek, la représentation de la norme vise les possibilités d’agir ou « de l’avoir lieu de choses »760 : « la fonction primordiale des règles de juste conduite

754 B. GOLDMAN, « Droit et sciences économiques », préc., p. 106, faisant référence aux

travaux de M. Houin en ce sens.

755 M.-A. FRISON-ROCHE, « Droit économique, concentration capitaliste et marché », in

Mélanges Farjat, pp. 397-403, spéc. p. 401.

756 B. GOLDMAN, « Droit et sciences économiques », préc., p. 111. 757 V. supra nos 68s.

758 V. J. BAKAN, « The Invisible Hand of Law : Private Regulation and the Rule of Law »,

préc., p. 284 : « [...] it is helpful to return to the work of legal realist scholars who, nearly a century ago, revealed the public legal underpinnings of private economic power. The allegedly private, free, and voluntary market imagined by laissez-faire ideas, they argued, was in fact dependent upon coercive state power in the form of property and contract law, meaning the market was no less “public” than the regulatory regimes constraining it in aid of public interests».

759 V. supra n°19.

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est ainsi de dire à chacun ce sur quoi il peut compter, quels objets matériels ou services il peut utiliser pour ses projets, et quel est le champ d’action qui lui est ouvert »761 (c’est nous qui soulignons). Cependant, la question des limites de

légitimité dans l’utilisation des moyens reste ouverte. C’est la raison pour

laquelle, en pratique, face aux excès des marchés, le droit économique, y compris le droit de la régulation financière, est apparu. Néanmoins, pour Hayek la question se résout à travers le droit de la responsabilité civile762, source de la représentation de l’imputation.

En ce sens, Hayek remplace la protection juridique des intérêts avec la protection des attentes légitimes763, ce qui devrait « canalis[er] les efforts de tous vers la recherche d'accords de gré à gré »764. D’où il résulte que la sécurité juridique devient réifiée par le contrat, qui s’impose comme seule dimension pertinente pour l’appréciation du caractère légitime des attentes qui méritent la protection juridique.

137. Conséquences. Premièrement, puisque la mobilisation de la contrainte

juridique est réservée au cas du conflit intersubjectif (lorsque la liberté d’autrui est enfreinte), le problème d’un « devoir être » à titre d’imputation ne peut se poser qu’ex post au dommage, et non à titre préventif. En absence de la survenance d’un dommage, de nature contractuelle ou extracontractuelle, le conflit qui justifierait la mobilisation de contrainte juridique ne s’articule pas. Deuxièmement, lorsqu’un litige est porté devant le juge, le maintien du marché se retrouve à la fois dans la composante déductive du raisonnement765, ainsi que dans les arguments pragmatiques à effet éliminatoire : les solutions contraires à la sécurité juridique (désormais subjective et essentielle au maintien du marché) deviennent inacceptables per se.

761 F. A. HAYEK, Droit, législation et liberté, vol.2 : Le mirage de la justice sociale, préc., p.

44.

762 Id., p. 131. V. supra n°132. 763 Id, p. 133. V. supra n°132.

764 Id., p. 150. Sur la cristallisation du marché global des dérivés à travers les contrats-cadre sur

des opérations de gré-à-gré v. infra nos 316s.

765 F.A. HAYEK, Droit, liberté, législation. Vol.2 Le mirage de la justice sociale, préc., p. 60 :

« pour le juge, la question de savoir si une certaine règle est valide ne peut trouver de réponse par une déduction logique de l'acte qui lui a donné pouvoir d'ordonner l'application de la règle, mais seulement par référence aux implications d'un système de règles qui, en fait, existe indépendamment de sa volonté et de celle d'un quelconque législateur ».

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Les prémisses d’une automaticité invisible et qui se (re)produit dans le raisonnement juridictionnel sont ainsi assurées. Ce glissement a été renforcé par l’analyse économique du droit qui a favorisé la substitution de la rationalité économique au caractère dialectique du raisonnement juridique.

§2. La méta-normativité de la rationalité économique

138. L’hypothèse d’un critère scientifique pour établir l’imputation. La

recherche d’un critère objectif par les juristes pour établir le contenu des règles juridiques est, dans une certaine mesure, la conséquence de la disparition des fondements de nature transcendantale de la morale en général et du droit en particulier. Le développement de la science économique semble avoir fourni de l’espoir à Gény en ce sens, qui aurait voulu que cette discipline fournisse un tel critère766. Cependant, il a fallu attendre le développement d’un fondement micro-économique de la théorie néoclassique pour que le « rêve scientiste de Gény »767 prenne contours. Les théories fondées sur le marché et la rationalité économique forte se sont montrées aptes à fournir une fin intermédiaire capable de jouer à la fois un rôle technique et téléologique pour la systématisation juridique. Les principes avancés par l’école de l’Analyse économique du droit sont révélateurs pour les revendications établis à titre méta-normatif par l’économie au regard du droit positif et de la science du droit.

139. L’Analyse économique du droit, une théorie économique. La théorie

de l’Analyse économique du droit est née dans les années 1960 à l’Université de Chicago à partir des travaux interdisciplinaires menés par des économistes768. Bien qu’elle se décline sous plusieurs formes et méthodologies769, un dénominateur commun peut être identifié. L’Analyse économique du droit reste, par ses origines et ses développements, une théorie de la science économique sur le droit. Par voie de conséquence, dans la systématisation des données, y compris juridiques, l’économie néoclassique devenue orthodoxe a imposé son épistémologie à titre d’autorité scientifique. La méta-normativité de l’économie

766 C. JAMIN sous « Économie et droit » in Dictionnaire de la culture juridique, préc., citant une

lettre de Gény adressée à Saleilles en 1896.

767 Ibid.

768 S. SCHWEITZER, L. FLOURY, op.cit., p. 121. 769 Id., pp. 123s.

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sert comme mode principal de la connaissance du phénomène juridique. La doctrine juridique souligne en ce sens l’émancipation de la science économique