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101. L’accès au juge assorti de garanties procédurales assure la prééminence

du droit dans la régulation de la dynamique sociale. Le processus permet à la fois la formation de plusieurs revendications normatives561, et leur réduction à travers la positivation du « devoir être ». L’interdiction du déni de justice ainsi que l’obligation de motivation des décisions oblige les juges à employer et à décrire un raisonnement qui s’articule, pour les systèmes de droit civil, entre la généralité de la norme et la factualité de l’espèce. Du point de vue théorique, le but de ce mécanisme à finalité communicationnelle est d’assurer la cohérence logique du système juridique. Néanmoins, du point de vue pratique, « le but de tout raisonnement juridique est de trouver la solution d’un conflit humain »562, susceptible de se reproduire. Cette dualité fonctionnelle est au cœur de la problématique de l’interprétation juridique, qui devrait se situer à la fois sur le terrain de la représentation (théorique), de la norme, ainsi que sur le terrain du

réel (pratique), de la dynamique sociale.

D’une part, les difficultés surgissent notamment en cas de silence de la loi, car, comme le remarque Perelman, « la législation, l’usage et la jurisprudence ne fournissent pas de directive unique au juge » 563 (c’est nous qui soulignons). Il s’agit d’un problème d’ordonnancement valable à la fois pour les systèmes juridiques de droit civil, privilégiant une approche formelle, et pour les systèmes de droit anglo-américain, privilégiant une approche analytique. En même temps, le problème se situe également sur le terrain du mode de connaissance de la

mais une notion objective qui vise « la recherche d’un équilibre », d’une articulation entre les deux exigences contradictoires de justice et de sécurité ».

560 A. GARGANI, Le savoir sans fondements, préc., p. 166. V. supra n°26. 561 V. supra n°89.

562 P. NÉGULESCO, « Principes du droit international administratif », RCADI 1935-I, t. 51, p.

579. spéc. p. 614.

563 Ch. PERELMAN, « Le problème des lacunes en droit, essai de synthèse », in Ch.

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nature et de la société, qui mettent en jeu une « structure du réel »564 susceptible d’être fournie par plusieurs sciences.

La formule du raisonnement judiciaire se présente par conséquent comme un processus dialectique entre les possibilités fournies déductivement par le syllogisme (§1), et la ré(tro)action des arguments pragmatiques, à effet éliminatoire (§2).

§1. Les possibilités issues de la déduction

102. Le syllogisme. Lorsqu’un litige survient, le juge, sous peine de déni de

justice, doit appréhender juridiquement l’affaire et statuer en termes d’imputation et de responsabilité. Dans les systèmes de droit civil, il le fera à travers « le seul modèle disponible pour apprécier le comportement individuel :

la règle de droit, qui n’a pas été suivie »565. L’obligation de fonder la solution sur une source de droit, susceptible d’être connue par les parties, a la vocation de responsabiliser le juge en tant qu’organe compétent au sein du système juridique. Comme l’affirme Demogue, « pour sauvegarder la sécurité des relations juridiques, on admet la routine de l'interprétation déductive »566. Ce « rituel épistémologique »567 se reproduit selon le schéma d’« un syllogisme,

selon lequel, si les faits considérés correspondent à une situation visée par une règle de droit, ils doivent automatiquement être soumis à celle-ci »568. Le raisonnement déductif, à partir de la textualité de la règle de droit qui constitue la majeure du syllogisme, est par conséquent censé protéger les parties concernés par la situation de fait, qui constitue la mineure du syllogisme, à l’encontre de l’arbitraire du juge. Cependant, le prétendu caractère automatique du raisonnement soulève le problème de la raison d’être du mécanisme juridictionnel : si la solution du juge avait été prévisible à 100%, les parties n’auraient plus aucun intérêt à porter leur litige devant le juge (sauf si elles ne

564 C. PERELMAN, L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation, préc., p. 351s.

s’agissant des « arguments basés sur la structure du réel ».

565 R. LIBCHABER, L’ordre juridique..., préc., n° 124, p. 158 : « Quand il se trouve saisi d’un

trouble social, le juge en examine la réalité pour le faire cesser et en déterminer les conséquences. Il s’aide alors du seul modèle disponible pour apprécier le comportement individuel : la règle de droit, qui n’a pas été suivie. »

566 R. DEMOGUE, op.cit., p. 66. 567 V. supra n°25.

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seraient pas réellement intéressées par une solution au fond – e.g. en cas de manœuvres dilatoires).

L’obligation d’identifier la majeure du syllogisme (i.e. la règle de droit applicable) oblige à la transparence de la motivation et permet le contrôle en droit de la décision qui sera rendue, y compris du point de vue de la cohérence du système juridique. Ce résultat pratique occulte cependant la distinction « entre le syllogisme d’exposition inscrit dans la motivation de la décision et le

mode de raisonnement effectivement suivi par le juge »569. Dans la « cuisine » du juge, le syllogisme est la recette570 qui n’explique pas pourtant comment les ingrédients ont été choisis.

103. L’identification de la majeure comme choix. La définition du

syllogisme met l’accent sur la correspondance des faits à l’hypothèse de la règle,

comme si la règle applicable s’imposerait de manière évidente. Cependant,

derrière cette fiction, le véritable défi pour le juge consiste dans l’identification de la majeure, notamment en cas de concurrence entre règles potentiellement applicables, comme en cas de lacune en droit571. En ce sens, Kelsen attribue le terme de lacune à un « conflit entre le droit et la morale, c’est-à-dire entre un

droit positif et un certain ordre politico-moral »572, ayant pour conséquence non pas l’impossibilité d’application du droit positif, mais le caractère « indésirable »573 d’une telle application. Pour cette hypothèse, Kelsen considère que le conflit ne peut être tranché en faveur du prétendu principe politico-moral qu’à la double condition que ce principe soit « délégué par le droit positif, c’est-

à-dire transformé en une norme juridique »574 et que la « preuve que l’ordre

juridique positif contient expressément ou tacitement une telle habilitation »575

soit apportée. Le rôle du juge doit être nuancé. L’identification (acte de

569 D. SIMON, L'interprétation judiciaire…, préc., p. 138.

570 L’emploi de l’expression « recette de cuisine » pour l’algorithme conflictuel est attribué à

Francescakis. V. infra n°212.

571 H. KELSEN, Théorie pure du droit, préc., p. 246. Pour Kelsen l’emploi de la notion de «

lacune » est fait à titre de « fiction », pour responsabiliser le juge au regard de l’étendue et du contenu de ses décisions.

572 H. KELSEN, Théorie générale des normes, préc., p. 172. 573 Id., p. 173.

574 Ibid. 575 Ibid.

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connaissance) de la majeure du syllogisme se présente comme un choix (acte d’ordonnancement), qui correspond à une construction.

104. Les majeures des syllogismes concurrents. Le problème de

l’interprétation du droit par le juge est présenté, selon une conception dite « traditionnelle », en tant qu’acte de connaissance, tandis que selon une conception dite « réaliste » elle apparaît comme un acte de volonté576, donc d’ordonnancement. Cependant, les deux aspects sont intrinsèquement liés. Motulsky avait saisi ce double enjeu de la « découverte des termes du syllogisme juridique »577 d’une part, et de sa construction578, d’autre part. Pour cet auteur le syllogisme est un mécanisme de vérification de la règle « applicable » parmi plusieurs règles « possibles »579. Il s’agit en effet de plusieurs syllogismes concurrents ou « hypothèses juridiques »580, parmi lesquelles le juge doit choisir. Ainsi, l’identification < > choix de la majeure n’est pas seulement un acte de connaissance d’un texte, mais également un acte d’attribution de signification à celui-ci. Les règles « possibles » n’impliquent pas nécessairement une pluralité de textes. Plusieurs normativités sont susceptibles d’émerger selon que la textualité de la règle est attribuée la valeur de principe ou d’exception.

L’identification des majeures concurrentes apparaît pour Motulsky comme le résultat d’un « syncrétisme juridique »581 qui est néanmoins susceptible de déconstruction.

105. Le retour à la « pensée factuelle »582. Pour Motulsky le syllogisme

suppose une « comparaison »583, qui s’effectue nécessairement entre des termes de même nature, ce qui signifie qu’il faut transformer la majeure, que la norme

576 M. TROPER, sous « Interprétation » in Dictionnaire de la culture juridique, préc., p. 843. 577 H. MOTULSKY, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, Sirey, 1948,

reproduit Dalloz, 2002, n° 51, p. 50.

578 Ibid.

579 Id., n° 54, p. 52.

580 P. HURT, Les hypothèses juridiques. Une étude du raisonnement judiciaire, Thèse, Paris I,

2007.

581 H. MOTULSKY, op.cit., n° 55, p. 52. 582 V. supra n°26.

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« redevien[ne] du fait »584. Cela n’a rien d’étonnant pour les juristes de common

law qui procèdent de manière analytique. En revanche, pour les civilistes, le

retour aux faits, la réversibilité du processus d’abstraction585, constitue un défi important dont « l’esprit juridique français a horreur »586 et qui porte atteinte « à la sécurité du droit »587.

Le passage de l’abstraction de la norme à la concrétisation des faits sous-jacents lorsqu’un litige doit être résolu soulève un problème épistémologique. Faut-il identifier l’introuvable représentation ayant servi à la création de la règle ? S’agit-il de la dernière représentation issue de la jurisprudence ? Des représentations avancées par les parties au litige ? Des modèles scientifiques orthodoxes d’autres disciplines, eux-mêmes susceptibles de révision ?

Dans le processus inverse d’abstraction lors de la création de la norme, le fait de « hiérarchiser les données »588 suppose non seulement de trancher entre les circonstances qui constitue le principe et l’exception respectivement, mais également d’abandonner certaines à l’environnement factuel comme non pertinentes589. Lorsque le substrat factuel d’un « devoir-être » est réanimé, cette hiérarchie comment est-elle reconstituée ?

106. Le syllogisme comme processus en boucle. Lorsque le syllogisme est

caractérisé par la subsomption des faits à l’hypothèse juridique, l’approche relève d’une linéarité qui est réductrice. La description correspond au résultat obtenu et non au processus suivi pour y arriver. Plutôt, le syllogisme juridique a

584 H. MOTULSKY, op.cit., p. 61, n°62 : « Cette comparaison [entre les données révélées par

l'analyse de la règle de Droit et celles qui forment le « cas particulier »] n'est, en principe, possible qu'une fois que les deux facteurs à mettre en regard sont de nature identique, ce qui implique, en tant qu'il s'agit de notions juridiques, que l'analyse ait touché la réalité sociale qui seule forme « l'élément » dernier d'où a pu sortir le Droit. Il s'opère donc, à un moment donné, un retour du juridique au social : à force d'analyse, le Droit devient, ou plus exactement redevient du fait. ».

585 V. supra nos 48s.

586 L. COHEN-TANUGI, Le droit sans État, PUF, 1992, p. 50, cité par Th. PIAZZON, op.cit., n°

135, p. 250.

587 Ph. MALAURIE, « Notre droit est-il inspiré ? », Defrénois, 2002, art. 37545, p. 637s., spéc.

p. 648 cité par Th. PIAZZON, op.cit., n° 135, p. 250.

588 C. ATIAS, D. LINOTTE, « Le mythe de l’adaptation du droit au fait », D. 1977. 251, spéc. p.

256.

589 Ibid. « Certaines sont à écarter, comme indifférentes. Les autres doivent ȇtre rangées parmi

celles qui indiqueront le principe – données directives – et celles qui montreront les exceptions, les tempéraments ou qui signaleront les précautions à prendre – données correctives ».

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la vocation d’être représenté à travers un processus en boucle590 : un aller-retour entre les faits de l’affaire et la reconstruction des données pertinentes pour l’hypothèse juridique, au bout duquel une qualification et un régime juridique seront retenus. La représentation de la norme et celle de l’affaire se déconstruisent et reconstruisent réciproquement591. Selon la formule synthétique de M. Simon, dans l’activité interprétative du juge il s’agit d’une « recherche d’un point d’équilibre entre le "donné" et "construit", entre la lettre et l’esprit, entre ce qui est et ce qui devrait être »592.

Lorsque plusieurs configurations d’équilibre sont envisageables, la question essentielle demeure de savoir « comment des décisions peuvent-elles être bien fondées lorsque aucun argument déductif n’est en mesure de les justifier de façon satisfaisante ? »593. Cette insuffisance de l’approche déductive résulte justement de la pluralité des solutions qu’elle est susceptible de justifier. Le syllogisme retenu pour la motivation d’une décision, c’est-à-dire le « syllogisme d’exposition »594 ne se suffit pas à lui-même dans sa composante déductive, et de ce fait, en pratique ses concurrents sont éliminés pour le renforcer.

§2. L’effet éliminatoire des arguments pragmatiques

107. La « justification de second ordre »595. Ratio decidendi et obiter dicta.

L’exigence de motiver les décisions de justice est une garantie procédurale de la responsabilisation du juge quant à la construction logique de la solution adoptée. Dans la textualité de la motivation, plus brève ou plus longue selon les traditions juridiques, le raisonnement judiciaire s’articule autour de la « ratio decidendi », enveloppée « des motifs surabondants, des incidentes, des redondances ou des "obiter dicta" »596. En ce sens, on a observé que « la justification déductive

prend place dans le cadre d’un ensemble de motifs sous-jacents dont elle ne

590 Sur le caractère circulaire de la qualification juridique des faits v. F. RIGAUX, La loi des

juges, Odile Jacob, 1997, p. 53 [compte rendu par P. BRUNET, RIDC 1998. 280, spéc. p. 281].

591 V. Ch. PERELMAN, Logique juridique. Nouvelle rhétorique, Dalloz, 2e éd., 1999, n° 44, p.

83.

592 D. SIMON, L'interprétation judiciaire…, préc., p. 843.

593 N. MacCORMICK, Raisonnement juridique et théorie du droit, trad. J. GAGEY, PUF, 1996,

p. 61.

594 D. SMON, L'interprétation judiciaire…, préc., p. 138. V. supra n°102. 595 N. MacCORMICK, op.cit., p. 118.

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rend pas compte »597. À côté de la composante déductive retenue par le syllogisme juridique, intervient ce qui a été appelée « la justification de second ordre »598. Il s’agit d’une « expérimentation »599, qui suppose l’évaluation des règles possibles en fonction de « ce qui a du sens pour le monde, et […] [de] ce qui a un sens dans le cadre du système »600. Cette composante argumentative pragmatique a le rôle de faire que la solution retenue s’impose au regard, d’une part, d’une certaine représentation de la réalité, d’une « structure du réel »601 et, d’autre part, de la logique systématique et téléologique construite par la science juridique.

108. La construction de la nécessité de la solution retenue par le juge. Il a

été observé que pour défendre une solution juridictionnelle de l’objection d’être arbitraire, « il est donc bien préférable de la faire apparaître comme le produit

d'une nécessité objective ou de l'application d'une règle préalable »602 (c’est nous qui soulignons). Bine que présentés comme des contraintes alternatives, en pratique elles se conjuguent. Selon la conception retenue ci-dessus, la règle en tant que majeure du syllogisme retenu résulte de l’attribution d’une certaine

signification à un texte juridique603. Dans ce processus, l’expression « nécessité

fait loi » acquiert une importance particulière : la solution retenue apparaîtra comme l’interprétation nécessaire du fondement juridique choisi. Duncan Kennedy parle en ce sens d’une « expérience de la nécessité » (experience of

necessity)604 menée par le juge à titre de justification, y compris au risque que la

597 N. MacCORMICK, op.cit., p. 75.

598 Id., p. 118. V. aussi p. 126 : « la justification de second ordre implique deux éléments : un

raisonnement conséquentialiste et un raisonnement ayant pour objet d’évaluer les règles proposées en s’assurant de leur cohérence et de leur compatibilité avec le système de droit en vigueur […] [qui] se recoupent et réagissent l’un à l’autre ».

599 Ibid. 600 Id., p. 121.

601 C. PERELMAN, L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation, préc., p. 351s.

s’agissant des « arguments basés sur la structure du réel ».

602 V. CHAMPEIL-DESPLATS, M. TROPER, « Introduction », in M. TROPER, V.

CHAMPEIL-DESPLATS, C. GRZEGORCZYK (dir.), Théorie des contraintes juridiques, Bruylant, LGDJ, 2005, p. 3.

603 V. supra n°103s.

604 D. KENNEDY, « A Semiotics of Legal Argument », in Academy of European Law (ed.),

Collected Courses of the Academy of European Law, vol. III. Book 2, pp. 309-365, 1994, cité par

H. MUIR WATT, « A semiotics of private international legal argument », YPIL 14 (2012/2013), pp. 51-70, spéc. p. 53, note de bas de page n°16 : « With what tools do legal arguers generate the experience of necessity in cases that appear to require something more than the deductive

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technique juridique soit déformée605. La démarche correspond à un acte de communication qui relève d’un « devoir être » propre à la mission du juge, celle de trancher le litige. La représentation de la responsabilité qui s’y attache oblige le juge à comparer des scénarios possibles et, en fin de compte à « opérer un choix entre des modèles antagonistes du comportement humain »606. En même temps, pour que ce choix soit à l’abri de l’arbitraire, il sera évacué autant que possible à travers un ensemble d’éléments, doté d’une fonction de contrainte épistémologique, qui correspond, dans le langage de Gargani, à un « rituel épistémologique »607.

109. La contrainte (l’autorité) épistémologique. Délimitation de la notion.

L’utilisation de la notion de « contrainte » ou « autorité » épistémologique par le présent propos diffère sensiblement de celle envisagée par la Théorie des

contraintes juridiques608. Bien que cette théorie valorise dans une certaine mesure le pouvoir factuel de la représentation de la norme, nous ne pouvons pas nous rallier à sa prémisse qui consiste dans la « rationalité juridique spécifique » de l’homo juridicus lorsqu’on lui prétend une visibilité absolue du système

juridique609. Cette forme de rationalité intentionnellement

« dépsychologisée »610 est susceptible de conduire à une conception automatisée du raisonnement juridique611, insusceptible de révision.

application of rule to facts for their resolution ? Necessity means that there is a non-deductive « correct », « objectively required », legal outcome to the problem of rule-definition. »

605 V. H. MUIR WATT, « A semiotics of private international legal argument », YPIL 14

(2012/2013), pp. 51-70, spéc. p. 53, n°4 : « Ultimately, the analysis shows the way in which such practice succeed in generating the "experience of necessity" through which an apparently rational solution can be justified despite the inadequacy of available tools. »

606 Id., p. 122. 607 V. supra n°25.

608 M. TROPER, V. CHAMPEIL-DESPLATS, C. GRZEGORCZYK (dir.), Théorie des

contraintes juridiques, Bruylant, LGDJ, 2005.

609 V. CHAMPEIL-DESPLATS, M. TROPER, « Pour une théorie des contraintes juridiques », in

M. TROPER, V. CHAMPEIL-DESPLATS, C. GRZEGORCZYK (dir.), Théorie des contraintes

juridiques, préc., p. 16 : « L'homo juridicus a par définition, au moment où il décide, une

connaissance complète de l'état du système juridique au sein duquel il opère, y compris des interprétations que peuvent en donner les autres acteurs de ce système. Ces interprétations possibles font partie du système juridique lui-même. »

610 Id., p. 15 : « La perspective adoptée est donc celle d’une reconstruction théorique rationnelle

qui tient à dépsychologiser l’étude du processus de décision de l’acteur ».

611 Id., p. 14 : « on n'affirme pas qu'il n'existe pas d'autres solutions que celle à laquelle conduit

la contrainte juridique, mais seulement que si l'acteur en choisit une autre, il n'agit pas rationnellement en homo juridicus ».

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En revanche, la notion de contrainte épistémologique traduit la méta-normativité qui permet de mettre en évidence le processus de connaissance < > ordonnancement dans le raisonnement juridictionnel. La « justification de second ordre »612 fait apparaître que le syllogisme retenu n’est ni contingent, ni automatique, mais imposé par certaines représentations factuelles et normatives, qui sont révocables613.

110. Degrés d’autorité épistémologique. Selon Perelman, l’argument

pragmatique est « celui qui permet d’apprécier un acte ou un événement en fonction de ses conséquences favorables ou défavorables »614. Son avantage consiste dans le fait qu’il semble aller de soi, par la simple constatation d’une « liaison fait-conséquences […] quel que soit le bien-fondé de la liaison elle-

même »615, tandis que c’est sa réfutation qui nécessite une justification616. La particularité de l’argument pragmatique consiste donc à emprunter l’autorité épistémologique d’une représentation de la réalité, qui se situe en amont du problème juridique à résoudre. Le problème se pose de savoir si cette représentation (i.e. le lien fait-conséquences) est directement envisageable par le juge sur la base des circonstances du litige, ou fourni par un modèle scientifique d’appréhension de ces faits.

L’enjeu est primordial pour le rôle du juge et pour l’autonomie épistémologique du droit au regard d’autres disciplines. Si l’argument pragmatique qui sert de contrainte épistémologique est construit par le juge ex propriis sensibus, son autorité épistémologique (i.e. sa méta-normativité) est également relative per se, ce qui correspond en fin de compte à la relativité des décisions judiciaires. En revanche, si le juge emprunte un modèle de la réalité fourni par une science, la méta-normativité de celle-ci s’imposera aussi longtemps que le paradigme en cause ne soit réfuté, en principe à l’intérieur de cette science. Dans ce cas, le juge devrait suivre les querelles scientifiques entre des théories orthodoxes et hétérodoxes, sans pour autant subordonner la normativité juridique à la méta-