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86. La question de savoir si la positivité du droit se décline au singulier ou au pluriel, pour un système juridique, est centrale pour le débat sur le pluralisme juridique. A cet égard, il est important de saisir la dualité qualitative des critères pertinents : la validité, comme critère théorique et l’effectivité, comme critère empirique, qui, dans les mots de Kelsen, reproduisent « le problème du rapport entre droit et force »463. S’agit-il d’une schizophrénie épistémologique ? Pour Kelsen, le droit positif est censé fournir des « significations objectives » au « devoir être », contrairement aux « significations subjectives » que les sujets de droit peuvent bâtir individuellement464. Seulement les dernières seraient susceptibles de degrés selon cet auteur465. D’où la définition classique du droit objectif en tant que l’« ensemble de règles de conduite socialement édictées et

sanctionnées, qui s’imposent aux membres de la société »466 (c’est nous qui soulignons). Le réflexif employé occulte cependant le processus sous-jacent à la positivité : les normes juridiques s’imposent tantôt à l’esprit, tantôt aux comportements effectivement adoptés, parce qu’elles sont imposées. De la

458 H. KELSEN, Théorie pure du droit, préc., p. 211s. 459 H. KELSEN, Théorie pure du droit, préc., p. 216. 460 Ibid.

461 P. DEUMIER, op.cit., n°384, p. 381. 462 Ibid.

463 H. KELSEN, Théorie pure du droit, préc., p. 217. 464 Id.., p. 11.

465 Id., p. 28s.

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même manière que la sanction n’est pas reconnue comme critère unique de la positivité, l’autorité épistémologique d’une rationalité intrinsèque à la norme ne

devrait pas non plus l’être467. Sinon le chemin vers l’absolutisme juridique serait ouvert, et le droit positif n’aurait plus besoin de changement. En revanche, l’importance égale de la rationalité ainsi que du caractère contraignant de la norme pour la positivité du droit nécessite un intérêt égal pour la connaissance de la dynamique sociale (§1), et pour la primauté du droit s’agissant de son

ordonnancement (§2).

§1. La transparence des revendications normatives

87. L’invisibilité de la dynamique sociale. La dynamique sociale résultant des choix individuels sur la base de la représentation du « devoir être » n’est ni

nécessairement ni automatiquement transparente pour le système juridique. En

l’absence des règles de publicité ou du formalisme requis pour certaines opérations (publicité foncière, célébration du mariage etc.), les rapports privés demeurent privés (aspect protégé également juridiquement). Le domaine contractuel est concerné au premier rang par cet aspect, qui ne semble pas avoir acquis une pertinence théorique. En ce sens, la sécurité juridique assurée par le formalisme du droit romain468 résidait également dans le caractère public – c’est-à-dire visible – des rapports de droit privé. Dans le droit contemporain, cette transparence ne va pas de soi, d’autant plus lorsque les rapports portent sur l’immatériel, comme en matière financière. Pour cette raison, il nous paraît que les diverses revendications normatives procèdent comme si une certaine

connaissance de la dynamique sociale s’imposerait objectivement, prémisse

exploitée par la science économique469.

88. « L’ouverture cognitive »470 du système juridique. Niklas Luhmann observait

que « par la programmation, [le système juridique] se rend lui-même dépendant

467 Sur la capacité de l’individu d’élaborer des « prévisions ante-normatives » et « d’apprécier le

caractère raisonnable d’une autre règle du même type qu’on lui présenterait » v. B. REMY, « Des notions de prévisibilité en matière de conflit de lois. Qui de l’œuf ? Qui de la poule ? », in

Mélanges Mayer, pp. 791-804, spéc. p. 797.

468 Th. PIAZZON, op.cit., n° 70, p. 95.

469 Sur cette lecture du « marché » v. infra nos 126s.

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des faits »471, ce qui constitue son « ouverture cognitive »472. Cette dernière permet la flexibilité du droit, au sens où il « peut aussi changer son programme si la pression des faits l’impose »473. Pour certains auteurs, il s’agit des « perturbations » 474 générées par l’environnement, « que le système [juridique] absorbe et digère grâce à son auto-organisation »475. Cette caractérisation d’anomalie apparente, d’une sorte de concession nécessaire, contribue en revanche à occulter un statut salutaire : le « besoin » 476 que le droit a du fait, « de situations concrètes pour prendre sens »477. Car ce sont précisément les cas concrets qui constituent la prémisse de la positivité du droit, « la garantie de sa perpétuation »478 : le « devoir être » a besoin de l’« être » pour qu’il puisse s’affirmer à travers l’opposition qui s’établit479. De ce fait, l’« être » qui se présente comme une revendication normative doit concerner au premier rang le système juridique.

89. Les pratiques en tant que revendications normatives. Si un système juridique est censé assurer l’objectivation d’une norme, l’environnement social a aussi la vocation de le concurrencer dans ce processus, à travers les pratiques qu’il accueille et perpétue. M. Terré rappelle que « les pratiques se manifestent

comme du fait, mais du fait qui est propre au droit et qui tente volontiers de le devenir (…) alors l'important n'est plus de distinguer le fait et le droit. Il est plutôt là où on se demande ce qui fait que le fait passe dans le droit, qu'il devient du droit, avec l'aide fréquente du juge, du législateur ou de l'autorité administrative »480. Dans cette perspective, les pratiques en tant que représentations481 des normes juridiques, se caractérisent essentiellement par leur vocation d’accéder à l’objectivité. En ce sens, contrairement à une vue

471 Ibid.

472 Ibid. 473 Ibid.

474 M.van de KERCHOVE, F. OST, Le système juridique entre ordre et désordre, PUF, 1988, p.

152.

475 Ibid.

476 C. ATIAS, Épistémologie juridique, préc., n°98, p. 66,. 477 Ibid.

478 J. CHEVALLIER, « L’ordre juridique », préc., p. 26.

479 Sur l’importance de l’autre pour la survie de soi v. P. LEGRAND, « The same and the

different », préc., spéc. p. 245: « how, ultimately, could the self exist if the other were reconcilable with it? ».

480 F. TERRÉ, « Présentation », LPA 2003, n° 237, pp. 44-45, spéc. p. 45.

481 Sur l’importance de la prise de conscience du phénomène de « représentation » v. M. L.

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répandue482, peu importe que le comportement « originel » ait été désintéressé quant à sa généralisation. La prétention, la revendication d’une objectivité existe y compris dans le cas d’une figure contractuelle483, qui accède à l’opposabilité de la situation ainsi crée484 par l’absence de sa contestation. Ainsi, les représentations issues des sources qualifiées d’informelles485, d’« infra- droit »486, de « droit vulgaire »487, de « discours du droit »488, peuvent accéder à un certain degré d’objectivation du « devoir être » du simple fait de leur tolérance. Ce processus est favorisé par le temps, qui le rend légitime, y compris à travers les sources du droit qui agissent en ce sens en tant que récepteurs du

milieu social. À travers cette réception le système juridique reconnaît la

concurrence que l’environnement social lui fait en ce qui concerne l’objectivation du « devoir être ». Kelsen avait identifié cette concurrence dans la « désuétude […] [comme] coutume négative, dont la fonction essentielle consiste à annuler la validité d’une norme existante »489. D’où l’importance de la visibilité des revendications normatives par le système juridique.

90. Le nécessaire maintien de l’ « ouverture cognitive ». Lorsque M. Chevallier affirme que « la dynamique juridique ne résulte pas de processus purement internes à l’ordre juridique, mais bien de la tension dialectique entre le droit et

le fait »490, cette tension semble relever de la nature des choses, comme si la « dynamique sociale […] continue à peser sur [l’ordre juridique] tout au long de son existence »491. Si plusieurs auteurs l’ont saisie492, en ce qui nous concerne

482 P. DEUMIER, op.cit., n°29, p. 35.

483 D’autant plus s’agissant des contrats-type, qui caractérisent les contrats financiers. V. infra nos

316s.

484 Sur l’opposabilité du contrat aux tiers v. F. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit des

obligations, 10e éd, Dalloz, 2009, p. 505s, n°490s. V. aussi Y. FLOUR, L'effet des contrats à

l'égard des tiers en droit international privé, thèse, Paris II, 1977.

485 V. D. BUREAU, Les sources informelles du droit dans les relations privées internationales,

thèse Paris II, 1992.

486 A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique, préc., p. 26 cité par M. van de KERCHOVE,

F. OST, Le système juridique…, préc., p. 167.

487 J. CARBONNIER, Sociologie juridique, 1972, p. 159, cité par M. van de KERCHOVE, F.

OST, Le système juridique…, préc., p. 166.

488 R. LIBCHABER, op.cit., p. 423s., n°311s. 489 H. KELSEN, Théorie pure du droit, préc., p. 216. 490 J. CHEVALLIER, « L’ordre juridique », préc., p. 21. 491 Id., p. 19.

492 F. OST F., M. van de KERCHOVE, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique

du droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 98 : « Si certains auteurs

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l’élément essentiel réside dans le maintien de cette dialectique par le système juridique lui-même. Car bien que saisissable empiriquement, cette tension n’est pas en revanche automatique, elle est maintenue par le système juridique, à

titre de contact à l’environnement social, afin d’empêcher sa « paralysie »493, sa clôture. Lorsque les systèmes juridiques contemporains

confèrent au consensualisme un rôle non négligeable, c’est la sollicitation effective du système juridique qui demeure le principal mécanisme de la

connaissance de la dynamique sociale494. Cette sollicitation peut prendre la forme macrojuridique d’une modification législative, ou la forme microjuridique du litige.

91. La fonction salutaire du contentieux. Contrairement à la perspective « pathologique » du contentieux495, le maintien de l’« ouverture cognitive » du système juridique à travers les mécanismes juridictionnels mis en place est assimilable à la formule de « la fonction [qui] crée l’organe »496 pour les systèmes biologiques. Pour saisir les enjeux du contentieux, le modèle médical est important à deux niveaux. Premièrement, selon une approche qui peut être qualifiée de préventive, Batiffol souligne le risque de paralysie du service juridique si le recours au juge était envisagé comme une « annexe nécessaire de la norme elle-même »497. Deuxièmement, comme l’observe M. Simon « d’une part, la maladie fait partie de la vie, et […] d’autre part, le droit « pathologique » constitue le meilleur révélateur du droit « normal » comme la découverte des mécanismes physiologiques passe par l’étude de la maladie »498.

Par conséquent, l’absence de contentieux, donc de symptôme, ne devrait pas être nécessairement rassurante, car cette circonstance peut être qu’un faux-semblant.

hiérarchique, il semble plus réaliste d’y voir un phénomène de « tension dialectique » entre contrainte et liberté, subordination et autonomie [F. OST, M. van de KERCHOVE, Le droit ou

les paradoxes du jeu, PUF, 1992, p.165] ou, selon l’expression d’autres auteurs, « une relation

dynamique qui n’est pas à sens unique» [F. RIGAUX, La loi des juges, Odile Jacob, 1997, p.246], une « co-détermination du sens de la norme par son destinataire » [G. TIMSIT,

L’archipel de la norme, PUF, 1997, p. 6] ».

493 J. CHEVALLIER, « L’ordre juridique », préc., p. 21.

494 Sur la fonction de transparence sociale qu’assure le contentieux v. J. BRAITHWAITE,

« OTC derivatives, the courts and regulatory reform », préc.

495 Th. PIAZZON, op.cit., n° 129, p. 223. V. aussi supra n°77. 496 La paternité de l’expression est attribuée à Lamarck. 497 H. BATIFFOL, Problèmes de base..., préc., p. 412. 498 D. SIMON, L'interprétation judiciaire…, préc., p. 68.

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Le non-recours aux mécanismes juridictionnels de résolution de conflits n’équivaut pas nécessairement ni, d’une part, à l’absence de conflits, ni, d’autre part, à l’effectivité ou au caractère raisonnable du droit écrit. En revanche, la

durée de cette circonstance fait proliférer d’autres espaces d’objectivation du

« devoir être ». L’espace aménagé en ce sens par le système juridique risque par conséquent d’être remplacé par un espace de négociation ad hoc et opaque de la représentation de la norme. La « zone d’échange entre le droit et le « presque droit » »499 risque de ne plus être maîtrisée par le système juridique. Diverses revendications normatives s’installent en tant que positivités ponctuelles, en fonction d’un calcul de rentabilité quant au risque lié à l’engagement de la responsabilité, témoignant de la présence invisible de la dystopie « rationaliste »500 : q.e.d.

92. Le rôle sécuritaire du contentieux. Paradoxalement, sauf pour les manœuvres dilatoires, la condition pour que le système juridique soit sollicité réside dans le

doute quant à la portée du « devoir être » dans une situation nouvelle. Il faut

donc que le « calculable »501 soit exclu, il faut que le système juridique ne fournisse pas, au lieu d’une sécurité juridique pour tous, une assurance pour

certains, quant à l’appréhension de la situation en cause. Sinon, l’affaire et les

pratiques qui y correspondent risquent de passer inaperçues par le système juridique, immunisées au regard d’un débat contradictoire devant le juge. L’utilité d’un degré d’incertitude quant à la représentation de la norme avait été également saisie par Hart, dans la possibilité de prendre une décision éclairée et

rationnelle au moment où l’espèce et les enjeux quant à sa résolution deviennent connus502 (c’est nous qui soulignons). Dans le langage de la coproduction503, le contentieux assure au niveau microjuridique, d’une part, une fonction de

connaissance des revendications normatives, et, d’autre part, leur

499 M. VAN DE KERCHOVE, F. OST, Le système juridique…., préc., p. 166. 500 V. supra nos 79s.

501 Ibid.

502 H. L. A. HART, op.cit., p. 251s. : « A margin of uncertainty should be tolerated, and indeed

welcomed in the case of many legal rules, so that an informed decision can be made when the composition of an unforeseen case is known and the issues at stake in its decision can be identified and so rationally settled ».

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ordonnancement, à travers l’assignation d’un contenu précis et circonstancié à la

positivité du droit.

§2. La certitude du droit (im)posé, prémisse de sa primauté

93. La régulation de la positivité juridique par la fonction juridictionnelle. Comme l’observe un auteur, pour qu’il y ait du droit positif, « il doit être positivé »504. L’essence du phénomène juridique réside dans sa nature

d’ordonnancement, que l’on peut retrouver sous la plume de M. Legrand : « law is performance (whether voluntary or involuntary) – not a „being”, but a „doing”) »505. En tant que produit de la société qui décide de se distinguer de la nature, le droit emprunte le caractère volontariste de la décision, ce qui permet de rejoindre Villey dans l’observation selon laquelle « le berceau du droit est le

procès […] une controverse »506. Comme nous l’avons précédemment souligné, le droit a besoin de cette controverse, parce que c’est à travers son opposition à l’« être » qu’il s’affirme507, d’où son acception positive en tant qu’un ordre de contrainte508. Bien qu’un système juridique vise, y compris à travers l’exigence de sécurité juridique, de réduire les litiges et par conséquent la controverse qui sous-tend les conflits sociaux, son élimination se révèle comme un idéal utopique dont il faut se méfier509. En ce sens, la contribution de la fonction juridictionnelle à l’affirmation de la positivité juridique à travers la contrainte demeure essentielle. Au-delà de la fonction « la plus immédiate et la plus apparente »510 du juge qui est celle de trancher un litige, il a une autre d’importance au moins égale : l’élaboration du droit, à travers sa « concrétisation »511. Ainsi, en imposant le droit lors de la résolution du litige, le juge participe à l’objectivation de la représentation du « devoir être ». Il s’ensuit que même si le dispositif d’une décision judiciaire a un effet relatif, le contentieux, à condition d’être public, génère un effet normatif général de facto,

504 E. MAULIN sous « Positivisme » in Dictionnaire de la culture juridique, préc., p. 1174. 505 P. LEGRAND, « The same and the different », préc., p. 250.

506 M. VILLEY, « De la dialectique comme art de dialogue et sur ses relations au droit », in M.

VILLEY, La Nature et la Loi…, préc., pp. 11-27, spéc. p. 22.

507 V. supra n°56.

508 H. KELSEN, Théorie pure du droit, préc., p. 41s. 509 V. supra nos 79s.

510 P. MAYER, « Le phénomène de la coordination des ordres juridiques étatiques en droit

privé », RCADI, tome 327, 2007, n° 10, p. 29.

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à travers les représentations concrètes du « devoir être » qui a été sanctionné512. De ce fait, la fonction juridictionnelle assure, entre les reformes législatives, une

fréquence de la positivité susceptible de s’opposer à la formation d’une coutume

négative513, ainsi que le contrôle substantiel nécessaire514 par rapport aux habilitations515 mises en place.

Le fait de placer la décision judiciaire, selon certains auteurs, « à l’échelon inférieur de la pyramide des normes »516, voire en dehors, ne préjuge pas la vocation régulatrice de la fonction juridictionnelle pour la positivité de la normativité517.

Par ailleurs, l’importance de la nature de décision, d’ordonnancement, ressort de la théorie d’Ago, qui voit l’ordre juridique en tant que « système de jugements », plus ou moins individualisés, selon qu’il s’agisse des règles (« jugements généraux ») ou des décisions (« jugements particuliers »)518. A son tour, Batiffol voit dans décision judiciaire « l’acte spécifique de la vie du droit »519. Niklas Luhmann rend compte de la boucle entre les règles et les décisions de la manière suivante : « les lois ont valeur de règles normatives uniquement parce qu’il est prévu qu’elles soient appliquées dans les jugements, de la même façon que ces jugements peuvent régler normativement des situations uniquement parce que cela est prévu par les lois »520.

94. L’invisibilité du juge dans les systèmes de droit civil. Cette dimension institutionnelle de la contrainte développée par Santi Romano521, semble avoir

512 Sur le rôle épistémologique de la jurisprudence v. C. ATIAS, Épistémologie juridique, préc.,

n° 218, p. 124.

513 V. supra n°89. 514 V. infra n°97.

515 Sur le concept de « norme d’habilitation » v. G. TUSSEAU, Les normes d’habilitation,

Dalloz, 2006.

516 F. OST, M. van de KERCHOVE, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique

du droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 97.

517 P. MAYER, « Le phénomène de la coordination…», n°10, p. 30 : « Si l’on cherche à décrire

le droit tel qu’il s’inscrit dans la réalité, et non de façon théorique, la règle ne doit pas être identifiée à ce qu’a énoncé, même clairement, l’autorité officiellement compétente, mais à ce

qui s’impose effectivement aux membres de la société, et cela dépend en dernière analyse des

juges, non du législateur » (c’est nous qui soulignons).

518 R. AGO, « Le délit international », RCADI, t. 68, 1939, p. 424s., note de bas de page n°2. 519 H. BATIFFOL, Problèmes de base..., p. 416.

520 N. LUHMANN, « L’unité du système juridique », préc., p. 174.

521 S. ROMANO, L’ordre juridique, 2e éd., Dalloz, 1975, réimpression 2002, p. 19 : « le droit,

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été occultée intentionnellement par la théorie kelsennienne522. Comme l’observe un auteur, « Contre toute évidence, Kelsen s’ingéniera à faire disparaître le

magistrat de la pensée fonctionnelle. Aussi le juge devient-il insituable, voire invisible, alors même que son rôle est de plus en plus central […] parce que dans un ordre juridique tout entier centré autour de l’idée de hiérarchie des normes, c’est en réalité sur le juge que tout repose »523. Le paradoxe s’explique sans doute par des éléments de culture juridique liés à l’utilisation stratégique de la prise de conscience du pouvoir du juge, qui dépassent l’objet de notre analyse, mais qui sont néanmoins susceptibles de rentrer dans le débat au regard de la gestion normative de l’aléa moral.

95. Le risque d’une extension sans fin d’une conception pluraliste de la

positivité. Si le pluralisme des revendications normatives assure la prémisse de

la controverse qui permet à la positivité juridique de s’affirmer, ce pluralisme peut également devenir source d’insécurité si son extension n’est pas gérée d’une manière responsable. Cette insécurité est de nature épistémologique, et de ce fait aussi grave que le risque d’arbitraire, car dans les deux cas la représentation de l’imputation est menacé de disparaître. Comme nous l’avons souligné, lorsque la compétence d’(im)poser le « devoir être » est réduite à une seule volonté, aucune donnée anthropologique ne garantit son exercice raisonnable524. En revanche, si elle est déléguée à tous, il résulte une justice auto-administrée instituée qui relègue la société à une nature artificielle incompatible avec la perspective créatrice d’une raison naturelle. Le « devoir être » serait anéanti à travers son identification à l’être, sans que l’« être » puisse être capable de générer un autre « devoir être ». En ce sens, la certitude de la positivité à travers le droit imposé, est, pour la société de la connaissance, le principe régulateur du caractère raisonnable des comportements. Car c’est la représentation de l’imputation par les sujets de droit, qu’il s’agisse de leur

structure, attitude de la société même dans laquelle il est en vigueur et qui par lui s’érige en unité, en un être existant en soi-même ».

522 De la même manière, peut être, le site officiel de la Cour Constitutionnelle autrichienne ne

mentionne Kelsen qu’en tant qu’un de ses premiers membres, en occultant son rôle promoteur en ce sens. [https://www.vfgh.gv.at/verfassungsgerichtshof/geschichte/history_overview.en.html]