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Chapitre 1 – Conseiller d’orientation en milieu scolaire au Québec : une profession

1.1. Conseiller d’orientation : un métier professionnalisé?

1.1.1. La professionnalisation : entre métier et profession

D’abord, comme le souligne Bourdoncle (1991), la distinction entre profession et métier est beaucoup moins franche en français qu’en anglais. Selon lui, dans le monde francophone, être « professionnel » fait référence principalement, dans le sens courant, au fait de se distinguer de l’« amateur ». Toutefois, en anglais, le « professionnal » bénéficie d’un prestige social qui, dans le monde francophone, faisait autrefois référence aux « professions libérales » : avocat, médecin, etc. C’est à ce dernier sens que nous nous attarderons ici, puisqu’il permet de rendre compte de la distinction qu’il peut y avoir sur le plan des attentes et des responsabilités liées à l’exercice d’une profession ou d’un métier, ainsi qu’à la légitimité de l’expertise.

S’appuyant sur Rey (2002), Adam (2012) retrace l’origine étymologique du mot « métier » au latin « ministerium », qui signifie fonction, serviteur, en référence notamment au service divin. Selon Adam (2012), il est probable que cette racine étymologique ait également croisé celle de « misterium », mystère, en référence à la perpétuation du mystère de Dieu. Le terme

profession, pour sa part, prendrait racine dans le mot latin « professio » qui réfère à une

déclaration publique à l’effet que l’on « se donne comme ». Nous suivrons Adam (2012) dans cette distinction comme piste d’exploration heuristique : « Le métier apparaît lié à une transcendance ou puissance tutélaire, mystérieuse, à ce qui à la fois s’impose à lui et le dépasse. La profession apparaît dans un autre registre, public, déclaratif, révélant l’univers de la forme et du formel, de l’état et de la condition. » (p. 19). Selon cette distinction réalisée par Adam (2012), le métier fait référence à une manière d’être, à une pratique, à l’exercice, à une expérience, à une activité répétée, alors que la profession fait référence à une déclaration publique de ses convictions, de ses idées, de son engagement, déclaration qui ne laisse que peu de place au « mystère » et qui relève davantage d’une certitude.

Cette déclaration publique, propre à la profession, s’actualise dans un contrat social formalisé entre le groupe de « professionnels » et la société. La société, via des instances étatiques, « mandate » (Hughes, 1958, dans Lessard, 2000) un groupe de gens disposant

d’une expertise spécialisée et de haut niveau pour exercer et régir des activités professionnelles considérées « essentielles » pour la société ou qui posent des risques de préjudices (Lessard, 2000). Supposant que seuls les professionnels possédant ces savoirs spécialisés peuvent juger de la qualité des services rendus, l’État accorde à cette profession le « droit collectif de définir non seulement ce qu’est son exercice autorisé, mais aussi ce qui est bien et mal pour l’individu et la société dans sa sphère de compétence » (Bourdoncle, 1991, p. 79). Si les professionnels sont supposés être conduits par un idéal de service, par un goût de répondre à des besoins sociaux, et non par des intérêts égoïstes ou par l’appât financier (Lessard, 2000; Bourdoncle, 1991), ils doivent néanmoins mettre en place des mécanismes de régulation en prévoyant un code déontologique formalisé et des dispositifs légaux pour les rendre individuellement imputables de la qualité de leur pratique (p. ex., inspection, syndic, conseil de discipline) (Lessard, 2000; Beckers, 2007). Ce contrat garantit « au moins formellement, la protection de la société contre le charlatanisme, l’incompétence ou l’exploitation » (Lessard, 2000, p. 94), ce qui implique une clarification du titre et de l’acte professionnel. Ultimement, les professionnels qui répondent aux qualifications se voient accorder une « licence » (Hughes, 1958, dans Lessard, 2000), i.e. un permis pour exercer leur profession, permis exclusif délivré par une corporation professionnelle dont les pouvoirs sont délégués par l’État. Ce permis vient normalement avec une autonomie professionnelle qui devrait permettre aux professionnels d’exercer leurs activités professionnelles sans pressions visant à infléchir leur pratique (Bourdoncle, 1991).

Cette autonomie professionnelle est accordée sur la base d’une confiance relative à l’expertise développée par cette profession. Cette expertise est fondée sur des savoirs et

savoir-faire bien identifiés, contrôlés par la profession (Bourdoncle, 1991). L’exercice

d’une profession implique non seulement des savoirs spécialisés (comme pour un métier), mais des savoirs de « haut niveau », y ajoutant par là un certain prestige social et intellectuel (Bourdoncle, 1991). La qualification élevée des professionnels s’acquiert par une longue formation prodiguée dans un cadre universitaire. Bourdoncle (1991; 2000) rapporte d’ailleurs la distinction retrouvée chez certains sociologues américains entre le mode de transmission des savoirs des professions, l’étude (learning), et celui des métiers, l’apprentissage (training). La profession est fondée sur des savoirs savants, complexes, abstraits, rationnels, voire scientifiques, savoirs codifiés et « professés » dans les universités (Lessard, 2000;

Bourdoncle, 2000). A contrario, le métier est fondé sur une transmission de l’expérience par imitation, par l’exemple, par pratique, en situation (Bourdoncle, 1991; 2000). On retrouve ici l’esprit de la distinction étymologique établie par Adam (2012), présentée ci-avant. En somme, plutôt que de former à appliquer des techniques, les programmes universitaires transmettent des savoirs qui ont pour objectif de permettre aux professionnels de porter un jugement éclairé sur les situations, jugement duquel relèvent leur « virtuosité », leurs innovations et une prise de risque qui implique une confiance importante dans les résultats de leur pratique et une volonté de formation continue (Beckers, 2007; Bourdoncle, 1991; Lessard, 2000).

Si l’on suit cette distinction, retrouvée surtout dans le monde anglo-saxon et dans la sociologie fonctionnaliste (Bourdoncle, 1991), la profession constitue un métier qui est parvenu à se faire reconnaître une identité propre et un certain prestige social lié, entre autres, à l’exercice de responsabilités nécessitant des qualifications élevées. La profession ne naîtrait donc pas de facto « profession », mais le deviendrait, via un processus appelé « professionnalisation ». Ce mouvement, la professionnalisation, peut se définir ainsi, selon Lessard (2000) :

[…] processus historique au cours duquel un groupe occupationnel se constitue et se mobilise dans le but de faire reconnaître l’activité à laquelle il se consacre, ainsi que lui-même en tant qu’expert, maître d’un savoir et d’un savoir-faire, et en tant que porteur des valeurs générales liées à cette activité. (p. 93)

Lui aussi dans une perspective socio-historique, Danvers (1994) définit la professionnalisation comme « un processus dynamique et dialectique de conquête et de conservation d’un territoire de savoirs et de pratiques en mettant en évidence les tensions et les évolutions » (p. 130). Ces deux définitions (Danvers, 1994; Lessard, 2000) permettent de montrer que la professionnalisation est une entreprise de persuasion du public, un jeu de pouvoir entre différentes instances de la société, jeu de pouvoir qui peut varier en fonction du contexte socio-historique. Ainsi, une profession peut répondre à certains critères définis par la sociologie fonctionnaliste à un moment donné dans l’histoire, dans un système donné, mais essuyer des reculs sur certains aspects dans un avenir rapproché. Comme le souligne Lessard (2000), la professionnalisation n’est donc pas univoque ni irréversible, et doit plutôt être considérée comme un mouvement avec des avancées et des reculs.

D’ailleurs, plusieurs sociologues se sont intéressés au mouvement de déprofessionnalisation. Selon Lessard (2000), la déprofessionnalisation a été étudiée sous deux angles : la déqualification (« deskiling ») et la prolétarisation des professions. La déqualification est définie comme « une réorganisation du travail qui a pour effet de limiter la sphère d’activité traditionnellement reconnue au groupe et donc de réduire les exigences nécessaires à l’accomplissement d’une tâche ainsi moins sous le contrôle du groupe » (p. 97). À titre d’exemple, l’auteur avance que les enseignants ont, au fil des années, perdu le contrôle de la conception des programmes scolaires et se sont vus réduits à devenir des « applicateurs de programmes » développés par d’autres, perdant là certaines compétences qui leur étaient propres et réduisant ainsi leur champ d’activité professionnelle. Peut-on penser qu’il en est ainsi pour les conseillers d’orientation?

D’autres chercheurs (p. ex., Densmore, 1987 dans Lessard, 2000) se sont penchés sur la thèse de la prolétarisation pour rendre compte du processus de déprofessionnalisation. D’inspiration marxiste, cette thèse soutient que le développement du capitalisme tend à faire disparaître les métiers au profit d’une taylorisation des tâches qui, au final, peut conduire au remplacement des hommes par des machines ou des ordinateurs. Dans le domaine de l’éducation, cela se traduit par une division du travail dans laquelle il y a multiplication des exécutants soumis aux exigences d’une poignée de gens qui pensent le travail sans l’exécuter. Enfin, la prolétarisation se caractériserait également par une intensification du travail et une détérioration des conditions de travail (Hargreaves, 1992, dans Lessard, 2000).

Toute cette analyse fait dire à plusieurs chercheurs que la profession enseignante n’est pas parvenue au bout de son mouvement de professionnalisation, du moins au Québec (Tardif, 2013). Les enseignants ont certes une base commune de connaissances et de compétences3

qui s’acquiert à l’occasion d’une formation universitaire. Cependant, la profession enseignante n’est pas régie par un contrat social formalisé comme le sont les professions qui font partie prenante du « système professionnel québécois »4, via un Ordre professionnel.

3 Les enseignants québécois disposent depuis une dizaine d’années d’un référentiel de compétences, produit par

le Ministère de l’Éducation, réalisé en collaboration avec des chercheurs des Facultés d’éducation.

4 Issu du Code des professions du Québec (1973) et régi par celui-ci, le système professionnel québécois est

Les enseignants n’ont pas de code de déontologie et leur responsabilité individuelle au regard de leur pratique n’est pas soumise à des mécanismes de régulation par les pairs. Enfin, comme l’ont montré nombre de recherches, dont une enquête de psychodynamique du travail que nous avons mené dans les dernières années (Maranda, Viviers & Deslauriers, 2014), l’autonomie professionnelle des enseignants est grandement limitée, notamment par les prescriptions provenant des autorités scolaires. D’ailleurs, le contrôle et la coordination par la série de supérieurs hiérarchiques auxquels ils sont soumis, comme dans plusieurs grandes organisations, font dire à certains chercheurs que l’enseignement ne peut être qu’une « semi- profession » ou une « quasi-profession » (Bourdoncle, 1991).

Si elle ne répond pas à plusieurs critères pour en faire une « profession », certains chercheurs mettent en évidence les conditions d’exercice des enseignants, qui ne favorisent certainement pas la professionnalisation (Tardif, 2013). De fait, certains enseignants se retrouvent dans des conditions où l’insertion en emploi est particulièrement pénible : ils doivent enseigner dans plusieurs écoles, plusieurs classes différentes, de niveaux différents et de matières différentes, enseigner des matières pour lesquelles ils n’ont pas été formés, dans des groupes qualifiés comme les plus difficiles (p. ex., beaucoup d’élèves avec des troubles d’apprentissage ou de comportement). De surcroît, plusieurs demeurent dans la précarité d’emploi (45 % des enseignants actuellement, selon Tardif, 2013) pendant de longues années. Ces conditions, en plus des salaires qui stagnent depuis des années, contribuent à faire de l’enseignement un métier peu enviable, désirable ou prestigieux, ce qui constitue habituellement un bénéfice lié à la professionnalisation. La mouvance du travail des enseignants est-elle similaire à celle que vivent les c.o.?

Bref, cet avant-propos permet de mettre en évidence plusieurs dimensions à considérer pour comprendre l’évolution des concepts de métier et de profession et d’en tirer des conclusions au regard de la situation spécifique des conseillers d’orientation.

au Québec. Ces institutions sont l’Assemblée nationale, le ministre responsable de l’application des lois professionnelles, l'Office des professions du Québec, le Conseil interprofessionnel du Québec, et les 44 ordres professionnels.