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Chapitre 2 – Examen critique des approches explicatives de la souffrance

2.3. Les approches psychosociales

2.3.2. Estime de soi collectif et reconnaissance

Dans les dernières années, certains chercheurs ont convoqué le concept d’estime de soi collectif38 pour appréhender la souffrance au travail des conseillers d’orientation. Les

premiers à publier sur cette question à notre connaissance sont Butler et Constantine (2005); ils définissent le concept comme suit : « the extent to which school counselors possess favorable perceptions of their professional or social group » (p. 55). En d’autres mots, il s’agit de l’estime que les conseillers portent envers leur « soi collectif ». D’ailleurs, les auteurs lient directement ce concept avec celui d’« identité collective ».

Collective self-esteem refers to individuals' perceptions of themselves as members of a social group, along with the value and emotional significance of membership in this group […]. Unlike personal identity, which concerns

individual characteristics, collective identity relates to the characteristics of indviduals' social groups and how they identify with those groups […]. (p. 2). L’estime de soi collectif se décline en quatre composantes :

 estime de soi collectif privée : sentiment positif à propos de son groupe social  estime de soi collectif publique : croyance à l’effet que les autres perçoivent

positivement son groupe social

 estime de soi collectif d’adhésion (membership) : sentiment d’être un bon membre de son groupe social

 estime de soi collectif d’identité : l’adhésion au groupe est une part importante de la perception de soi-même.

Selon la recension des écrits réalisée par Butler et Constantine (2005), les composantes de l’estime de soi collectif ont été associées au bien-être psychologique chez certains groupes sociaux plus « collectivistes » et chez les femmes. Si ce concept a été utilisé auprès de groupes sociaux caractérisés selon leur race, leur ethnie ou leur sexe, les auteurs suggèrent d’investiguer un groupe social ayant une identité professionnelle associée à des rôles et des habiletés dans le contexte éducationnel : les conseillers d’orientation en milieu scolaire. Leurs hypothèses sont à l’effet que les dimensions de l’estime de soi collectif seront significativement prédictives des composantes de l’épuisement professionnel, i.e. négativement liées à l’épuisement émotionnel et à la dépersonnalisation, et positivement liées à l’accomplissement personnel. À partir des analyses de régression multiple effectuées sur les données obtenues auprès des 538 conseillers (54 %) ayant répondu au questionnaire constitué de la Collective Self-Esteem Scale et le MBI-ES, et quelques variables démographiques, Butler et Constantine (2005) arrivent à la conclusion que plus les conseillers perçoivent positivement leur groupe professionnel, plus ils se sentent accomplis personnellement. Yu, Lee et Lee (2007) ont montré par la suite que cette estime de soi collectif privée médiatise partiellement la relation entre l’insatisfaction professionnelle et la qualité de la relation avec les clients. Cela signifie que les conseillers insatisfaits professionnellement, mais percevant positivement leur groupe social, n’étaient pas portés à réduire la qualité de leur relation avec les élèves. En ce qui a trait à l’estime de soi collectif publique, les résultats de Butler et Constantine (2005) montrent que plus les conseillers croient que les autres perçoivent positivement leur groupe social, moins ils se sentent

émotionnellement épuisés, et plus ils se sentent accomplis personnellement. Enfin, plus les conseillers d’orientation ont une estime de soi d’identité élevée, moins ils éprouvent de dépersonnalisation et plus ils éprouvent d’accomplissement personnel. Les auteurs précisent toutefois que la contribution, même si elle est statistiquement significative, n’explique pas beaucoup de variance. Dans l’ensemble, ces résultats vont dans la même direction que ceux de Lee (2008) qui confirment l’importance de considérer les enjeux de l’identité professionnelle pour les trois dimensions de l’épuisement professionnel.

Dans le même esprit, Rayle (2006) a investigué la contribution de la variable « compter pour les autres » ("mattering to others") au stress et à la satisfaction au travail. Il définit cette variable ainsi : « individuals' personal, intrapersonal perceptions that they are important to others and make a difference in others' lives » (p. 3). La recherche réalisée par questionnaire autorapporté auprès de 388 conseillers d’orientation en milieu scolaire, à travers les États- Unis, montre que plus les conseillers d’orientation sentent qu’ils comptent pour les autres, plus ils sont satisfaits de leur travail et moins ils se sentent stressés. Partant du fait que les conseillers ayant mis en place un programme d’orientation axé sur les compétences sentent qu’ils comptent davantage pour les autres, en plus d’être plus satisfaits de leur travail, Rayle (2006) suggère de promouvoir le guide de l’American School Counseling Association (ASCA). Selon ce chercheur, cela permettrait de faciliter la définition et la défense de la profession, lesquels sont nécessaires compte tenu des différentes recherches sur les conflits de rôle, recherches que nous aborderons dans la section suivante.

Les résultats de la recherche de Rayle (2006) vont dans le même sens que ceux de Lamontagne (2006) qui, dans son mémoire de maîtrise réalisé au Québec auprès de conseillers d’orientation, a montré que le manque de reconnaissance contribue directement à la détresse psychologique et indirectement à la motivation autodéterminée via la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux. Lamontagne (2006) suggère que les pratiques de gestion devraient être plus humaines, axées sur la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux comme le sentiment d’appartenance, d’autonomie et de compétence, ainsi que sur la reconnaissance.

Ce type d’approches psychosociales fondées sur l’estime de soi collectif et la reconnaissance fournit une explication théorique intéressante, de notre point de vue, puisque ces notions

intègrent des dimensions psychologiques (estime de soi, besoins psychologiques), qui relèvent aussi de dimensions sociales, que ce soit des dimensions interactionnelles (compter pour les autres) ou institutionnelles (appartenance à un corps social constitué). La manière de conceptualiser l’estime de soi collectif (Butler & Constantine, 2005 ; Yu, Lee & Lee, 2007) est particulièrement porteuse puisqu’elle permet de faire ressortir les différentes composantes de l’appréciation de soi comme membre d’un groupe social. En effet, ces composantes concernent l’identité collective – dans ce cas-ci, professionnelle – contrairement aux concepts utilisés dans le cadre des recherches de Rayle (2006) et de Lamontagne (2006) qui s’attardent uniquement à la reconnaissance du conseiller comme individu et non comme membre d’une profession donnée. De leur côté, Rayle (2006) et Lamontagne (2006) dépassent la question de la perception positive de soi (estime de soi collectif) et renvoient à une reconnaissance perçue dans le milieu de travail, reconnaissance qui confirme l’importance que l’on a aux yeux des autres. Rayle (2006) utilise d’ailleurs la notion de « compter pour les autres ». Lamontagne (2006) reprend, quant à elle, la perspective de la reconnaissance de Siegrist (1996) en la définissant comme l’estime et le soutien perçus « de la part du supérieur et des collègues de travail, mais également en termes d’adéquation du salaire, de possibilité de promotion et de sécurité d’emploi » (Lamontagne, 2006, p. 11). Ces concepts d’estime de soi collectif et de reconnaissance nous paraissent fondamentaux au regard de la compréhension de la souffrance au travail. Nous les reprendrons, les nuancerons et les détaillerons dans le cadre de la présentation de notre cadre d’analyse, au chapitre 3. Toutefois, les approches utilisées par Butler et Constantine (2005), Yu, Lee et Lee (2007), Lamontagne (2006) et Rayle (2006) ne considèrent pas assez, à notre avis, la question de la construction de l’identité « à travers le travail », tel que réalisé par les conseillers d’orientation. De plus, sur le plan méthodologique, l’appréhension de ces concepts par des méthodes quantitatives ne permet pas, à notre avis, de considérer la dynamique sociale ou organisationnelle plus large, le contexte plus précis dans lequel s’inscrivent les conseillers d’orientation qui pourraient fournir une explication plus parlante, plus précise. À ce propos, la question des « rôles » peut être pertinente à examiner.