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En juillet 2012, la Numérisation de l’Espace de Bataille (NEB) est toujours quasi-inexistante dans la littérature académique française et, lorsqu’elle apparait, c’est pour traiter du concept américain de Network-Centric Warfare (NCW) qui peut paraitre de prime abord analogue.

Pour preuve, une recherche sur les bases de données académiques avec les expressions militaires officielles de « Numérisation de l’Espace de Bataille », d’Infovalorisation, d’« Opérations réseau-centrées », de « Numérisation du Champ de Bataille » et de « Numérisation des Forces Terrestres » ne relève que 7 entrées (Dorange, et al., 2002; Berthélémy & Aubert, 2007; Baud, 2012; Boulanger, 2011; Samaan, 2008; Dumoulin, 2001; de Durand, 2011), dont aucune en Sciences de Gestion. Lebraty et Lancini sont toutefois présents avec d’autres dérivés comme la Numérisation de l’Armée de Terre (2007). À titre de comparaison, les concepts anglo-saxons de « Network-Centric Warfare », « Network Centric

Operations » ou « Battlefield Digitisation » (ou digitization en anglais américain) se

retrouvent dans 19 articles en français et 200 en langue anglaise. Une recherche simple avec le moteur de recherche Google fait apparaître une différence tout aussi importante avec près de 600 000 résultats pour les concepts anglo-saxons contre à peine 20 000 pour les expressions françaises.

Cette disparité quantitative reflète aussi une disparité qualitative. Concernant les expressions françaises, de Durand (2011) n’aborde que la vision technologique dans sa définition du concept d’infovalorisation et le confond avec les prémisses de la NEB expérimentale du début des années 2000. Baud (2012) et Samaan (2008) abordent respectivement les problématiques de la NEB via l’approche des risques de cyberattaques et de dépendance envers la technologie et Berthélémy et Aubert (2007) ne traite la NEB que par rapport à la maintenance d’un type de véhicule blindé particulier. Boulanger (2011), dans le domaine du renseignement militaire, parle de la Numérisation du Champ de Bataille sous l’angle de la modélisation informatique du terrain afin de « s’affranchir des contingences de la topographie » et de bénéficier de la visualisation des forces amies. Dumoulin, (2001) reprend cette dernière caractéristique en parlant de la recherche du « zéro-mort » et d’une déviance

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dans la culture militaire à propos d’un risque qui se voudrait totalement maîtrisé. Enfin, seul l’article de Dorange et al. (2002), qui est paradoxalement aussi le plus ancien, aborde réellement le concept français de NEB par l’idée de domination informationnelle et précision des effets. Pour cela, les auteurs, avant de détailler eux aussi des problèmes de cyberattaques, croisent pertinemment des principes fondateurs militaires avec les nouvelles capacités des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) : la conduite partagée comme source-clé de la liberté d’action, la décentralisation du combat nécessaire pour acquérir la concentration des efforts et la combinaison des vecteurs comme facteur d’économie des moyens. Pourtant, l’approche se veut relativement déterministe puisque « les conditions du combat futur vont connaître des modifications telles que la nature même de la guerre va s’en trouver profondément affectée ». Il est dorénavant acté que cette évolution « disruptive » n’est pas si inéluctable. Ce ne sont actuellement pas les principes de la guerre qui changent mais « seulement » les moyens de la faire. On ressent donc à la lecture de cet article une forte tension entre le « devoir de réserve » de l’homme face à la technologie et des espoirs importants issus des potentialités mythiques des TIC, ou de « la révolution numérique », sorte d’invention dogmatique (Alter, 2010) militaire mondiale du début des années 2000.

L’utilisation de l’expression anglo-saxonne Network-Centric Warfare dans la littérature académique française est tout aussi hétérogène. Elle fait généralement référence à son origine américaine de Révolution dans les Affaires Militaires (Garonne, 2005), n’est citée que brièvement dans une liste de principes militaires nouveaux (Wasinski, 2009; Dumoilin & Resteigne, 2007; Bédar, 2002; Samaan, 2008; de Durand, 2003) ou comme évolution recherchée par certaines organisations comme l’Union Européenne (Bastien, 2005). Elle n’évite pas non plus les erreurs conceptuelles comme chez Tenenbaum (2011) qui condamne le NCW face à la guerre asymétrique alors que nous avons vu que cette opposition n’a pas vraiment de sens au niveau tactique. Goya (2007) parle plus justement à ce sujet de la nécessité d’avoir un nombre suffisant de combattants avant de disposer de capacités de combat infocentré pléthoriques ! Bricet des Vallons (2007), en citant un haut responsable militaire américain, l’Amiral Owens, semble aussi de cet avis puisqu’un « système de systèmes n’offre pas l’omniscience ni l’omnipotence. […] Ce qui compte pendant une guerre, c’est l’influence relative de ce que certains ont appelé la brume et la friction du conflit sur l’adversaire. Le côté qui gagnera est celui qui pourra réduire davantage l’effet de cette brume et de cette friction par comparaison à son adversaire ». Certains articles mettent aussi en avant l’inadéquation américaine du NCW par rapport aux conflits actuels de basse intensité

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(Raffenne & Jean-Loup, 2007). Malheureusement, ce lien est là encore réducteur et des conflits classiques peuvent éclater rapidement comme en Lybie en 2011.

Lorsque le concept est un peu plus développé, on trouve des analogies avec le monde civil comme chez Binot qui parle de « Network Centric Enterprise » ou, dans le cas de l’adéquation du Système d’Information avec la veille stratégique avec Ayachi (207). Depeyre et Dumez (2007) ont étudié le principe de coopétition dans la défense américaine lors de l’arrivée de la logique de système de système lié au NCW. Cet article, particulièrement intéressant, sur les phénomènes de dépendance de cheminement et de verrouillage est maintenant tout à fait d’actualité concernant les alliances des fournisseurs de rang un français traditionnels. Nous aurons l’occasion de rencontrer à nouveau ce phénomène lors de la présentation du programme d’armement SCORPION.

Dans un contexte militaire, de Crousaz (2008) parle des capacités israéliennes nouvelles au « combat disséminé ». Le NCW est aussi souvent présenté comme un nouveau « gap capacitaire ou technologique » envers les autres armées occidentales (Maulny, 2004). Seule l’équipe de recherche en management des organisations de défense du CReA a finalement étudié réellement le NCW et plusieurs articles traitent de ce domaine dans le cadre de l’armée de l’air française ou des organisations de défense américaines (Godé-Sanchez & Barbaroux, 2010; Barbaroux, 2010).

En somme, la NEB, comprise comme numérisation de l’armée de Terre, est malheureusement impensée en Sciences Humaines et Sociales. C’est l’une des raisons pour laquelle elle ne peut s’extraire d’une vision technologique archétypale fortement réductrice issue de l’approche américaine « exportée » du NCW.

4.2.1. Les spécificités de la numérisation de l’armée de Terre

Pour le Commandement des Forces Terrestres français, l’objectif de la Numérisation de l’Espace de Bataille consiste à maîtriser l’information et le processus décisionnel pour acquérir et conserver l’avantage sur un adversaire en coercition de force, comme en maîtrise de la violence.

Cette vision française du combat infocentré, comme celle des britanniques et de nombreux autres pays occidentaux (encadré 23), n’a pas eu la même ambition que le NCW. Tout

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d’abord, parce qu’aucune nouvelle théorie de la guerre n’a (encore) vu le jour et, surtout, parce que la comparaison avec le monde civil et la mondialisation n’a pas été un point de départ aussi marqué. La numérisation est considérée comme un moyen d’accroître l’efficacité et l’efficience des armées dans une logique de réduction des budgets militaires, a contrario de celui des États-Unis ! La Numérisation des Forces Terrestres (NFT) française, considérée comme un démultiplicateur d’efficacité (Dorange, et al., 2002), comprend deux phases : la Numérisation de l’Espace de Bataille « messagerie » (≈ 2000 – 2015) et l’infovalorisation (≈ 2015 – 2026).

Pourtant, numériser les forces terrestres n’est pas simple et trois contraintes techniques spécifiques (par rapport aux forces aériennes ou maritimes) sont à relever. Tout d’abord, il est nécessaire d’inclure dans un réseau terrestre des centaines, voire des milliers, de systèmes d’armes hétérogènes : véhicules blindés à roues, chars de combat, pièces d’artillerie, hélicoptères de transport, groupes d’infanterie, etc. Ensuite, les contraintes topographiques (nivellement et planimétrie64) limitent les portées des postes radio et nécessitent l’ajout de relais automatiques ou d’unités dédiées à cette fonction. Enfin, des problèmes de poids, de place et de consommation énergétique peuvent être rédhibitoires :

- les soldats débarqués FÉLIN doivent porter leurs batteries pour 36 heures de combat (4 « sources individuelles » et 2 « sources spécifiques » pour des matériels particuliers par combattant) ;

- un hélicoptère peut être obligé de diminuer son rayon d’action afin de compenser l’ajout de matériels informatiques : 10 minutes de vol en SA 342 Gazelle correspondent à 30 litres de kérosène, 30 km de distance parcourue ou 24Kg de charge utile.

Encadré 23

Autres exemples de processus de numérisation

De nombreux pays ont entamé un processus de numérisation. Le Royaume-Uni a développé le concept de Network Enabled Capability (NEC) : « La NEC est un moyen de définir de manière cohérente l’intégration des senseurs, des armes, des autorités décisionnaires et des

64 Le nivellement correspond aux formes « nues » du terrain (montagnes, vallées, etc.) et la planimétrie, aux objets naturels et artificiels disposés sur ce terrain (arbres, maisons, poteaux téléphoniques, etc.).

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capacités de soutien. La NEC va accroître nos capacités opérationnelles dans l’environnement stratégique futur en permettant le partage et l’exploitation d’informations le plus efficacement possible pour les forces armées britanniques et pour nos partenaires dans les coalitions » (US Ministry Of Defense, 2005; Maulny, 2006; US Ministry Of Defence, 2009). Les infanteries occidentales ont toutes, par exemple, des projets de « fantassins infocentrés » en cours de finalisation comme le Nett Warrior américain, le FÉLIN français, l’IdZ allemand, le NORMANS norvégien (NOrwegian Modular Arctic Network Soldier) et le FIST (Future

Integrated Soldier Technology) britannique (Langloit, 2012).

4.2.2. La Numérisation de l’Espace de Bataille

Malgré une vision rétrospective qui tend à montrer un choix français postérieur à celui des États-Unis, la logique de la numérisation française est le fruit d’une gestation de plus de 10 années. Elle a débuté dès le début des années 90 (Direction Générale de l'Armement, 2003), soit avant le discours de 1997 du Vice-Amiral Cebrowski. Toutefois, ce n’est que suite aux retours d’expériences américano-britanniques de la seconde guerre d’Irak débutée en mars 2003 (« Iraqi Freedom ») que la France a décidé de mettre en réseau les segments déjà numérisés et de numériser l’ensemble de ses forces terrestres. Cette décision provient, entre autres, du fait qu’à aucun moment de ce conflit, les britanniques n’ont pu se connecter au système de communication américain. Même au plus haut niveau hiérarchique britannique, un officier américain opérait manuellement les dispositifs nécessaires à la transmission des informations entre les deux alliés (Maulny, 2006; Bentégeat, 2011)

La Numérisation de l’Espace de Bataille ou NEB est un syntagme polysémique et polymorphe. L’encyclopeadia Universalis la définit comme « un système de communication interactif entre tous les éléments engagés dans le conflit ». Cette approche extraite d’un outil grand public a finalement le mérite d’être suffisamment floue pour satisfaire aux nombreuses interprétations existantes.

En 2012, la NEB est à la fois le concept majeur de numérisation des forces armées, la conception technique initiale (ou NEB « messagerie », figure 15) ou la seconde étape liée à la numérisation des Forces Terrestres (maintenant appelée NEB de combat ou infovalorisation). Cette subdivision de chapitre présente tout d’abord une synthèse des deux phases de la NEB « messagerie » : la phase d’expérimentation de la fin des années 90 à 2010 et la phase de

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normalisation de 2010 à 2015. La figure 37 en page 178 (annexe 3) retrace sur une frise chronologique l’historique de la NEB française.

Figure 14. Synthèse des concepts NEB.