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Le choix délibéré du cadre épistémologique du Réalisme Critique a été une étape décisive dans nos travaux. Il est le fruit d’un travail réflexif, conséquent et complexe qui a débouché sur une construction cohérente de l’ensemble de notre recherche.

Le Réalisme Critique (RC) est un courant de pensée philosophique et épistémologique qui fait suite aux travaux de Roy Bashkar à la fin des années 80. Le concept fondamental proposé par ce penseur est l’indépendance du monde et des réflexions que nous avons de lui. Le RC se pose en alternative aux paradigmes épistémologiques (post-)positivistes, interprétativiste et constructivistes selon Guba et Lincoln ou pragmatique (Wynn & Williams, 2012; Sayer, 2000; Walliman, 2011; Avenier, 2011; Avenier & Gavard-Perret, 2012). Il propose notamment le dépassement du réalisme naïf (Smith, 2006), de l’erreur épistémique ou

« epistemic fallacy » (Mingers, 2004; Bhaskar, 1998) qui consiste à confondre le niveau

ontologique (la nature du réel) avec le niveau épistémologique (la relation sujet/objet de la recherche) et plus généralement de l’erreur anthropique ou « anthropic fallacy » (Mongers, 2001). Mais surtout, il souhaite supplanter le clivage entre les sciences naturelles ou exactes et les sciences sociales en postulant l’existence d’une réalité ontologique indépendante des sujets qui l’observent (dimension intransitive) mais admet aussi, au niveau épistémologique, la phénoménologie du réel (dimension transitive) et la logique herméneutique, donc la subjectivité de la connaissance humaine (Easton, 2010). Cette dernière est par conséquent faillible et médiatisée par les structures sociales auxquelles le chercheur ou le simple observateur appartient (culture, histoire, convictions notamment).

Pour comprendre ce principe, le RC propose une ontologie stratifiée en trois niveaux imbriqués. Ce cadre fonctionne d’une manière identique pour le monde physique et pour le monde social malgré une différence de nature des phénomènes (Mingers, 2004). Concernant le monde social, on trouve :

- le réel (parfois qualifié de « profond ») inaccessible directement qui inclut les mécanismes générés par les structures des entités et leurs relations (acteurs humains, objets physiques, logiciels, etc.) ;

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- le réel actualisé (ou factuel) qui intègre les évènements émergents et contingents (ou du moins spécifiques au contexte géo-historique) provenant des mécanismes actifs dans le domaine du réel (notion de conditions causales non régulières puisque le monde social ne peut pas être dans un quelconque système expérimental « fermé ») ;

- le réel empirique20 qui contient les évènements accessibles par nos sens et donc potentiellement mesurables (figure 2).

Par exemple, les bricolages que nous étudions dans ce document sont visibles par nos sens, ils font donc partie du réel empirique. Un des objectifs de notre recherche est donc de déterminer quels sont les mécanismes sous-jacents qui expliquent l’émergence de ces évènements (Hédoin, 2010). Dans ce cas précis, le niveau ontologique du réel est « réel » parce que des structures sociales impactent l’action humaine d’une manière observable. Par comparaison, en sciences exactes, la mise en stationnaire d’un hélicoptère se situe dans le domaine empirique, la compensation du poids de l’aéronef par la force de portance est un des mécanismes qui explique la capacité d’un hélicoptère à se sustenter d’une manière autonome. Mais il n’est pas le seul puisque d’autres mécanismes non observables peuvent rentrer en compte comme la force et la direction du vent, l’effet de sol, l’effet de vortex, etc.

Ces deux exemples montrent que malgré des phénomènes étudiés différents, le cadre d’explication du RC est commun puisqu’il est question de mécanismes non observables directement. Le RC postule donc que dans ces deux cas, les connaissances élaborées sont faillibles et nécessitent une rétroduction (abduction) afin d’affiner l’explication par la proposition perpétuelle de nouvelles inférences sous formes d’hypothèses qu’il conviendra par la suite de tester. Hédoin (2010) précise à ce titre que la « conception structurée du monde social et du monde naturel développée par le RC implique une reconsidération de l’objectif de la science : plutôt que de prédire l’occurrence d’événements à partir de la découverte de régularités déterministes, il s’agit au contraire de mettre au jour les mécanismes causaux issus des structures sous-jacentes » ; ces explications obtenant alors le statut de « plausibles » (Avenier & Gavard-Perret, 2012).

20 Ce niveau ne doit pas être confondu avec l’empirisme qui indique que l’expérience sensible est à l’origine d’une connaissance valide (inductivisme).

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Figure 2. L’ontologie stratifiée du Réalisme Critique.

Deux raisons nous ont amené à choisir ce cadre épistémologique. Tout d’abord, les principes du RC nous ont semblé pertinents pour opérationnaliser le concept de sociomatérialité. En effet, si les auteurs de cette notion nous indiquent que le dépassement de la vision duale technologie / social est nécessaire, ou du moins potentiellement bénéfique, ils ne nous expliquent pas comment procéder. Par conséquent le passage du niveau sociotechnique à celui de la sociomatérialité s’avère extrêmement difficile à conceptualiser et encore plus délicat à concrétiser pour aider les praticiens. Le RC, grâce à la stratification ontologique du monde social, peut dans notre contexte être considéré comme un puissant outil nous permettant d’atteindre ce niveau sociomatériel : l’objectif est de réaliser une montée en abstraction afin d’intégrer dans les débats entre praticiens (développeurs, key-users,

end-users, etc.) des plausibles « entités » fondamentales mais non observables ou non mesurables

afin de participer à l’évolution du Système d’Information par la prise en compte des bricolages. Cette démarche outrepasse avantageusement le couple technologie / social ainsi que sa « sur-focalisation ».

La seconde raison du choix du RC est d’ordre épistémologique et plus personnel. Nous acceptons volontiers la possibilité que nos résultats soient faillibles et qu’il soit nécessaire de réaliser de nouvelles inférences rétroductives afin d’améliorer ou de remettre en cause certaines parties de nos travaux.

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Encadré 2 Synthèse du chapitre 2

Notre problématique générale s’intéresse aux effets de l’implémentation des Technologies de l’Information et de la Communication dans l’armée de Terre française.

Notre niveau d’analyse est celui de la patrouille d’hélicoptères de combat, c'est-à-dire

d’un groupe constitué de 5 à 13 personnes réparties en 2 ou 3 équipages et soutenues par une personne experte de l’utilisation du MPME.

Notre recherche qualitative au sens de Yin (2011) est de type étude de cas unique

longitudinale.

Il est apparu lors d’expérimentations sur des simulateurs tactiques visant à répondre à cette première problématique que les équipages ne développaient pas de résistance particulière mais recombinaient les ressources naissantes de multiples technologies, dont certaines

étaient externes au MPME, pour réaliser et optimiser leur travail. Il fallait donc sortir de

ce cadre expérimental afin de s’intéresser aux situations naturelles.

Le terme de bricolage exprime d’une manière remarquable nos constatations puisque pour Ciborra, il est « un ensemble de pratiques basées sur du matériel de seconde main mobilisé afin de construire une structure ou un artefact lorsque rien de plus approprié

n’est à la disposition des acteurs ».

Question de recherche

Comment la prise en compte des usages émergents d’une Technologie de l’Information peut participer à l’évolution du Système d’Information ?

1ère sous-question de recherche

Quelles peuvent-être les différentes approches théoriques des bricolages ?

2nd sous-question de recherche

Quelle procédure de retour d’expérience est la plus pertinente pour

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Le choix délibéré du cadre épistémologique du Réalisme Critique a été une étape décisive dans nos travaux. Il est le fruit d’un travail réflexif, conséquent et complexe qui a débouché sur une construction cohérente de l’ensemble de notre de notre recherche.

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Chapitre 3

L’Aviation Légère de l’Armée de Terre, une