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La guerre en réseau ou la céleustique du XXI ème siècle

4.1.1. Le concept de Network-Centric Warfare

a. Du « Digitization of the Battlefield » au concept de NCW

Le NCW est un « concept d’opérations militaires fondé sur la supériorité informationnelle qui génère une augmentation de la puissance de combat grâce à la mise

en réseau des senseurs, décideurs et tireurs. Il permet d’accéder à une situation

opérationnelle partagée, d’accélérer le processus décisionnel et le tempo des opérations, d’augmenter la létalité et la survivabilité et d’atteindre un certain niveau d’autosynchronisation »37 (United States Joint Staff, 2005).

Le NCW est un concept issu de l’évolution fulgurante des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans les économies occidentales à la fin des années 80. C’est l’un des mythes mobilisateurs de la supériorité militaire absolue des États-Unis qui découle de la Révolution dans les Affaires Militaires ou RMA (de Durand, 2003) et qui se veut être une réponse militaire globale émergente à l’ère de l’information.

Ce concept de NCW a été présenté pour la première fois en 1997 par le vice-amiral Américain Arthur Karl Cebrowski (directeur de l’Office of Force Transformation de novembre 2001 jusqu’à son décès en 2005) lors d’une conférence donnée à l’Institut Naval des États-Unis. Toutefois, c’est l’article « Network-Centric Warfare : Its Origins and Future »

37 « An information superiority-oriented concept of operations that generates increased combat power by networking sensors, decision-makers, and shooters to achieve shared awareness, increased speed of command, higher tempo of operations, greater lethality, increased survivability, and a degree of selfsynchronization ».

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(Cebrowski & Gartska, 1998) qui fait généralement référence (ce document fondateur dans le domaine du NCW est intégralement retranscrit en annexe 7). Cette « date de naissance » du NCW ne doit pas occulter des travaux antérieurs débutés par l’armée américaine dans les années 80 et qui faisaient déjà référence à certains de ses préceptes sous le vocable (toujours d’actualité) de « Digitization of the battlefield » (Cardine, 1994). On trouve entre autres les premiers systèmes opérationnels dès le milieu des années 90 faisant suite à des études ayant commencé dans les années 1980. De plus, la première démonstration de combat numérisé semble dater de mars 1993 (Cardine, 1994; Thomas, 1998) et la première expérimentation au niveau du bataillon, réalisée l’année suivante, se solda par un échec. Ce qui eut pour conséquence un rapport de la Cour des Comptes Américaine demandant de mettre en place des objectifs et résultats quantifiables… Enfin, la paternité du NCW est parfois contestée au profit de l’Amiral Owens (1995; 1996) qui aborda en 1995 plusieurs notions reprises lors de la conférence de Cebrowski de 1997. Cependant, l’article de l’Amiral Owens ne fait pas référence explicitement au NCW puisqu’il traite « uniquement » de l’émergence du principe de système de systèmes.

Concernant la notion de « Digitization of the battlefield », Cardine en donne une définition relativement proche du concept de NCW sans toutefois aborder une réelle vision du combat collaboratif en réseau : « La numérisation du champ de bataille fournit au combattant un réseau d’information numérique intégré qui supporte le système d’arme et qui assure la supériorité décisionnelle du commandement »38. L’auteur dépeint ensuite quatre problèmes qui ne sont pas encore totalement résolus, même pour le pays fondateur que sont les États-Unis :

- incompatibilité des formats informatiques et protocoles radio entre les systèmes de

génération et de technologies différentes due, par exemple, à une faible cohérence d’évolution d’ensemble des TIC ou à une dyschronie des programmes d’armement ;

- ambiguïté entre les aspects d’automatisation des fonctions C2 et celles liées à la

numérisation du champ de bataille. En d’autres termes, quelles sont les fonctions qui

peuvent être automatisées pour alléger la gestion des combats et quelles sont celles qui

38 « It provides the Warfighter an integrated digital information network that supports warfighting systems and assures C2 decision-cycle superiority ».

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doivent uniquement rentrer dans le cadre de la dématérialisation des informations en laissant la décision finale par l’opérateur ?

- éloignement des combats et capacité létale démultipliée. Ce domaine est d’ordre

éthique et fait face à des problématiques humaines comme celles des pilotes drones qui, grâce à la technologie, peuvent participer la journée à des interventions armées très dures et rentrer le soir chez eux comme n’importe quel employé de bureau ;

- impact critique de la limitation des moyens de communication sur le combat. Ce

point, que nous aborderons plus loin, n’est pas propre au combat numérisé puisque la criticité des moyens de communication est présente depuis au moins la seconde guerre mondiale (exemple : la machine électromécanique portable d'origine allemande Enigma). Le NCW s’intègre dans la notion plus large du processus de transformation (et non plus de révolution, encadré 16) des forces armées américaines et fait écho à la montée en puissance des TIC dans le monde civil. Il est parfois considérée comme une théorie émergente de la guerre, allant jusqu’à la remise en cause de certains principes militaires pluricentenaires comme le « brouillard de la guerre » et la « friction de combat » avancés par Clausewitz au 19ème siècle (Von Clausewitz, 2006; 1959). Toutefois, c’est principalement l’ère industrielle avec sa métrique dépassée (massification des hommes et des armes par exemple39) qui est considérée comme obsolète (Office of Force Transformation, 2005). L’ignorance des capacités ennemies dans les combats des siècles précédents, et donc de certaines informations quantitatives et qualitatives, entrainait ipso facto ce que Cares (2005) appelle « la taxe de l’ignorance »40 : il fallait payer le prix en Hommes et matériels pour que la force brute rende simple un monde complexe… Cette logique est maintenant remplacée par le principe appelé

Effects Based Operations ou EBO (Wasinski, 2009). La planification d’équipements est

décidée en fonction de l’effet militaire que l’on souhaite atteindre et non plus en fonction de la puissance supposée de l’adversaire (Maulny, 2006). Selon ses partisans, un des objectifs principaux de l’EBO est l’amélioration de la précision des armes : « fournir la bonne

39 Publication annuelle éditée par l’Institut International d’Études Stratégiques :

http://www.iiss.org/publications/military-balance/

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information, au bon moment, au bon décideur afin d’activer le système d’arme adéquat et d’obtenir les effets souhaités »41 (Cares, 2005).

Encadré 16

Revolution, Transformation et Effects Based Operations

Le terme Transformation a remplacé celui, plus polémique, de Revolution lancé en avril 1994 suite aux enseignements tirés de l’opération Desert Storm (1990-1991) : « les guerres que mèneront les États-Unis ne peuvent plus prendre la forme de l’opération Desert Storm en Irak. […] les Américains s’étaient efforcés d’égaler en nombre les forces armées irakiennes. […] Les Américains vont donc a posteriori tenter de conceptualiser les conséquences de l’entrée en service dans les armées américaines de matériels incorporant des technologies nouvelles : TIC, senseurs, etc. » (Maulny, 2006).

Le principe d’EBO (ou EBAO pour l’OTAN) fait déjà débat au profit du concept de

« Comprehensive Approach », plus éloigné de la version militaire américaine d’EBO

(Johnson, 2009; Johnson, 2010; Millot, 2011). La définition française de l’Approche Globale est, dans le cadre de la gestion des crises extérieures, une « méthode visant à la prévention ou au règlement durable et rapide d’une crise par la synergie des actions réalisées par les différents intervenants dans les domaines de la gouvernance, de la sécurité et du développement économique et social » (Centre Interarmées de Concepts, de Doctrine et d'Expérimentations, 2012).

41 « Providing the right information at the right time to the right decision-maker to apply the right weapon for the right effect ».

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Figure 9. La guerre à l’âge de l’information (OFT, 2005).

Commentaires de la figure 9 : le NCW se situe à l’intersection de quatre domaines de la guerre : le domaine physique, le domaine informationnel, le domaine cognitif et le domaine social :

- le domaine physique est l’espace spatio-temporel des combats. C’est donc le lieu et le moment où les unités militaires se déplacent et agissent. Il couvre l’espace terrestre, maritime, aérien et spatial. C’est donc le cadre spatio-temporel dans lequel le NCW est appliqué ;

- le domaine informationnel traite des informations mais aussi des moyens de les collecter, traiter et diffuser. Il inclut par conséquent les dispositifs techniques du NCW et ses principes physiques comme les ondes et le spectre électromagnétique ;

- le domaine cognitif traite de principes difficilement observables comme l’expérience, les compétences, les processus décisionnels et les capacités individuelles de maintenir et développer une conscience de la situation pertinente au sein des opérations réseau-centrées ;

- le domaine social représente les aspects culturels, symboliques et langagiers qui peuvent être compromis à travers une numérisation de l’ensemble des interactions qui se faisaient autrefois à la voix et en face-à-face.

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