• Aucun résultat trouvé

Partie I : Les coordonnées de la recherche

Chapitre 2. Le cadre théorique et conceptuel de l’argumentation

2.1. Le champ de l’argumentation

2.1.1. La Nouvelle rhétorique

20

L’histoire récente de la rhétorique attribue l’éclosion de ce qu’on appelle la Nouvelle

rhétorique aux travaux de C. Perelman, philosophe et juriste belge d’origine polonaise (1912-

1984) et disciple du philosophe Eugène Dupréel8. Perelman devient à partir du milieu du XXe

siècle une figure emblématique de la renaissance des théories argumentatives en publiant plusieurs ouvrages, dont le plus marquant est assurément le Traité de l’argumentation, la

Nouvelle rhétorique (désormais Traité), publié en 1958 avec la collaboration de Lucie

Olbrechts-Tyteca9. L’originalité de la Nouvelle rhétorique (NR) réside d’une part dans sa

critique de la réduction de la rhétorique à une science des figures et, de l’autre, dans le rationalisme cartésien qui se construit en réaction aux sophismes d’une certaine rhétorique fleurie; elle effectue un retour à la source et aux concepts fondateurs de la rhétorique de l’époque de la Grèce classique. Le Traité consiste à définir la NR comme une « étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroitre l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment » (Traité, 1958/1992 : 5) plutôt qu’une science des figures et des tropes. Celles-ci ne devraient qu’être outil parmi d’autres pour persuader et convaincre un auditoire et non pas la préoccupation principale quand l’on argumente. Il s’agit d’une conception qui prend d’une part le contrepied de l’héritage scolastique de l’argumentation et qui se situe d’autre part à l’antipode des courants logicisants qui associent argumentation et logique formelle, donc raisonnement et preuve.

Ces positions continuent à exercer une grande influence dans les différentes disciplines qui ont pour objet l’argumentation. Leur cadre de référence est celui de la logique juridique, qui, selon Perelman (1970; 1977), ne doit pas être confondue avec la logique formelle, dans la mesure où elle ne se construit pas sur une des vérités certaines, mais plutôt sur ce qui est probable et plausible. L’argumentation ne serait pas de l’ordre de la démonstration, mais de celui du possible et du vraisemblable. En ce sens, Perelman exclut le positivisme du domaine de l’action humaine et de la prise de décision qui y préside; il rejette également la tradition cartésienne épistémologiquement dominante depuis la diffusion du Discours de la méthode et Les méditations métaphysiques. Il y a dans la critique perelmanienne du positivisme et de

8 Eugène Dupréel (1879-1967) philosophe et sociologue belge qui se démarqua par le rejet de l’idée de la

connaissance nécessaire développée par la philosophie classique. La vérité, selon ce philosophe, n’est autre que celle qui nous parait être compte tenu de nos connaissances.

21

la logique formelle les influences de son maitre Dupréel et du relativisme épistémologique de ce dernier. On retrouve encore les traces de cette influence dans la critique que Perelman mène contre le rationalisme cartésien en lui opposant une doctrine de l’opinion comme fondement de l’action, inspirée de la doxa aristotélicienne. D’ailleurs, dans l’introduction du

Traité, les auteurs attribuent la responsabilité du recul des études argumentatives à Descartes

qui considère l’opposition de deux opinions comme le signe d’une erreur, alors que cette opposition est vue dans le Traité comme un élément constitutif de la rationalité humaine. Ainsi, avec la NR, on assiste à une réhabilitation du vraisemblable : « Le domaine de l’argumentation est celui du raisonnable, du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul », lit-on dans l’introduction du Traité (1958/1992 : 1). C’est le retour de l’eikos aristotélicien, autrement dit la valorisation du vraisemblable comme critère d’une certaine forme de rationalité, contre les idées « claires et distinctes » du rationalisme cartésien; le triomphe de l’imagination et de la ressemblance, mais tout en gardant un lien avec l’atteinte de la vérité comme possible et potentielle plutôt que comme certitude. La vérité est imaginée, supposée et non pas produite par une quelconque régularité. Le vraisemblable représente donc une ouverture, une démocratisation du discours, puisque l’eikos, à l’opposé de l’asphaleia (la certitude), est ce qui est normal, ce qui est fréquent, ce à quoi on peut s’attendre (Desbordes, 2006 : 24) et auxquels, de surcroit, la réfutation et l’objection sont inhérentes. Réfutation et objection du vraisemblable, par du vraisemblable. En excluant le dogmatisme des affaires humaines, l’entreprise de la NR aurait pu être comparée au scepticisme des sophistes tel que le traduit le célèbre aphorisme de Protagoras qui fait de l’homme la mesure de toute chose. À cette difficulté, le Traité propose une parade ingénieuse grâce au concept de l’auditoire. Celui-ci devient le critère qui permet de fonder la vraisemblance ou l’invraisemblance d’une proposition. En soumettant la valeur de l’argumentation au critère de l’auditoire universel, un argument aurait ainsi sa valeur de celle l’auditoire qui l’admet. Autrement dit, un argument admis par un auditoire universel peut se prévaloir du même qualificatif. C’est l’auditoire qui sauve la Nouvelle rhétorique des dérives de la sophistique, tout en gardant comme horizon de toute argumentation l’obtention de l’adhésion de l’auditoire. C’est ce qui amènera Perelman et Olbrechts-Tyteca à consacrer des

22

pages entières de la deuxième partie du Traité à la sélection des données comme condition du succès de toute conduite argumentative : « Le fait de sélectionner certains éléments et de les présenter à l’auditoire, lit-on à la page 155, implique déjà leur importance et leur pertinence dans le débat ». Les données ne sont pas des matériaux par lesquels un argumentateur meublera son discours, mais plutôt des énoncés qui doivent faire l’objet de sélection et d’interprétation pour les adapter d’abord à l’auditoire et aussi aux desseins de l’énonciateur. Voici ce qu’on peut lire dans le Traité à ce propos :

Notons aussi que l’interprétation peut être non pas simple sélection, mais aussi création, invention de signification – ces diverses interprétations ne sont pas toujours incompatibles, mais la mise en évidence de l’une d’entre elles, la place qu’elle occupe à l’avant-plan de la conscience, rejette souvent les autres dans l’ombre. L’essentiel d’un grand nombre d’argumentations résulte de ce jeu d’interprétations innombrables et de la lutte pour en imposer certaines, en écarter d’autres.

Perelman et Olbrechts-Tyteca, 1958/1992, p. 163. Ainsi, le choix des données et leur adaptation en vue de l’argumentation impliquent autant leur interprétation, leur clarification et, étonnamment, aussi leur éventuel obscurcissement. Les critères déterminants sont l’auditoire comme garantie et l’efficacité, comme finalité de l’argumentation.

Les conditions du succès des conduites de l’argumentation sont au cœur du travail de Perelman. Il souligne pour cela l’importance pour un argumentateur de connaitre les affects et les tendances de l’auditoire de même que le groupe sociologique de ce dernier. L’argumentation se retrouve ainsi comme le souligne d’ailleurs Perelman à l’intersection de deux champs d’études, la psychologie et la sociologie, dont la synthèse actuelle, nous semble- t-il, est la psychologie sociale. Mais on retrouve aussi dans le Traité une attention aux aspects langagiers comme autres conditions de succès, notamment l’adoption d’un langage commun nécessaire à la communauté d’esprit. On y retrouve une attention à la forme des phrases, au choix des mots, entre autres. Fidèle à la tradition aristotélicienne, la NR est une tentative d’embrasser la totalité du fait argumentatif dans sa dimension psychologique, sociologique et langagière.

23

Pour conclure cette brève présentation, soulignons l’ampleur de l’influence que le père de la Nouvelle rhétorique continue à exercer dans les différentes branches des sciences humaines, mais aussi l’héritage de ses enseignements au sein de l’Université Libre de Bruxelles qui compte de nombreux chercheurs se réclamant de cet héritage et qui le développent, dont Michel Meyer, Emmanuelle Danblon, Michel Oléron et bien d’autres. Perelman aura aussi exercé une grande influence par les nombreux échanges qu’il a eus avec des penseurs comme Marc Fumarolli, Hans-Georg Gadamer, Lucien Goldmann, Karl R. Popper, Paul Ricœur. Bref, il s’agit d’une œuvre colossale au sein de laquelle nous avons dû faire une sélection en tentant de trahir le moins possible sa richesse et sa complexité.