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Partie I : Les coordonnées de la recherche

Chapitre 2. Le cadre théorique et conceptuel de l’argumentation

2.1. Le champ de l’argumentation

2.1.5. L’argumentation dans la langue

Les travaux d’O. Ducrot et de J.-C. Anscombre adoptent une approche linguistique de l’argumentation qui étudie des aspects inexplorés par les approches rhétoriques précédentes (Ducrot et Anscombre, 1983). Selon ces deux linguistes pragmaticiens, l’activité argumentative est une composante fondamentale de la signification de tout énoncé et pas seulement de l’activité verbale spécifique visant à convaincre. La théorie de l’argumentation dans la langue (ADL) propose une autre conception de l’argumentation qui consiste en la mise à nu de la fonction de guidage et d’orientation de tout énoncé. Ils réalisent ainsi un nouveau découpage disciplinaire où l’argumentation, la sémantique et la pragmatique se retrouvent intégrées dans une discipline unique appelée pragmatique intégrée à la sémantique. Il s’agit d’une théorie qui conçoit l’activité linguistique comme intentionnelle. Autrement dit, la sémantique intentionnelle définit le sens à partir des intentions du locuteur. Elle s’oppose à la sémantique véri-conditionnelle qui vérifie les conditions de vérité d’un énoncé. La notion d’intentionnalité revêt une importance cruciale dans l’ADL dans la mesure où elle permet d’établir des typologies des modes de communication. Ces derniers reposent certes sur des critères d’intentionnalité de l’émetteur, mais aussi sur la conscience ou

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l’inconscience du récepteur des opérations de guidage dont il fait l’objet. La communication linguistique reposerait ainsi sur un jeu complexe d’intentions du locuteur et de reconnaissance de la part du locuteur de ces intentions par le destinataire. Le sens d’un énoncé est constitué d’une forme d’influence que l’on appelle la force argumentative et qui oriente autant la signification que la compréhension des énoncés. Les opérations d’orientation se font par le moyen des connecteurs pragmatiques qui imposent un certain nombre de contraintes. La théorie de l’argumentation dans la langue attribue aux connecteurs une fonction d’orientation : car, parce que et puisque par exemple ont une fonction argumentative, tandis que, mais et pourtant assurent une fonction de contreargumentation, en plus d’autres connecteurs comme ainsi, alors (fonction consécutive) ou encore des connecteurs tels que en fin de compte, bref (fonction évaluative). Il s’agit d’une vision différente de ce qu’on retrouve dans la théorie de la pertinence qui attribue aux connecteurs une fonction d’encodage procédural et non une quelconque fonction argumentative (Lecavalier, 2003). Les connecteurs jouent donc un rôle de premier ordre dans le balisage de la compréhension des énoncés. « Être capable d’interpréter un discours, écrit Moeschler, signifie être capable de satisfaire les contraintes d’interprétation posées par le discours » (Moeschler, 1985 : 14). Il s’agit d’une autre catégorie de contraintes tout aussi importantes que les contraintes du système sans lesquelles la communication et l’interprétation souffriraient de nombreux blocages. Moeschler résume le projet de la pragmatique intégrée dans les termes suivants : « L’idée centrale de Ducrot est de caractériser le sens d’un énoncé à partir d’instructions argumentatives. Une instruction obligeant à chercher une conclusion présentée par un argument, associe à l’énoncé une orientation argumentative » (p. 18). Mais en plus de la dimension intentionnelle de l’argumentation dans la langue, celle-ci inclut également une dimension conventionnelle et institutionnelle dans la mesure où la reconnaissance des intentions de l’énonciateur se fait selon certaines conventions instituées qui imposent de conclure de telle ou d’une telle façon. Il s’agit des topos, concept fondamental dans la théorie de l’argumentation et qui représente un principe général rendant possible l’accès à une conclusion. L’argumentation n’est plus cette relation qui relie un argument à une conclusion comme on le trouve chez Toulmin. La relation argumentative est en fait un ensemble de propriétés caractérisant la relation entre deux énoncés, l’un servant à

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faire admettre l’autre. Il faut dire que la théorie du topoï chez Ducrot et Anscombre représente également une réponse à la question des rapports entre la sémantique, la pragmatique et la rhétorique. Le sens d’un énoncé n’est donc pas déterminable à partir de la forme de surface, mais par la mobilisation de « principes généraux qui servent d’appui au raisonnement, mais qui ne sont pas ce raisonnement » (Anscombre, 1995); ces principes sont implicites et se présentent comme allant de soi au sein d’une communauté. Anscombre cite l’exemple du slogan comme un modèle de topos fabriqués quand il réussit à obtenir l’assentiment de la communauté12; les discours politiques sont aux côtés du discours publicitaire l’espace

privilégié de la création et du déploiement des topos. À la différence de Perelman pour qui le juste par exemple se définit en fonction de principes externes, nous retrouvons chez Ducrot et Anscombre une conception des topos assez proche de celle de Toulmin; ils relèveraient de la langue et sont donc d’ordre intralinguistique. La dernière caractéristique des topos est qu’ils sont graduels puisque la force persuasive qui en résulte peut être plus ou moins forte. La théorie des topos élaborée par Anscombre et Ducrot constitue ainsi une pièce maitresse de la théorie de l’argumentation dans la langue et elle constitue aussi l’un des aspects les plus élaborés et les plus féconds.

Si en analyse de discours et dans la Nouvelle rhétorique l’argumentation est axée sur les études des stratégies discursives et non sur les moyens linguistiques dont dispose le destinateur, on assiste avec la théorie de Ducrot et d’Anscombre à un renversement où l’argumentation est envisagée comme opération linguistique. Cette façon d’envisager l’argumentation a trouvé des adeptes parmi les didacticiens de la langue et surtout parmi les concepteurs de manuels qui y retrouvaient des aspects négligés en argumentation, notamment les indices repérables à la surface des textes comme les connecteurs, les phénomènes de polyphonie et la distinction que Ducrot opère entre locuteur et énonciateur.