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CHAPITRE 2 Cadre théorique

2.2 La gestion des tensions paradoxales

Les tensions générées par les deux pôles contradictoires A et B sont traitées de trois façons : éviter les tensions, tenter de trouver une solution ou encore, les accepter. Ces trois formes de gestion de tension, que nous nommons l’évitement, la résolution et la juxtaposition (cette typologie est originale), sont présentées dans cette section et sont résumées au tableau 2.1. Cette synthèse ne prétend pas être exhaustive, mais sert plutôt à différencier les principales stratégies utilisées face au paradoxe. Chacune de ces trois façons d’aborder la contradiction est associée aux approches de gestion classique, contingente et paradoxale mentionnées à la section 2.1.

Une approche de gestion des tensions paradoxales comporte une analyse des tensions qui sont gérées selon un raisonnement « et/et » (« both/and ») qui fait ressortir la dynamique positive de gestion des éléments contradictoires ou un raisonnement « soit/soit » (« either/or ») qui en fait ressortir la dynamique négative. La dynamique positive ne vise pas à éliminer le paradoxe, mais à en explorer les tensions de façon à les faire cohabiter (Lewis, 2000). La dynamique négative cherche à éliminer l’anxiété

89 causée par les tensions en éliminant un pôle contradictoire, mais en fin de compte ne fait qu’aggraver les tensions paradoxales (Lewis, 2000). Comment les tensions d’un paradoxe sont-elles gérées selon les logiques dichotomiques « et/et » et « soit/soit »? Pour faciliter la présentation de la réponse à cette question, les trois stratégies de juxtaposition, de résolution et d’évitement seront exposées en suivant le tableau 2.1 de bas en haut.

90 Tableau 2-1- Stratégies de gestion des tensions paradoxales

STRATÉGIE ACTION LOGIQUE PRATIQUE

Juxtaposition

Recadrage :

Introduire un nouveau cadre de référence qui permet de dépasser la contradiction (Josserand et Perret, 2003, 2000)

Transcendance (Lewis, 2000) Et/et

synchronique Pensée paradoxale (Westenholz, 1993)

Acceptation :

Séparation des tensions en appréciant les différences paradoxales (Poole et van de Ven, 1988)

Et/et

synchronique Paradoxical inquiry (Lüscher et Lewis, 2008)

Confrontation :

Discuter des tensions pour construire une pratique accommodante (Lewis, 2000)

Et/et

synchronique Humour (Martin, 2004; Hatch et Erlich, 1993)

Résolution

Différenciation : Séparation spatiale ou temporelle des tensions (Smith et Lewis, 2011) Et/et distanciée Et/et diachronique Séparation spatiale et séparation temporelle (Poole et van de Ven, 1989) Compartimentage

(Josserand et Perret, 2003, 2000)

Intégration :

Découverte de synergies qui accommodent les pôles opposés (Smith et Lewis, 2011)

Et/et

fragmentaire Synthèse (Lewis et Smith, 2011; Clegg et autres, 2002; Poole et van de Ven, 1989)

Évitement

Hiérarchisation : Retenir des solutions qui favorisent un pôle au détriment de l’autre (Josserand et Perret, 2000)

Soit/soit Résolution d’un dilemme (Westenholz, 1993)

Compromis : Mettre de l’avant une situation intermédiaire (Josserand et Perret, 2000)

Soit/soit Affaiblissement mutuel des extrêmes (Josserand et Perret, 2000)

Réaction défensive : Réduire l’inconfort des tensions par l’élimination d’un côté de la polarité (Lewis, 2000) Soit/soit Différenciation, répression, régression, projection, déni, (Vince et Broussine, 1996; Lewis, 2000) Source : original

92 La seconde façon d’éviter les tensions paradoxales est le compromis qui consiste à mettre de l’avant une situation à moyen terme reposant sur un compromis des deux options (Josserand et Perret, 2000). Puisqu’il repose sur des concessions de chaque option et « ne permet pas d’exploiter les potentialités des deux pôles » (Josserand et Perret, 2000, p. 33), le compromis ne donne pas de bons résultats quand la situation est complexe puisqu’elle s’appuie principalement sur la logique formelle (Josserand et Perret, 2000).

La troisième façon d’éviter les tensions contradictoires consiste à utiliser des pratiques défensives, notamment la différenciation, qui polarise davantage les éléments contradictoires, en créant par exemple des distinctions « nous/eux » artificielles; la répression, qui consiste à bloquer les souvenirs d’expériences déplaisantes; la régression, qui est le recours à des actions sécurisantes du passé; la projection, qui fait intervenir le transfert de défauts personnels à un bouc émissaire; et le déni, qui consiste à refuser d’accepter une réalité déplaisante (Vince et Broussine, 1996; Lewis, 2000). Contrairement à la hiérarchisation et au compromis, qui sont basés sur la rationalité, les pratiques défensives sont liées à une réaction émotive qui sert à protéger l’ego dans le cas d’une réaction individuelle et qui sert à maintenir une culture organisationnelle dans le cas d’une réaction qui s’étend à un groupe organisationnel (Vince et Broussine, 1996) et servent à éviter temporairement ou réduire l’effet négatif des tensions (Lewis et Smith, 2014). À l’instar de la hiérarchisation et du compromis, ces réactions ne tiennent pas compte simultanément des deux pôles.

Ces trois actions de gestion de paradoxe, la hiérarchisation, le compromis et la réaction défensive, sont fondées sur une logique de « soit/soit » et servent à simplifier la situation qui souvent est trop complexe. À l’opposé, dans une dynamique positive, les acteurs affrontent le paradoxe en explorant plutôt qu’en supprimant les tensions

94 temporelle est donné par Talbot (2003) qui considère que le dilemme entre la décentralisation et la centralisation est un dilemme entre la décentralisation opérationnelle et la centralisation stratégique qui se résout par une distinction temporelle : la décentralisation opérationnelle a une portée à court terme alors que la centralisation stratégique a une portée à long terme. La centralisation et la décentralisation deviennent ainsi des éléments complémentaires plutôt que contradictoires.

La logique dichotomique utilisée est celle du « et/et », mais n’est pas synchronique ou simultanée dans le temps et l’espace. Dans le cas de la séparation ou du compartimentage spatial, cette logique « et/et » est distanciée. Dans le cas de la séparation ou du compartimentage temporel, cette logique « et/et » est diachronique, c’est-à-dire qu’elle a lieu sur deux périodes de temps distinctes.

Une autre façon de résoudre les tensions paradoxales est de faire une synthèse des deux pôles qui sont considérés comme une thèse et son antithèse respectivement (Poole et van de Ven, 1989; Smith and Lewis, 2011). Smith et Lewis donnent l’exemple empirique suivant :

In their action research Beech et al. (2004) offered an example in the health care industry, a field pulled in opposing directions by demands for medical and managerial skills. In their study a synthesis emerged through the educational merger of medical and business degrees. Yet the fundamental duality persisted. Such hybrid professionals gradually became focused on their medical peers and roles, eventually intensifying the need for greater business acumen (Smith et Lewis, 2011, p. 388).

La logique dichotomique utilisée consiste en un « et/et » fragmentaire, puisque la synthèse de la thèse et de l’antithèse souligne les convergences et non les divergences

96 rationalité et de linéarité pour accepter les paradoxes comme des énigmes insolubles et persistantes (Smith et Lewis, 2011), on aboutit à un recadrage qui permet de dépasser la contradiction (Josserand et Perret, 2003).

Le second moyen de juxtaposer les tensions est l’acceptation du paradoxe, ce qui laisse entendre englober les tensions (Smith et Lewis, 2011) à l’aide de pratiques comme le questionnement paradoxal, qui consiste à construire le sens par une compréhension qui s’adapte aux tensions persistantes plutôt que de les éliminer (Luscher et Lewis, 2008). Dans leur recherche-action auprès des cadres opérationnels, réalisée durant une restructuration importante de la firme danoise LEGO entraînant l’établissement d’équipes autogérées, Luscher et Lewis (2008) décrivent le processus de collaboration qui a permis de transcender le paradoxe. Ils mentionnent notamment qu’il s’agit d’une série de questionnements qui, non seulement permet de distinguer la logique existante pour décrire la situation, mais qui permet également d’explorer d’autres points de vue accentuant les polarités et la façon dont elles sont reliées pour enfin questionner les solutions simplistes en encourageant l’expérimentation : « By recognizing that they could never choose between competing tensions, because either option intensified needs for its opposite, they […] opened discussions to consider both/and possibilities » (Smith et Lewis, 2011, p. 391). L’acceptation des tensions paradoxales s’appuie sur une logique dichotomique « et/et » qui est synchronique. Le troisième moyen de juxtaposer les tensions est la confrontation des éléments contradictoires pour construire une pratique accommodante (Lewis, 2000). Une façon de le faire est d’utiliser l’humour. Dans leur étude empirique sur les réunions de gestion dans une multinationale informatique, Hatch et Erlich (1993) constatent qu’en se moquant de leurs préoccupations, les cadres intermédiaires reconnaissent qu’ils surveillent leurs employés tout en étant eux-mêmes étroitement surveillés par leur propres patrons (Lewis, 2000). Cette façon de confronter les tensions est

97 synchronique. La juxtaposition tient compte simultanément des deux pôles plutôt que de chercher à résoudre ou à éviter les tensions générées par le paradoxe.

L’avantage de la perspective paradoxale comme cadre théorique, c’est que cela nous force à poser une question différente par rapport à notre objet de recherche et ainsi nous permet d’élargir notre compréhension d’un phénomène organisationnel (Poole et van de Ven, 1988). La question suivante est associée au cadre théorique et guidera l’analyse des données : s’il y a des tensions paradoxales dans le discours entre cadres de direction centraux et régionaux, comment les acteurs les gèrent-ils?

Avant de conclure ce chapitre et de présenter le cadre méthodologique, nous voulons brièvement comparer la gestion des tensions paradoxales avec le cadre EVL (Exit, Voice and Loyalty) introduit par Hirschman (1970) et le modèle EVLN (Exit, Voice, Loyalty and Neglect) de Rusbult et Lowery (1985).