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CHAPITRE 2 Cadre théorique

2.1 Conceptualisation de la perspective paradoxale

D’abord, qu’est-ce qu’un paradoxe? Ce concept a été cerné en théorie des organisations depuis 1988 par Cameron et Quinn qui suggèrent : « the key characteristic in paradox is the simultaneous presence of contradictory, even mutually exclusive elements », (Cameron et Quinn, 1988, p. 2). Smith et Lewis précisent en ajoutant que les éléments contradictoires sont étroitement liés, qu’ils existent simultanément et qu’ils perdurent : « contradictory yet interrelated elements that exist simultaneously and persist over time ». (Smith et Lewis, 2011, p. 382). Les éléments sont interreliés, par exemple, indépendance et contrôle, centralisation et décentralisation, parce qu’ils constituent deux pôles opposés. Même s’il est possible d’argumenter que la dimension temporelle importe peu pour définir un paradoxe, il demeure que la persistance des tensions contradictoires est le facteur qui rend l’étude des tensions intéressante intellectuellement et utile pour comprendre des problématiques comme celle à l’étude ici.

Il y a une distinction à faire entre le paradoxe, d’une part, et le dilemme et la dialectique, d’autre part, qui sont souvent employés comme synonymes du paradoxe

84 (Cameron et Quinn, 1988). Le paradoxe suppose que deux éléments contradictoires, A et B, existent simultanément et sont acceptés comme tel; par exemple le comportement organisationnel comprend des structures stables et des processus dynamiques (Westenholz, 1993). C’est cette simultanéité qui est à la base de ce qui distingue le paradoxe du dilemme et de la dialectique.

Le dilemme dénote une tension entre deux options qui ont des avantages et des désavantages (Smith et Lewis, 2011, p. 386) et présente une situation où le choix entre les options A ou B doit être fait (Cameron et Quinn, 1988) selon la logique dichotomique de soit/soit (« either/or ») (Josserand et Perret, 2000; Quinn et Cameron, 1988; Westenholz, 1993). La résolution du dilemme se traduit par un choix qui repose sur l’hypothèse qu’une solution est meilleure que l’autre (Quinn et Cameron, 1988) et la sélection dénote une hiérarchisation des choix. La résolution s’avère temporaire parce qu’un des choix (A ou B) n’est pas satisfait et la tension peut refaire surface après un certain temps (Smith et Lewis, 2011).

La dialectique est un processus de synthèse qui résout la tension entre une thèse et son antithèse (Smith et Lewis, 2011) en évoquant les convergences entre les éléments contradictoires. Éventuellement les tensions reviennent parce que l’intégration néglige les différences entre A et B, ce qui a pour effet net de favoriser un des deux pôles (Smith et Lewis, 2011). Ainsi, ni le dilemme ni la dialectique ne sont caractérisés par l’acceptation des deux choix A et B simultanément; ils hiérarchisent ou font la synthèse des deux.

L’approche classique en management, depuis Taylor et Fayol, cherche à déterminer quelle option, soit A ou soit B, correspond au bon choix de gestion : « Scholars sought to articulate generalizable principles about why firms benefit from a more hierarchical versus flat structure (Fayol, 1990) or from more coercive versus self-

85 directed HR practices (McGregor, 1960; Taylor, 1911) » (Smith et Lewis, 2011, p. 395). La théorie classique en gestion repose sur l’hypothèse qu’il y a une seule bonne façon de gérer et cela correspond à une logique rationnelle du « soit/soit ». L’approche de la contingence, qui se développe à compter des années soixante, considère plutôt qu’il faut tenir compte du contexte interne et de l’environnement externe pour déterminer le choix à faire : « studies seek to identify the pros and cons of opposing choices, the needs of the current context, and the option that offers the greatest fit » (Lewis et Smith, 2014, p. 129). Donc, si l’approche classique cherche à connaître laquelle des options A ou B est la plus efficace, alors l’approche de contingence s’intéresse plutôt à savoir dans quelles conditions l’option A ou B est plus efficace (Smith et Lewis, 2011). La théorie du leadership situationnel de Hersey et Blanchard (Hersey, 1995), développée dans les années soixante-dix, est un bon exemple puisque selon cette théorie le gestionnaire doit modifier son style de leadership pour accommoder le niveau de développement des subordonnés; « any proposition that contains a moderating variable is a contingency theory » (Van de Ven et autres, 2013, p. 394).

Dans une perspective paradoxale, le chercheur ne s’intéresse pas aux conditions qui favorisent une polarité ou l’autre, mais plutôt à connaître comment A et B sont traités simultanément et comment ils sont interreliés en concomitance (Smith et Lewis, 2011). Par exemple,

paradox theory shifts the questions asked by motivational theorists from what the conditions are under which individuals are more driven by intrinsic or extrinsic motivators (Ryan & Deci, 2000) or self-interest or social interests (Crocker, 2008) to how individuals engage in these competing drives simultaneously (Smith et Lewis, 2011, p. 397).

86 C’est la considération simultanée des tensions contradictoires qui distingue la perspective paradoxale (Cameron et Quinn, 1988) de la perspective de contingence ou de la perspective classique. L’approche paradoxale implique un raisonnement « et/et » (« both/and ») qui fait ressortir la simultanéité des éléments contradictoires et étudie leur interdépendance et leur renforcement mutuel (Lewis, 2000).

Le gestionnaire public est confronté à de nombreuses tensions contradictoires entre la concentration/déconcentration, le contrôle et l’autonomie, l’inclusion et l’exclusion de la prise de décision dans la mise en œuvre des politiques publiques. La tension entre la concentration et la déconcentration est expliquée sous une perspective de contingence identifiant des facteurs favorisant un pôle de la dualité par rapport à l’autre, selon des facteurs de temps (Talbot, 2003), de complexité de la prise de décision (Zussman, 2010; Simon, 1997; Aucoin et Bakvis, 1989) ou de mandat organisationnel (Pollitt, 2005; Kernaghan, 2000; Hart, 1998). Tous ces éléments relèvent d’une approche théorique de contingence, cherchant les paramètres liés au succès ou à l’échec de la mise en œuvre d’une politique publique. Cette façon de concevoir la dichotomie concentration et déconcentration emploie une perspective qui tente de résoudre la tension entre les deux pôles en trouvant quels facteurs sont favorables à un pôle ou l’autre. Sans que ce ne soit problématique comme tel, nous verrons à la section 2.2 qu’il y a d’autres façons de gérer ces tensions.

Des chercheurs en administration publique, notamment Norman et Gregory (2003), Talbot (2003) et Hoggett (1996) appuient l’adoption d’une perspective paradoxale. Premièrement, pour comprendre l’organisation: « If we are to properly understand post-modern organizational forms then we have to get used to thinking in terms of paradox and contradiction rather than the either-or binary logic of the past » (Hoggett, 1996, p. 24); deuxièmement, pour reconnaître « la nature paradoxale des systèmes que l’on dirige » (Talbot, 2003, p. 23) et finalement, pour apprécier que le travail du

87 gestionnaire demande souvent à réconcilier des idées opposées (Norman et Gregory, 2003).

Il y a un intérêt grandissant pour cette approche théorique et une grande diversité de travaux (Perret et Josserand, 2003). Dans le but de clarifier cette approche, Lewis (2000) ainsi que Smith et Lewis (2011) proposent un modèle pour intégrer les diverses positions que cette approche propose. Selon Lewis (2000), ce modèle reconnaît d’abord que les tensions paradoxales proviennent de l’interprétation cognitive ou de la construction sociale « created by actors’ cognition or rhetoric » (Smith et Lewis, 2011, p. 388). Ces paradoxes deviennent apparents dans l’interaction qui fait ressortir la contradiction (Lewis, 2000) et selon la façon dont les acteurs s’y prennent pour gérer ces tensions, ils finissent par créer et entretenir un cercle vicieux ou vertueux.

Le premier élément de leur modèle est la représentation du paradoxe comme un ensemble de morceaux qui existent simultanément, ce qui veut dire que « paradoxical tensions signify two sides of the same coin » (Lewis, 2000, p. 761), par exemple l’ombre ne peut exister sans la lumière, donc la lumière et l’ombre font partie du même tout. De fait, le symbole pour représenter ces tensions est le symbole chinois du yin et du yang qui intègre les éléments opposés dans un système (Smith et Lewis, 2011). Il existe depuis juillet 2012 sur le réseau social LinkedIn une communauté privée (« Paradox Theory Community ») qui regroupe des scientifiques et des praticiens qui s’intéressent à la recherche et au développement théorique du paradoxe. Ce groupe privé comptant 126 membres en 2016 est identifié par l’icône du symbole du yin et du yang.

Le second élément de leur modèle est l’argument que les réactions défensives aux tensions paradoxales mènent à des cercles vicieux. Les réactions défensives servent à

88 réduire l’anxiété causée par l’ambiguïté et l’incertitude propre à ces tensions. Le soulagement est temporaire puisque les tensions finissent par devenir plus intenses, ce qui mène à d’autres réactions défensives, et le cercle vicieux se perpétue (Lewis, 2000). C’est la pensée « soit/soit » qui mène au cercle vicieux.

Le troisième élément de leur modèle est l’argument que la gestion des tensions, par l’acceptation, la confrontation et la transcendance, mène à des cercles vertueux. Ces moyens reposent sur une pensée « et/et », qui accommode les deux pôles simultanément. Les tensions paradoxales amènent des stratégies de gestion des tensions qui se traduisent par des cercles de renforcement vertueux ou vicieux. Nous verrons les différents moyens de gérer le paradoxe dans la prochaine section.