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1 Pratiques d’historien

1.2 La fabrique de l’histoire

Ce n’est pas la fabrique scolaire de l’histoire qui est évoquée ici, ce point de vue serait plutôt à inscrire sous couvert d’une réflexion autour de la discipline scolaire. Un ouvrage récent (De Cock, Picard, 2009, La fabrique scolaire de l’histoire) propose des contributions à cette problématique.

                                                                                                               

Le titre de ce paragraphe se réfère davantage au nom d’une émission radiophonique de « popularisation de l’histoire en train de se faire »35. Tenter de comprendre comment les historiens fabriquent l’histoire, ou élaborent des savoirs, pour donner des pistes de compréhension des procédures des élèves en situation, tel est mon objectif.

De son côté, pour explorer cet aspect, Martine Jaubert (2007) s’appuie sur les travaux de Bruno Latour et Steve Woolgar (1988) à propos de la vie d’un laboratoire de biologie, comme lieu où la science se fabrique. En sciences sociales, il n’existe pas d’étude similaire mais deux aspects de cette vie de laboratoire interpellent si l’on se situe dans la communauté des historiens.

D’une part, la question du lieu même. Il n’est guère difficile de mobiliser une image du travail dans un laboratoire de biologie, pour conserver l’exemple développé par Bruno Latour et Miles Woolgar (1988). Cela est spontanément associé à des locaux spécifiquement équipés, à des outils matériels, à des procédures de travail. Mais il n’en est pas de même en histoire, les lieux de production du savoir sont plus discrets : séminaires, journées d’étude, archives, bibliothèques36, voire les bureaux des chercheurs. Par extension, une classe d’histoire peut bien, d’une manière particulière, être un de ces lieux discrets de fabrique de l’histoire, scolaire en l’occurrence.

D’autre part, la question de l’expérimentation. Dans un laboratoire de sciences, celle-ci constitue une médiation qui permet d’accéder de manière concrète aux phénomènes étudiés. En histoire, dans la mesure où « le cours du monde historique est rebelle […] à l’expérimentation » (Passeron, 1991, p. 145), les configurations des faits historiques ne sont pas reproductibles, à l’opposé des faits scientifiques. Impossible de reproduire directement et à l’identique un événement du passé. Il n’est possible d’y accéder qu’au travers de traces (sources, documents) identifiées dans le cours du travail de recherche, traces qui constituent une médiation indirecte, mais néanmoins concrète.

Par analogie avec une vie de laboratoire en sciences, mais de manière différente, il existe pour l’histoire des lieux, peut-être moins matérialisés, et des médiations, avec leurs spécificités, pour accéder aux faits et élaborer des savoirs.

                                                                                                               

35 La fabrique de l’histoire est une émission de France Culture, conçue et animée par Emmanuel Laurentin qui a dirigé l’ouvrage À quoi sert l’histoire ? (2010). Cet ouvrage rassemble les contributions d’une quarantaine d’historiens pour réfléchir à la question posée.

36 Notons au passage que ces quelques lieux attestent du fait que l’histoire est une discipline des textes, que ces textes soient des productions orales ou écrites.

Quant aux méthodes de travail, sciences et histoire ont chacune les leurs. La méthode historique de Langlois et Seignobos en est une, à l’instar des protocoles expérimentaux. Elle reste utilisée, peut-être revisitée, et développe une réelle méthodologie de travail, en ne se privant pas des méthodes des sciences auxiliaires (diplomatique, paléographie, épigraphie, statistique).

Au-delà de ces considérations générales, il convient de s’arrêter un peu plus sur le processus du savoir en train de se faire. L’article de Philippe Artières et Jean-François Laé, respectivement historien et sociologue, L’enquête, l’écriture et l’arrière-cuisine (2004), donne à voir ce travail d’élaboration du savoir. Les auteurs font le choix de nous montrer leur travail d’investigation à partir d’une correspondance, retrouvée de manière anecdotique chez un bouquiniste, entre deux personnages, Solange et Victor, et la lente reconstitution de leurs parcours de vie dans le cadre d’une histoire sociale. Il devient alors possible de comprendre les différentes phases de leur enquête : toutes les lectures et relectures nécessaires des éléments de leur corpus de travail pour, d’une part, pouvoir mettre à distance l’archive, et, ensuite, reconstituer l’univers évoqué ; le travail fécond de transcription qui oblige à une attention minutieuse et « permet d’entendre la petite musique de l’archive »37 (ibid., p. 95) ; l’intérêt des échanges, même non intentionnels, avec d’autres chercheurs pour ouvrir des détours qui éclairent différemment leur travail ; les allers retours entre ce qu’ils apprennent de l’archive et la connaissance nécessaire du contexte d’un point de vue historiographique ; tous ces aspects leur permettant une « restitution intelligible » (ibid., p. 90) d’un univers social particulier.

Attelés à cette mise au jour de vies banales, presque anonymes si elles avaient échappé à ce projet d’élucidation, les auteurs revendiquent leur proximité avec des travaux d’historiens, entre autres ceux d’Alain Corbin (1998) qui restitue la vie de Pinagot38 et livre ses choix méthodologiques, proches de l’enquête et avec la nécessité de recréer l’univers et la vie de cet individu:

Ma tâche, ensuite, consistait à s’appuyer sur des données certaines, vérifiables ; à enchâsser en quelque sorte la trace minuscule et à décrire tout ce qui a gravité, à                                                                                                                

37 Ce travail de transcription est également évoqué par Arlette Farge pour montrer le rapport à l’archive que cela permet : « comme si la main, en reproduisant à sa façon le moulé des syllabes et des mots d’autrefois, en conservant la syntaxe du siècle passé, s’introduisait dans le temps avec plus d’audace qu’au moyen de notes réfléchies, où l’intelligence aurait trié par avance ce qui lui semble indispensable et laissé de côté le surplus de l’archive » (Farge, 1989, p. 25).

38 Louis-François Pinagot, sabotier de son état ayant vécu entre 1798 et 1876, est un individu ordinaire, inconnu du cours de l’histoire dans le sens où il n’a pas laissé de traces particulières. Alain Corbin s’attelle à reconstruire sa vie par son travail d’historien.

coup sûr, autour de l’individu choisi ; puis à fournir au lecteur des éléments qui lui permettent de recréer le possible et le probable : d’esquisser une histoire virtuelle du paysage, de l’entourage et des ambiances… (Corbin, 1998, p. 9)

Il s’agit de réflexions de chercheurs confrontés à la matérialité de sources avec un projet d’élaboration de savoirs, mais embarqués dans les méandres de cette fabrique qui les conduit à une véritable enquête pour retrouver l’organisation naturelle des faits (Veyne, 1971). Et l’activité langagière, orale ou écrite, traverse ce travail, que ce soit pour découvrir, interpréter, argumenter ou communiquer.

1.3 Les pratiques langagières des chercheurs en situation d’élaboration de