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3 Penser la notion de fictionnalisation 74 dans la discipline histoire

3.3 Fictionnaliser « l’appel du pape »

3.3 Fictionnaliser « l’appel du pape »

Avant de poursuivre, un exemple, issu de mon corpus de recherche, semble utile pour illustrer cette hypothèse reconfigurée de la fictionnalisation afin d’en avoir une meilleure compréhension.

Lors d’une séance, les élèves sont confrontés à la compréhension d’un extrait de l’appel du pape, prononcé en 1095 pour la première Croisade, extrait reproduit ci-dessous. Selon l’hypothèse de la fictionnalisation, pour stabiliser une compréhension de l’événement étudié, les élèves doivent gérer les contraintes du contexte didactique et les éléments de la situation du passé, introduits par le texte, afin d’élaborer une représentation cognitive, qui prend forme par et dans leur activité langagière. Une des difficultés consiste à gérer le vocabulaire du texte et le sens donné à certains mots. Deux moments de l’échange langagier durant cette leçon méritent un arrêt.

Extrait 1 :

175 Fatou : maîtresse mais à la fin le pape il leur dit que si ils se battent contre les

infidèles que ceux qui jusqu’ici ont été brigands deviennent soldats, et ils veulent

tous gagner la récompense éternelle 176 P. : et c’est quoi la récompense éternelle ? 177 Fatou : devenir soldat

178 P. : ah non c’est pas tout à fait ça, éternel c’est pour toujours

179 Fatou : devenir soldat pour toujours, et battre des méchants en guerre

180 P. : ça c’est ce qu’ils vont aller faire mais ils risquent quand même de mourir pendant le trajet ou en se battant, donc il leur promet quelque chose, et qu’est-ce qu’il leur promet.

181 Fatou : ben il leur promet de …

183 P. :... Derya ?

184 Derya : c’est écrit « que ceux qui étaient habitués à combattre méchamment… 185 P. : attends c’est exactement ce qu’a dit Fatou mais moi j’ai demandé une explication

supplémentaire, je n’ai pas dit que Fatou avait faux…mais y a une erreur de sens 186 Fatou : maîtresse il dit que « Dieu le rachat de leurs pêches »

187 P. : péchés. Ça veut dire quoi ?

188 Fatou : ça veut dire que ils font la pêche et ben ils ont pris du poisson 189 Rires

190 P. : alors ça c’est l’un des sens mais le péché a plusieurs sens et tu es tombé dans le piège, là c’est pas la pêche du poisson c’est la pêche au niveau de la religion

191 Fatou : maîtresse ça veut dire c’est …(inaudible)…paradis79 maîtresse

On constate un malentendu dans cet extrait. Des représentations se heurtent : celle du texte, porteur d’un sens historiquement situé (le rachat des péchés, la récompense éternelle), et celle du sens commun des élèves (qui mène à une interprétation erronée du mot péché). La situation, qui devrait scolairement déboucher sur une explication des passages du texte qui posent problème, ne prête pas à fictionnalisation : les éléments en présence restent disparates, ils ne permettent pas une mise en cohérence pour élaborer une représentation cognitive en cours de stabilisation et faciliter une compréhension.

La suite de l’échange prend une tournure toute différente. Extrait 2 :

192 P. : ah…attendez, en effet le paradis c’est la récompense éternelle, et les péchés c’est quoi alors ?

193 Mahmadou : les péchés…les péchés…

194 Dounia : c’est quand euh…par exemple, le dieu il veut pas qu’on fait des bêtises c’est péché

195 P. : ah, donc ça veut dire quoi ?

196 Dounia : c’est des bêtises c’est pas bien de faire ça 197 (Elle répète)

198 P. : donc si le pape promet le rachat de leurs péchés qu’est-ce que ça veut dire, maintenant qu’on sait ce que signifie le mot péché ?

                                                                                                               

199 Lyna : ça veut dire maîtresse si le… si le pape il doit faire des choses bien 200 P. : ah ce n’est pas le pape. Fatou ?

201 Fatou : maîtresse, eh ben comme pour les bêtises, dieu il leur a rachat leur pêches ça veut dire que, péchés, ça veut dire quand il fera des bêtises eh ben après il va leur enlever leurs bêtises

202 P. : et oui, il va leur pardonner très bien. Alors on va pouvoir rédiger la deuxième réponse…

203 Fatou : maîtresse c’est parce que leur récompense éternelle sera d’aller au paradis

Le monde quotidien des élèves et le contexte historique évoqué par le texte doivent trouver une cohérence dans le cadre de l’interaction soumise aux contraintes de la situation scolaire d’apprentissage dans la classe. Des phénomènes de personnification, spontanés et maladroitement exprimés, sont perceptibles : « le dieu il veut pas », « le pape il doit », « quand il fera des bêtises ». Cela correspond probablement à l’élaboration d’une représentation de la situation historique évoquée, en adéquation avec l’exigence de l’interaction scolaire qui sollicite l’élaboration d’une compréhension, le tout étant rendu présent dans l’espace-classe par l’activité langagière. Contraintes de la situation historique évoquée par le texte, représentations spontanées des élèves à propos des « bêtises », et contexte social de communication scolaire obligent les acteurs en présence à gérer le tout pour élaborer une nouvelle représentation cohérente de la situation, qui stabilise une hypothèse d’explication acceptée dans la classe. Il s’agit là d’un « retraitement productif qui reconstruit un contexte à partir de celui de la situation de production, et construit des objets discursifs » (Bernié, 2002b, p. 174).

Dans mon travail, plutôt que lieu où prend forme une filiation quelconque avec des pratiques sociales externes (c’est à dire les manières d’agir-penser-parler) de la communauté de référence, je considère davantage la communauté discursive scolaire disciplinaire comme lieu de l’activité discursive où se mettent en cohérence les divers paramètres et contraintes du contexte didactique disciplinaire. Cela prend forme par le phénomène de fictionnalisation, afin d’élaborer une représentation cognitive permettant la compréhension de l’objet de savoir. Pour autant, il s’agit bien, là aussi, de manières d’agir-penser-parler, mais considérées dans leurs formes particulières, spécifiques à la classe. Si je n’adopte pas un point de vue qui induirait de comprendre les situations scolaires étudiées en calquant des pratiques d’une communauté à une autre (de celle de référence à celle de la classe), les réflexions de la première partie de cette thèse ont néanmoins montré que le travail d’analyse et d’interprétation gagne à mobiliser l’épistémologie de la discipline de référence qu’est l’histoire scientifique.

Conclusion du chapitre 4

 

Les éléments constituant le contexte didactique disciplinaire ont été spécifiés pour proposer une stabilisation momentanée, le temps d’un exposé théorique. Il ne s’agit pas d’en proposer l’image d’ « un système stable, objectivable sous des formes analogues à celles d’un ensemble de poupées russes, d’un oignon ou d’un artichaut (conception positiviste), avec des éléments par définition centraux et d’autres essentiellement périphériques » (Jaubert, Rebière, Bernié, 2003, p. 54). Ce sont plutôt des éléments interdépendants d’un système en interaction qui laisser percevoir l’épaisseur des phénomènes didactiques.

Le contexte didactique disciplinaire, avec ses multiples dimensions et paramètres, constitue, à un niveau collectif, le lieu où s’actualise la communauté discursive scolaire disciplinaire, qui permet de médiatiser à un niveau individuel le phénomène de fictionnalisation. Les niveaux collectif et individuel évoqués ici ne peuvent apparaitre de manière aussi tranchée en réalité, puisque tout s’articule. Mais c’est bien l’élève, en tant que sujet agissant dans un contexte, qui doit reconstruire une représentation cognitive de l’objet de savoir dans le contexte donné.

Dans ses développements initiaux, la fictionnalisation concerne les productions verbales en ce qu’elles sont production de phénomènes énonciatifs et compréhension d’objets discursifs. Cela permet de considérer que, pour apprendre un objet du langage l’élève ne doit pas simplement le réaliser, le produire, mais il doit aussi se représenter et comprendre la situation dans laquelle il le réalise. Penser la fictionnalisation dans une perspective disciplinaire autre que le français langue maternelle permet de prendre en compte conjointement les discours produits dans l’activité et les objets disciplinaires de savoir, liés à la recontextualisation des connaissances, dans un processus de construction de significations, significations attribuées tout autant au savoir visé qu’au contexte didactique disciplinaire de la situation.