• Aucun résultat trouvé

Analyser l’activité des élèves de l’école élémentaire : le sens commun

3 S’arrêter à l’école élémentaire

3.2 Analyser l’activité des élèves de l’école élémentaire : le sens commun

3.2 Analyser l’activité des élèves de l’école élémentaire : le sens commun

Ce que recouvre le sens commun n’est autre que le recours à la pensée naturelle, spontanée. Les précisions du paragraphe 2.3.1, supra, ont permis de reconnaitre la place de ce phénomène dans les procédures de travail de l’historien puisqu’ il s’agit en quelque sorte du premier moyen dont il dispose pour comprendre les faits du passé. Rien d’anormal, a priori, à ce que les élèves y aient recours également, en situation similaire de compréhension du passé. Néanmoins, il a été souligné que l’historien dispose de méthodologies de travail pour rationaliser son approche et élaborer un savoir valide. Si on ne peut exiger de l’élève qu’il procède à la manière de l’historien, une situation scolaire devrait pourtant lui permettre de contrôler ce mouvement spontané, qui correspond à la phase de socialisation du savoir dans le modèle intermédiaire d’appropriation des savoirs (Lautier, 1997a), pour le mettre à distance et le formaliser.

Les recherches évoquées ci-dessous permettent de montrer les formes prises par ce sens commun en situation scolaire, et comment il peut, ou pourrait, être mis à distance dans l’objectif d’établir un savoir valide. Je ne reprends que les constats évoqués, sans me livrer à une analyse plus approfondie des phénomènes perçus. Il s’agit avant tout de relever les manifestations possibles, et récurrentes, du sens commun.

3.2.1 Des recherches qui montrent le sens commun

Dans les développements qui suivent, je m’appuie sur quelques recherches qui montrent ce sens commun en situation (ces recherches sont également évoquées dans le paragraphe suivant qui s’intéresse à la question du langage). Je précise dès à présent leurs contextes, notamment un point de convergence puisque ces recherches concernent des situations menées avec des élèves de 9 à 12 ans.

Béatriz Aisenberg (2004) a travaillé avec son équipe (à Buenos Aires) sur une séquence abordant les migrations internes en Argentine entre 1939 et 1960, à partir de témoignages oraux de migrants.

Anne Vézier (2007) analyse une situation de classe dans laquelle les élèves travaillent avec la reproduction d’une gravure de 1796 intitulée « Marchands d’esclaves de Gorée », dans le cadre d’une séquence traitant de la traite négrière atlantique et de l’esclavage.

Roselyne Le Bourgeois (2004, 2008) a mené des observations dans une classe de CM1 dans le cadre de deux recherches successives, Argumentation et démonstration dans les

débats et discussions en classe 27 et Gestion des tensions didactiques dans les échanges oraux

et apprentissages disciplinaires à l’école28. Lors d’une séquence qu’elle analyse, portant sur les invasions barbares, l’objectif est d’amener les élèves à réfléchir l’opposition barbare/civilisé.

Yannick Le Marec, Sylvain Doussot, Anne Vézier (2009) et Sylvain Doussot (2009) proposent l’analyse d’une séance, également menée en classe de CM1, sur le thème des relations seigneurs-paysans dans le monde médiéval.

Pierre Kessas (2008) interroge la place du raisonnement par analogie chez des élèves de CM2 lorsqu’ils sont en situation de construire les concepts d’échange et de croisade.

Sylvie Lalagüe-Dulac et Maryse Rebière (2010) cherchent à comprendre comment l’histoire de l’esclavage est travaillée dans les classes de l’école élémentaire. Elles proposent dans ce cadre l’analyse d’une séance de débat, initié à partir de l’observation de documents historiques.

3.2.2 Un sens commun lié à des représentations sociales

Les représentations sociales véhiculées au sein de tout groupe se perçoivent sous des aspects différents en classe.

Des représentations des rôles sociaux de chacun

Yannick Le Marec et al. (2009) relèvent les propos d’une élève lorsqu’elle évoque la relation d’autorité que le seigneur entretient à l’égard du paysan. Dans cette relation, l’élève perçoit la possibilité que le seigneur utilise chez le paysan le sentiment de peur : « S’il [le seigneur] peut le faire parce que sinon, s’il leur fait pas, ils [les paysans] disent oh ben j’le fais pas hein… ». Les auteurs y voient l’expression de « ce que peut signifier l’obéissance à une                                                                                                                

27 Recherche coordonnée par Jacques Collomb entre 2000 et 2003, associant cinq équipes IUFM, une équipe d’université et une équipe INRP qui s’est déroulée entre 2000 et 2003. La recherche a été publiée par l’INRP en 2004 dans l’ouvrage Argumentation et disciplines scolaires sous la coordination de Jacques Douaire.

28 Recherche du pôle nord-est des IUFM sous la direction d’Anne Vérin, associant des équipes de l’IUFM de Reims et de l’IUFM d’Amiens.

hiérarchie : s’il n’y a pas de contraintes effectives par la peur, le paysan de l’époque comme l’homme d’aujourd’hui est peu enclin à se soumettre à ses obligations de travail » (ibid., p. 19) ; cela reflète une représentation des comportements humains associés soit à leurs rôles sociaux, soit à une tendance naturelle.

Dans le même ordre d’idée, Anne Vézier (2007, p. 7) constate que dans leurs échanges, les élèves expriment l’idée que la « pauvreté condamne au statut d’esclave, alors que la richesse protège le chef de village ».

La pensée sociale affleure dans les propos des élèves. C’est une grille de compréhension des statuts des individus en fonction de leur place sociale qui sert spontanément de schème d’accueil pour les savoirs.

Des représentations de valeurs à caractère universel

Ces valeurs à caractère universel correspondent à des théories spontanées et partagées, qui structurent notre système de pensée (Lautier, 2001a) : les droits de l’homme, l’idéal d’une société égalitaire, la condamnation morale de certaines conduites, la cruauté de la guerre. Elles peuvent être mobilisées pour comprendre des faits sociaux, et on les retrouve dans les leçons d’histoire.

Ainsi, les élèves observés par Anne Vézier, s’ils expriment des représentations très normées par les places sociales, finissent par dire, face à cette représentation d’un marchand d’esclaves, que « c’est dégoûtant d’enlever les hommes, c’est cruel » (Vézier, 2007, p. 7).

Beatriz Aisenberg perçoit chez les élèves une première compréhension qui s’élabore au travers de « leurs conceptions des comportements humains, […] qui fonctionnent comme des “theories” (implicites) pour l’interprétation » (Aisenberg, 2004, p. 63)29. Ainsi, naturellement, la ténacité des migrants est valorisée et la discrimination dont ils sont victimes est perçue de manière sensible.

L’idéal du groupe fraternel, qui structure notre système de pensée (Lautier, 2001a), est sous-jacent dans ces exemples.

Des représentations collectives

Dans son étude, Roselyne Le Bourgeois constate que, malgré une séance pensée pour permettre aux élèves de dépasser l’opposition barbare-civilisé, les élèves peinent à abandonner leurs représentations des méchants barbares. Il s’avère qu’ils mobilisent un cadre                                                                                                                

29 Cette idée de théorie implicite du comportement humain évoque les théories de l’esprit auxquelles les enfants font appel pour « décrire, expliquer et prédire les conduites humaines » Houdé (2004).

commun qui est celui de l’opposition gentil/méchant. Cela rejoint une analyse de Pierre Kessas (2008) qui montre que les élèves d’école élémentaire mobilisent une grille de lecture des événements étudiés qui repose sur un modèle binaire. Ainsi, dans les constats qu’il formule, la relation Chrétiens/Musulmans est appréhendée à partir d’un rapport amitié/inimitié. Ce type d’opposition relève d’un modèle proposé par Reinhart Kosseleck (1997) selon qui l’historien interprète les sociétés humaines à partir de catégories d’opposition de nature anthropologique (ami/ennemi étant une de ces oppositions). Amitié/inimitié, gentil/méchant sont des cadres d’interprétation spontanément mobilisés qui revêtent un caractère d’universalité. Ce modèle semble implicitement présent chez de jeunes élèves.

Cette grille de lecture binaire est également perceptible dans l’analyse d’Anne Vézier (2007, p. 3) puisqu’elle explique que, pour identifier les personnages (les esclaves, le marchand), « les élèves s’appuient sur le critère de “bien habillés”/“pas bien habillés” », à partir des détails qu’ils observent.

3.2.3 Présence de l’émotion

Dans la mesure où comprendre les hommes du passé fait appel, par analogie, à notre propre vécu, le registre de l’émotion apparait parfois. Beatriz Aisenberg le constate : les témoignages des migrants provoquent intérêt et émotion chez les élèves, qui dans un mouvement d’identification, « se mettent à leur place et comprennent leurs motivations et leurs sentiments » (Aizenberg, 2004, p. 69).

Mais elle constate également que si l’émotion permet aux élèves d’entrer dans le contexte de la situation étudiée, elle constitue aussi, à un moment donné, un verrou provisoire dans le processus de rationalisation, dans le sens où les élèves se détachent difficilement du spécifique des témoignages pour envisager le contexte historique des migrations évoquées.

Néanmoins, l’émotion ne se situe pas que du côté des élèves, l’enseignant n’en est pas exempt. Sylvie Lalagüe-Dulac et Maryse Rebière (2010) montrent, dans la séance qu’elles analysent, que, si les élèves restent dans une position d’extériorité par rapport aux documents étudiés, c’est l’enseignant qui tient à les amener sur ce registre de l’émotion, émotion qui parait à ses yeux inévitable au vu des documents proposés : « Ce choix délibéré de l'enseignant [de documents illustrant la violence et la torture], volontairement dans la provocation, est parti du principe qu'en présentant des images chargées de sens, elles "parleront" d'elles-mêmes […]. De fait, comme il l'a annoncé au début de la séance, il souhaite faire réagir ses élèves (Mesnard, Désiré, 2007, 18). Aussi fait-il une remarque

étonnante dans le cadre de la discipline enseignée, il demande à ses élèves de “penser à rajouter [leurs] sentiments” » (Lalagüe-Dulac, Rebière, 2010, p. 3).

3.2.4 Des procédures de contrôle souhaitables

Les constats de Beatriz Aisenberg (2004) montrent que, dans la situation où se manifestent de l’émotion et une compréhension spontanée, c’est par l’introduction de nouvelles consignes, qui poussent les élèves à « établir ce qu’il y a de commun et de spécifique », que s’opère un début de « mise à distance des histoires particulières » (ibid., p. 65). La consigne a pour rôle de permettre un travail intellectuel en objectivant les matériaux de travail (les témoignages oraux) pour accéder à une première rationalisation.

Pour Anne Vézier (2007), cette rationalisation fait justement défaut dans la séance qu’elle analyse. Elle constate que les élèves sont restés sur une position d’extériorité face à cette image qu’ils ont simplement regardée, et sur laquelle ils ont accolé des jugements de valeur. Aucun levier ne leur a été proposé pour faire en sorte qu’ils soient en mesure de rationaliser leur approche. Ce levier aurait pu être, selon elle, l’apport d’éléments de connaissance du contexte du passé dans lequel s’insère l’image étudiée. Cela introduirait des éléments de généralisation pour s’éloigner du spécifique de la situation de l’image.

Les documents de travail peuvent parfois revêtir ce rôle de levier. Ainsi, l’analyse de Roselyne Le Bourgeois montre que, même si l’opposition barbare-méchant/civilisé-gentil reste prégnante, les documents proposés ont servi d’appui aux élèves pour qu’ils puissent, dans l’échange, mettre leurs représentations en question et en débat. Cela apparait lorsque « Gabriel en 212 cherche d’autres causalités que la méchanceté pour expliquer le comportement agressif des Barbares “ils devaient s’ennuyer…”, il suit son raisonnement en 226  : “C’est peut-être pour se venger !” et complète en 228 “se venger des Romains”. Entre les remarques de Gabriel, intervient la remarque de Volkan qui fait entrevoir un autre point de vue en exprimant le fait qu’on ne fait jamais la guerre seul et que les Romains aussi ont fait la guerre » (Le Bourgeois, 2008, p. 11).

Ces constats tendent à induire la perspective selon laquelle il y a nécessité d’introduire un élément didactique, que ce soit un document, une consigne, un apport d’informations, pour que les élèves dépassent le mouvement premier du recours au sens commun, et qu’ils puissent construire un savoir valide.

3.2.5 Une porosité entre mouvement naturel de compréhension et mouvement de rationalisation

Les élèves observés par Beatriz Aisenberg (2007) oscillent parfois entre compréhension première, mue par la mobilisation de valeurs affectives, surgénéralisation spontanée à partir de l’étude de situations individuelles de migrants, et moments d’objectivation des histoires particulières lors de l’application de consignes de travail. Au final, des acquis sont réels, mais avec le sentiment que « les élèves ont incorporé seulement quelques informations partielles, en général avec des erreurs. […] On a l’impression de contenus “agrafés avec des épingles”, qui ne sont pas vraiment intégrés et qui, peut-être seront oubliés » (Aisenberg, 2004, p. 67). Nicole Lautier et Nicole Allieu-Mary (2008) interprètent ces constats comme une illustration de la porosité du sens commun et du sens scientifique dans les processus cognitifs : même si un début de rationalisation est perceptible, le recours au sens commun ne disparait pas.

De la même manière, lorsque les élèves observent l’image du marchand d’esclaves, Anne Vézier (2007) est amenée à identifier, dans leurs propos, des connaissances élaborées au cours de la séance précédente portant sur le commerce triangulaire. Mais ces savoirs antérieurs, formalisés et validés, interviennent de manière concomitante avec des références spontanées de compréhension des échanges et des relations humaines : nouvelle illustration du mouvement entre sens commun et pensée plus rationnalisée, ou de la porosité entre différents registres.

3.2.6 Que faire du sens commun ?

Si le sens commun paraît incontournable, la question est de savoir qu’en faire. Sylvie Lalagüe-Dulac et Maryse Rebière (2010, p. 9) se demandent « si le détour par le sens commun supposé faciliter l’accès à la généralisation et à la contextualisation ne [fait] justement pas obstacle à [la] compréhension ».

Certains des constats évoqués plaident pour la nécessité de le contrôler, de le dépasser, notamment par l’introduction de variables, qui peuvent être de natures différentes. Néanmoins, le statut de ces variables en situation de classe reste à déterminer, selon qu’elles induisent des procédures réfléchies, prédéfinies ou spontanées, voire faiblement conscientisées. De plus si la classe reste au niveau du sens commun, cela signifierait-il alors qu’aucun savoir digne d’intérêt ne se construit ?

Ces questionnements sont évoqués au travers de mon travail d’analyse, en cherchant à mieux comprendre ce rôle du sens commun dont la présence reste inéluctable dans les leçons d’histoire.