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3 Penser la notion de fictionnalisation 74 dans la discipline histoire

3.2 Fictionnalisation et construction de savoirs en histoire

Pour confirmer cette hypothèse, ainsi précisée, de la fictionnalisation, je propose d’examiner comment elle peut se percevoir dans des recherches en didactique de l’histoire qui analysent les processus de construction de savoirs.

Un premier exemple est tiré des travaux de Didier Cariou (2003, 2004, 2007, 2010) qui, dans ses recherches, a mobilisé le processus transformatif, élément de la théorie des représentations sociales. Serge Moscovici et Miles Hewstone (1998) ont décrit ce processus qui permet l’appropriation de connaissances scientifiques par le sens commun. Il consiste en la formation d’un noyau figuratif, par les phénomènes de personnification des connaissances, comme le fait d’associer un individu à une théorie, par exemple, Freud pour la

psychanalyse75, et de figuration qui désigne le fait de remplacer un concept par une image, par exemple, l’image d’un effort ou d’une traction pour le concept de force76.

Pour Didier Cariou, ces procédés, spontanément mobilisés, permettent de donner du sens concret au concept scientifique et de produire une explication historique. Je reprends ci-dessous un extrait de l’explication qu’il propose à partir d’écrits d’élèves (Cariou, 2010).

Prenons à titre d’exemple les extraits des écrits d’une élève de classe de Seconde à l’occasion de la séquence sur « La remise en cause de la monarchie absolue ». Ces deux extraits appartiennent à deux moments successifs du déroulement de la séquence. Le premier extrait donne à voir les processus de personnification (le roi pour la monarchie absolue, le roi et le parlement pour le régime anglais) et surtout le processus de figuration destiné à penser très naïvement la séparation des pouvoirs dans la dernière ligne :

« Dans la monarchie absolue, tous les pouvoirs sont au roi, et dans le régime anglais, tous les pouvoirs n’appartiennent pas au roi : le pouvoir législatif appartient au parlement, le pouvoir exécutif et judiciaire appartiennent au roi, mais il est contrôlé, dont il ne peut pas faire ce qu’il veut ».

Le second extrait, réalisé durant la séance suivante, montre un autre processus de contrôle de ces deux processus :

« Et pour eux [les philosophes des Lumières] une même personne ne doit pas posséder tous les pouvoirs. Ils doivent être attribués à plusieurs personnes : c’est la séparation des pouvoirs qu’ils veulent. Le roi aurait le pouvoir exécutif et judiciaire (mais il serait contrôlé) et le parlement aurait le pouvoir législatif ».

Cet extrait signale un premier contrôle de la pensée du sens commun puisque l’affirmation naïve qui clôt le premier extrait a disparu…. En revanche, un nouveau processus de figuration apparaît, celui du dénombrement par l’opposition « une même personne » / « plusieurs personnes » qui conduit effectivement à penser la séparation des pouvoirs. On constate enfin que ce concept pensé d’une manière plus pertinente est alors désigné correctement puisque c’est à ce moment-là qu’apparaît l’expression « séparation des pouvoirs » qui constituait l’objet de cet apprentissage.

Didier Cariou propose son interprétation en référence à la théorie des représentations sociales. Mais, en déplaçant le regard, si l’on examine cet extrait à la lumière de la fictionnalisation, il semble que, par la personnification et la figuration, l’élève a pu rendre présents, pour lui-même, les acteurs de la situation (le roi, le parlement, des personnes) et accéder ainsi à une représentation cognitive personnelle cohérente du contexte historique évoqué (le régime monarchique), pour élaborer le savoir visé (la séparation des pouvoirs). Ce travail se réalise de manière effective au travers de l’activité langagière écrite et il s’agit bien d’une reconstruction effectuée par l’élève.

                                                                                                               

75 Je reprends là un exemple proposé par Moscovici et Hewstone (1998).

Un second exemple s’arrête sur la notion de dialogue simulé proposée par Sylvain Doussot (2009) et Yannick Le Marec, Sylvain Doussot, Anne Vézier (2009). Dans l’analyse d’une séquence d’histoire à l’école élémentaire77, ils relèvent qu’ « une des modalités de l’interaction utilisée par la classe lors [du] débat est celle du dialogue simulé » (Le Marec et al., 2009, p. 18). Cette notion est directement issue de celle du lecteur simulé, proposée par Samuel Wineburg (2001). Dans sa thèse, Sylvain Doussot (2009), à partir des propos de Samuel Wineburg (2001) et de David R. Olson (1998), met en relief le fait que certains écrits nécessitent que le lecteur entre « personnellement dans le texte pour participer activement à la fabrication du sens » (citation de D. Harlan reprise par Wineburg, 2001, p. 70, et Doussot, 2009, p. 289) et parfois même devienne « un scripteur simulé » en s’immisçant dans une conversation simulée pour chercher à comprendre les réactions de l’auditoire de l’époque (Doussot, 2009, p. 289). Il en déduit la notion de dialogue simulé qui « peut en effet constituer une modalité particulière sous la forme de mise en scène des voix du passé par les élèves, ou par l’enseignant qui aide à communiquer et discuter des éléments disparates de la situation d’enseignement » (ibid., p. 303). À titre d’exemple, les interventions d’une élève sont plus particulièrement analysées (Doussot, 2009, p. 303-304 ; Le Marec et al., 2009, p. 18), notamment lorsque celle-ci joue dans ses propos le seigneur qui explique ce qu’ils doivent dire aux paysans78. La conclusion qu’en tire Sylvain Doussot est que « par cet acte langagier elle rapproche les deux [le passé et le présent] afin de pouvoir proposer aux autres son interprétation de cette réduction de l’écart entre le passé et le présent : elle montre littéralement ce que font les paroles possibles du seigneur sur la soumission des paysans » (Doussot, 2009, p. 304).

Cet effet du dialogue simulé peut s’associer au phénomène de fictionnalisation : l’élève rend présent les acteurs, à savoir les paysans et le seigneur. Dans le cadre des contraintes de la situation didactique d’interaction de la leçon d’histoire, elle peut ainsi élaborer une représentation cohérente à ses yeux du contexte historique évoqué, qui concerne les obligations du paysan à l’égard du seigneur, dans l’objectif de construire une connaissance qui permette la compréhension de la relation entre ces entités au Moyen Âge. Ce phénomène

                                                                                                               

77 Le thème de cette séquence portait sur la compréhension des relations seigneurs/paysans dans le monde médiéval, notamment à partir d’une situation portant sur le château-fort, objet commun à l’article de Yannick Le Marec et al. et à la thèse de Sylvain Doussot. Cette analyse a déjà été convoquée dans le chapitre 1, parmi les recherches didactiques évoquées.

78 La réplique de l’élève est celle-ci : « Non, il a ses gardes ils peuvent aller voir le seigneur et demander si tout se passait bien, ils entretiennent le château et si il y en avait qui travaillaient pas, les gardes, ils, allez hop, ils ?? et le seigneur il dira aux gardes d’aller prévenir que si tu continues, je t’interdirai de ça » (Doussot, 2009, p. 303)

est par ailleurs explicitement relié, par les auteurs, aux analyses de Didier Cariou concernant les processus de figuration et personnification.

Que ce soit par la figuration ou le dialogue simulé, ce que montrent ces analyses est une tentative de mise en cohérence par l’apprenant des paramètres en présence : les éléments de la situation historique contextualisée dans la classe, situation historique qu’il faut se représenter, ou fictionnaliser, par la médiation de l’activité langagière, et dans le cadre des contraintes de la classe. La notion de communauté discursive devient alors le topos d’une « médiation » pour l’« articulation » (Bernié, 2002b, p. 163) entre des paramètres du contexte didactique disciplinaire.

Ces exemples à l’appui, il devient possible d’avancer que la fictionnalisation correspond à l’élaboration par l’élève d’une représentation potentiellement cohérente de l’objet de savoir, dans le cadre des contraintes de la classe, permettant d’accéder à une compréhension et/ou de produire une explication. C’est par l’activité langagière que s’élabore cette représentation. Ce processus peut s’actualiser de manières différentes (figuration, personnification, dialogue simulé) dans une situation d’enseignement-apprentissage disciplinaire.

Dans le cadre de recherches menées en didactique de l’histoire sur les productions des élèves, François Audigier (1998) souligne que, pour construire le sens scolaire du texte du savoir, il faut « faire se rejoindre le monde du texte et le monde de l’élève. Cette jonction donne lieu à un travail selon deux directions : l’une serait la réduction du monde du texte à celui de l’élève […], l’autre, inverse, […] conduit l’élève à “entrer” dans le texte, plus précisément dans l’univers particulier de significations dont il est porteur. » (ibid., p. 22). Cette direction de travail, qui permet à l’élève d’entrer dans l’univers de significations du texte du savoir, peut s’assimiler à un aspect de la notion fictionnalisation qui tend à décrire la reconstruction nécessaire, ou réfraction, de paramètres du contexte didactique disciplinaire, dont la situation historique étudiée, pour élaborer une représentation cognitive cohérente.

Au travers du développement qui précède, j’ai importé dans une analyse en didactique de l’histoire, une notion initialement mobilisée dans des réflexions didactiques, mais dans un autre champ disciplinaire. Je l’ai reconfigurée, pour concilier les traits qui la caractérisent dans la proposition initiale, proposition qui concerne principalement la construction d’une représentation cognitive d’une situation d’interaction, avec une particularité de l’histoire

scolaire, dont les objets de savoir introduisent des situations du passé. Cette notion devient pour moi une hypothèse pour le travail d’analyse et d’interprétation de mon corpus, elle est plus particulièrement mobilisée dans les chapitres 7 et 8.