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2 De l’espace d’enseignement et d’apprentissage disciplinaire aux leçons d’histoire

Au cours du chapitre 3 (paragraphe 2.2), a été mentionnée la nécessité de référencer l’étude menée. J’ai mobilisé pour cela la notion d’espace de pratiques d’enseignement et d’apprentissage disciplinaire d’Yves Reuter (2011), que j’ai spécifiée par certaines composantes, il s’agit là d’une appropriation personnalisée de cette notion à partir de la proposition d’Yves Reuter. Ce sont ces éléments que je décris maintenant, en tant que paramètres du contexte didactique disciplinaire, afin de donner de la chair (Rancière, 1998) aux notions théoriques qui servent l’interprétation.

2.1 Cadre matériel, acteurs, coutume pédagogique

Le public concerné

La classe observée se trouve dans une école située en Réseau d’Éducation Prioritaire. Les origines culturelles du public scolaire sont très diversifiées. L’enseignante qui a accepté de m’accueillir dans sa classe exerce dans cette école depuis sa prise de fonction, soit depuis cinq années ; elle en connait bien le public.

La classe, un CM1, est constituée de 20 élèves (7 garçons et 13 filles) âgés de 9 ou 10 ans, tous nouveaux pour l’enseignante, elle n’a jamais travaillé avec eux auparavant.

Spatialement, les élèves sont positionnés en « U », avec quelques tables à l’intérieur de ce U. À certains moments, soit pour la gestion d’un aspect matériel, soit pour vérifier ou aider dans le travail, l’enseignante circule dans la classe.

                                                                                                               

69 J’ai utilisé l’adjectif écologique, en référence à Marie-Cécile Guernier (2007), lors de la présentation de ma méthodologie de recueil de données, dans le chapitre 3.

En dehors de ces informations générales, descriptives de la classe, les autres aspects évoqués sont inévitablement ramenés à la discipline histoire, donc à la dimension disciplinaire de l’espace d’enseignement et d’apprentissage, puisque mes observations ne concernent que ces moments.

Aspects matériels

En histoire, la classe travaille essentiellement avec un manuel70, mais les élèves ne le gardent pas car il s’agit d’une collection partagée par les classes de cycle 3 au sein de l’école. Des fiches de travail sont conçues par l’enseignante, photocopiées et distribuées aux élèves ; on y trouve des documents (extraits de manuels), de courts textes qu’elle rédige, des consignes de travail, et des espaces réservés aux traces écrites. Ces fiches figurent dans les annexes. Il n’existe pas d’autre support pour les écrits des élèves. Régulièrement, le dictionnaire est utilisé pour rechercher les mots inconnus ; une série de dictionnaires (Auzou Junior, édition de 2007) est à disposition des élèves dans la classe.

Si des affichages sont présents dans la classe, regroupés par discipline et identifiés par une étiquette générique, aucun espace n’est réservé à un affichage pour l’histoire, en dehors d’une frise chronologique construite par l’enseignante, sur laquelle figurent les noms des périodes canoniques de l’histoire scolaire71 et les années qui en établissent les limites. Cette frise n’est pas un objet de travail effectif, elle ne sert que de référence pour situer la période étudiée.

Le tableau de la classe est utilisé pour prendre en note les propositions des élèves, pour appuyer une explication, pour montrer ou pour noter un écrit que les élèves doivent copier sur leur feuille. Il ne joue pas un rôle prépondérant dans les leçons.

La coutume pédagogique installée

Les leçons d’histoire se déroulent selon une fréquence hebdomadaire72 et dans un créneau horaire fixe, entre 10h30 et 11h30. La leçon d’histoire est donc temporellement marquée. Le début et la fin des leçons d’histoire sont explicitement annoncés par l’enseignante. Bien souvent, avant même que la leçon ne commence réellement, précède une phase de préparation du matériel : les élèves sortent leur dossier qui regroupe les fiches de travail, les manuels sont distribués, et, si nécessaire, les fiches ou les dictionnaires.

                                                                                                               

70 Changeux F., Fleury C., Humbert H., (2004), Histoire, cycle 3, Paris, Magnard.

71 C’est-à-dire la Préhistoire, l’Antiquité, le Moyen Âge, les Temps Modernes et l’Époque contemporaine.

72 Mais, comme dans toute classe, certaines activités prennent parfois le pas sur le déroulement habituel, telles que les sorties à l’extérieur, un projet de classe-découverte ; la fréquence hebdomadaire se voir alors bousculée.

Différents moments de travail peuvent constituer la leçon : une progression collective à partir d’explications ou de questions de l’enseignante sur le mode du cours dialogué, c’est la modalité dominante ; une recherche individuelle, ou à deux, à partir de documents proposés par l’enseignante ; des moments consacrés à l’écrit pour noter les réponses sur le document de travail, ou copier la définition d’un mot. Les travaux de groupe restent exceptionnels.

Les interactions s’opèrent essentiellement au niveau enseignant/élève. Il peut arriver qu’un élève réagisse à l’intervention d’un de ses camarades, mais il n’y a pas réellement d’interactions élève/élève. Tout circule principalement par l’enseignante, cela est net à la lecture des transcriptions : en moyenne, une réplique sur deux est à son initiative.

La parole des élèves paraît régulée, il faut lever le doigt, réfléchir, répondre aux questions. Mais les demandes des élèves sont facilement acceptées au sein de la leçon, et prises en compte, à la condition que les règles de communication de la classe (lever le doigt, ne pas se manifester de manière insistante) soient respectées.

2.2 La communauté discursive scolaire disciplinaire

La classe peut être considérée comme une communauté, avec ses pratiques sociales, produisant des discours et des processus d’enseignement-apprentissage dans la discipline considérée. Cela conduit à y voir la communauté discursive scolaire disciplinaire. Si la dimension discursive est davantage explorée dans les chapitres qui suivent, quelques constats permettent d’ores et déjà de montrer comment la classe est instaurée en tant que communauté et en référence à une discipline, référence dans laquelle se mêlent dimensions scolaires et historiennes.

Le discours de l’enseignante révèle l’intention d’instituer la classe à la fois en tant que groupe apprenant et en tant que communauté dont les membres travaillent ensemble dans la discipline histoire, donc, in fine, d’instaurer cette communauté discursive scolaire disciplinaire. Il faut préciser que cette description est celle que je reconstruis depuis la position de chercheur, car je rappelle qu’aucun entretien ne me permet de recueillir les intentions explicites de l’enseignante. Mais l’observation et l’interprétation des situations permettent de supposer que ces éléments reflètent la représentation qu’elle a de l’activité de la classe, de l’apprentissage, de la discipline, donc, de manière plus large, des situations d’enseignement-apprentissage dans la discipline histoire en lien avec son positionnement professionnel. Quelques-unes de ses répliques peuvent appuyer ces constats.

L’enseignante fait souvent référence aux processus cognitifs, implicitement postulés comme étant communs à la classe, qu’il faut mobiliser : « on réfléchit bien avant de prendre la parole pour être sûr de répondre à la question posée », « attention, c’est pas parce que je fais répéter que je donne une réponse, c’est comme dans les autres disciplines, quand j’insiste c’est pour que vous soyez sûrs de vous, y a pas de piège », il faut se « rappeler un peu, mais dans le cerveau de chacun », « est-ce que vous allez vous en souvenir quand on sera au mois de janvier ? », « on reste concentré » (S1)73 ; « on rouvre les tiroirs du cerveau et on essaie de se souvenir » (S2), « Donc, est-ce que c’est un peu clair dans vos têtes maintenant ? » (S4).

Un mouvement, perceptible en début d’année, impulsé par l’enseignante, révèle cette dynamique d’une communauté qui s’élabore dans les leçons d’histoire. Ces quelques propos, adressés aux élèves, en témoignent : « tu restes avec nous ? L’extérieur ça ne nous concerne pas », « avec nous, en histoire » (S1), « Khaly, tu n’es pas avec nous » (S2), « allez on revient sur notre document, Sily » (S4). Une entraide mutuelle est sollicitée: « on va demander de l’aide à quelqu’un, est-ce que vous êtes d’accord avec ça ?, qu’en pensez-vous ? » (S4), ainsi qu’une incitation à chercher ensemble selon la métaphore, suggérée par l’enseignante, « des petits détectives » : « petits détectives, vous avez un autre indice sous la frise » (S2), « vous oubliez d’être les petits détectives », « le détective n’a pas trouvé les indices », « je veux un autre élément petits détectives » (S4).

Pour autant, ces particularités paraissent attachées à la période d’installation de début d’année, car finalement ce type de sollicitation explicite revient rarement lorsque l’on avance dans le temps de l’année scolaire, comme si cela était implicitement considéré comme acquis. Cela mène à penser que les « règles de communication » (Baecco, 2002, p. 103) communes étant posées, l’enjeu se déplacerait et se trouverait ailleurs, vers l’acquisition de connaissances factuelles.

2.3 Les leçons d’histoire

Plusieurs aspects du contexte didactique disciplinaire viennent d’être évoqués : l’environnement matériel, les acteurs en présence, les habitudes et les supports de travail, le                                                                                                                

73 S’x’ désigne la séance dont est issu l’extrait, en sachant qu’elles sont numérotées selon leur ordre chronologique.

mouvement d’institution du groupe d’élèves en communauté apprenante dans une discipline (ou communauté discursive scolaire disciplinaire). Un autre aspect doit également être spécifié, à savoir la manière dont est instituée la discipline histoire scolaire et son lien perceptible avec la discipline scientifique.

Ce mouvement d’identification de la discipline de référence est introduit par l’enseignante. Durant les premières leçons, un questionnement particulier est adressé aux élèves, « C’est quoi l’histoire ? », et le métier d’historien est évoqué : « Les personnes qui étudient l’histoire, leur métier pour comprendre ce qui s’est passé avant : les historiens, qui utilisent les vestiges ». Les objectifs généraux des leçons d’histoire sont présentés et écrits sur le document proposé aux élèves lors de la première séance : « En histoire, je vais apprendre : à situer les grandes périodes ; à classer et lire des documents ; à écrire un court résumé ; à légender à l’aide d’un vocabulaire spécifique ; à mémoriser des événements, des dates, des personnages ». Une forme de définition est proposée sur ce document élève : « L’histoire est l’étude du passé. Les historiens découvrent le passé en étudiant différentes sources : des vestiges, des sources écrites et des sources orales ». Un vocabulaire spécifique est apporté: vestiges, siècle et millénaire, légender, situer les grandes périodes, la nature du document.

Ultérieurement dans les leçons d’histoire, la référence à l’historien et à ses méthodes de travail se retrouve parfois lors d’interrogations sur la source des documents, comme le montrent les deux exemples suivants.

Séance 8

30. Fatou : maîtresse aussi ils nous disent que cette…ça a été trouvé par des historiens, et c’est la croisade de 1967

71. Kawtar : il a …il a …il a essayé de chercher des trucs 72. Kawtar : il a essayé de chercher des trucs par terre 73. P : des trucs

74. Kawtar : des choses par terre 75. P : de quel genre ?

76. Kawtar : ben des cartes, des obj…

80. Anissa : maîtresse, il cherche des objets par terre et après il regarde sur des dossiers par exemple si il l’a et de quoi…

90. Fatou : si maîtresse il existait mais elle a noté ce qu’il a dit le pape et puis les historiens ils ont retrouvé ce qu’elle avait écrit

Séance 12

62. Fatou : maîtresse et c’est qui qui l’avait trouvé le texte ? 63. P : alors là….je ne peux pas te répondre

64. Fatou : maîtresse normalement le texte il doit être en miettes 65. P : ben non

67. P : ben oui mais les textes sont conservés, regarde il existe quand tu vas dans une bibliothèque il y a bien des livres anciens

68. Fatou : oui

69. P : qui sont protégés eh ben là c’est pareil

70. Fatou ; ils ont protégé celui qui l’a écrit, la personne qui l’a écrit, elle a protégé ce papier 71. P : ben elle a dû le ranger quelque part et pis des historiens l’ont retrouvé

72. Fatou : et puis maîtresse ils sont partis à Jérusalem pour le retrouver

Il ne semble pas que la finalité de ce mouvement soit de faire comme l’historien. Mais cela inscrit le travail de la classe dans une perspective historico-culturelle, avec la conscience esquissée de connaissances, d’outils, d’activités qui préexistent aux leçons d’histoire de la classe. Cette référence, même fugitive, à la discipline scientifique peut donner de l’épaisseur à l’activité des élèves, car cela conduit à penser qu’il existe en dehors de la classe, en dehors de l’école, une communauté d’historiens qui développe et mobilise des capacités humaines particulières, à laquelle il semble intéressant de faire référence. On peut supposer que, dans la classe, cela contribue à instaurer les savoirs comme résultat d’un processus historico-culturel. Mais, pour autant, cette référence reste associée à des savoir-faire, des aspects méthodologiques, sans qu’apparaisse un questionnement sur les savoirs en eux-mêmes et leur mode d’élaboration, que ce soit par l’historien ou par l’élève. Cela rejoint le paradigme disciplinaire scolaire dominant qui considère les savoirs de l’histoire comme vrais (Audigier, 1993 ; Tutiaux-Guillon, 1998, 2004) : pour se les approprier, il suffit de les découvrir et de les mémoriser, tel que cela est écrit sur la fiche élève évoquant les objectifs des leçons d’histoire (voir supra).

2.4 Eléments de conclusion

L’analyse des données recueillies, et exposées dans ce paragraphe, a permis d’identifier certains paramètres du contexte didactique disciplinaire des leçons d’histoire de la classe observée : les acteurs, les supports de travail, les habitudes de la classe, l’institution de la discipline histoire.

Jusqu’alors, ma réflexion s’est penchée sur le contexte didactique disciplinaire, pris comme un tout, pour en montrer la reconstruction et la tentative de formalisation du point de vue du chercheur, puis pour le décliner au travers d’une description qui rende compte de la réalité de la classe observée. Néanmoins, lorsque l’on considère l’activité d’apprentissage qui prend forme dans un contexte didactique disciplinaire, le niveau collectif ne suffit pas car il s’articule avec l’activité individuelle que chacun déploie. Cela oblige à penser une

dénivellation dans l’analyse, pour passer de la compréhension globale du contexte et des processus qui s’y jouent à la prise en compte de l’activité individuelle, en partie contrainte par les paramètres du contexte didactique disciplinaire. Pour envisager cette dénivellation, je propose de convoquer la notion de fictionnalisation. C’est l’objet du paragraphe suivant.