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L’identification des modalités et des effets de l’usage du langage dans la communauté des chercheurs permet de revenir vers l’idée de similitudes possibles entre expert et novice pour comprendre les processus d’élaboration de savoirs.

Il importe de rappeler qu’élaborer un savoir en histoire oblige à une rencontre avec des textes. En ce qui concerne l’historien, il a été mentionné, dans le paragraphe précédent, que son texte prend place dans une sorte d’hypertexte collectif (Prost, 1996). En situation scolaire, François Audigier (1998) souligne qu’un texte du savoir se constitue à partir de textes déjà constitués, que ces textes soient ceux des historiens ou des textes pédagogiques.

Dans ce processus en situation scolaire, les modes de raisonnement, ou modes de pensée, occupent une place identifiée, avec une référence à l’activité de l’historien, en termes de méthode d’élaboration de savoir41.

Modes de raisonnement et élaboration de texte sont des moments de travail qui s’appuient la plupart du temps sur des documents, tels que les archives pour l’historien. Quand on entre dans la classe, il y a une forme de transposition à opérer afin de pouvoir                                                                                                                

41 Je renvoie là au passage du chapitre 1 qui évoque les différentes désignations des modes de pensée que proposent certains didacticiens.

mettre en parallèle activité des élèves et activité des historiens. Ainsi, si ces derniers recourent à l’archive comme support de travail, je considère les documents importés dans la classe comme des matériaux de travail pour les élèves, en référence aux archives de l’historien. La notion de pratiques sociales de référence (Martinand, 1989) apparait ici, dans le sens où, au-delà du savoir construit, c’est la pratique d’élaboration du savoir qui devient référence, avec des écarts.

Pour appuyer mes propos, je présente des moments d’échanges langagiers saisis dans le cadre d’une leçon d’histoire de la classe observée. Les élèves travaillent sur la prise de Jérusalem lors de la première Croisade, en étant confrontés à deux textes historiques d’auteurs différents. Par ces textes, qui sont des matériaux de travail, ils tentent de comprendre l’événement et d’identifier le point de vue de chaque auteur. Plusieurs extraits42 peuvent permettre de saisir des processus proches de ceux évoqués au travers du regard porté sur la communauté des historiens.

2.1 Reconstituer l’univers évoqué, organiser le récit, utiliser les temps

grammaticaux

Un des deux textes étudiés par la classe est anonyme, mais certains éléments permettent de comprendre que l’auteur est chrétien.

1. Texte extrait de la fiche élève (séquence 2)

                                                                                                               

42 Les extraits évoqués ici sont recontextualisés ultérieurement ; ils sont importés dans cette partie en choisissant un regard particulier, qui ne mobilise qu’un aspect des phénomènes en jeu.

Dans l’extrait ci-dessous43, les élèves sont invités à chercher des indices dans le texte afin d’identifier l’appartenance de l’auteur. En réplique 190, l’élève interprète le passage « […] pillant les maisons qui regorgeaient de richesses. Puis, tout heureux et pleurant de joie, ils allèrent adorer le tombeau de notre Sauveur Jésus ».

187. P : alors je dis voyons si dans la suite du texte il y a d’autres indices et tu me réponds ce sont ceux qui vont à La Mecque, donc en fait dans la phrase « voyons si dans la suite du texte…. », il fallait comprendre nous poursuivons la lecture et nous cherchons d’autres expressions …

….

190. F : maîtresse ils ont dit qu’ils sont contents parce que ils ont les maisons ça veut

dire que c’est les Chrétiens d’Occident

191. P : et moi là j’ai un ENORME mais énorme indice qui confirme ma pensée 192. F : maîtresse moi aussi je l’ai l’indice

193. P : ah bon

194. F : oui, ben ils adorent le tombeau du Christ ça peut pas être encore les Chrétiens d’Occident

195. P : ils allèrent adorer le tombeau de NOTRE sauveur Jésus 196. F : maîtresse c’est à eux le sauveur

(les élèves surlignent)

197. F : maîtresse c’est cette année qu’on va apprendre pourquoi le tombeau du Christ il est là-bas et comment….inaudible…

198. P : il faudra peut-être d’autres recherches mais en histoire non

199. P : donc l’événement qui est décrit, on me le rappelle…quelle est la grande chose qui se passe ?

200. F : qu’ils ont eu leur maison, ils ont gagné la guerre 201. P : ils ont gagné quoi ?

202. F : la guerre contre les Arabo-musulmans ça veut dire que maintenant ils

habitent à Jérusalem, ils ont répondu à l’appel du pape Urbain II et puis ils ont fait une bonne action et puis on va leur enlever leurs péchés

Arrêtons-nous sur les procédures de l’élève « F ». Dans la réplique 190, elle a tout d’abord recours au discours rapporté, « ils ont dit que », pour appuyer son interprétation, puis l’expression « ça veut dire que » laisse supposer qu’elle mobilise un processus de reconstruction de l’univers évoqué.

Dans les propositions correspondant au discours rapporté et dans son interprétation, c’est bien le temps grammatical du présent qui est mobilisé (« ils ont, c’est, ils adorent »). Par contre, dans la réplique 200, elle recontextualise la situation dans le passé et a recours aux temps du passé (« ils ont eu, ils ont gagné ») ; cela correspond à ce que dit Antoine Prost de l’usage que font les historiens des temps grammaticaux dans leurs textes.

                                                                                                               

Dans la réplique 202, on assiste à une véritable mise en récit, commençant d’ailleurs par le dénouement, au présent, « maintenant ils habitent » avant de dérouler, au passé cette fois, les causes de la situation obtenue, « ils ont répondu, ils ont fait », pour finir en envisageant un futur potentiel « on va leur enlever » ; le tout est ponctué par le connecteur temporel « et puis ». Il y a là une réelle inscription, sauvage car non sollicitée et non intentionnelle, dans une temporalité et une organisation du récit pour élaborer une compréhension de la situation et la rendre présente. La compréhension de l’événement que l’élève élabore au travers de sa production langagière mobilise des ressorts qui ne sont pas étrangers à ceux décrits pour les historiens

 

2.2 Mise à distance de l’archive

Dans le passage ci-dessous (il s’agit de la même séance), un échange montre comment les élèves utilisent un indice, à savoir le possessif « NOS » pour progressivement mettre à distance le texte du document étudié.

170. P : c’est une personne qui se rend dans un lieu saint, et le tombeau du Christ fait partie de ces lieux saints, oui. Donc, si on dit NOS pèlerins,

171. F : ça veut dire c’est à eux et pis

172. Kaw : ça veut dire c’est eux qui massacrent …

173. P : ça veut dire que on est forcément dans la partie des … 174. F : Arabo-musulmans

175. Ani : … (inaudible) ... 176. ? : pèlerins

177. Ly : des Chrétiens d’Occident 178. P : des Chrétiens

179. F : ben maîtresse c’est pas écrit qu’ils vont faire des pèlerins 180. Kaw : et c’est eux qui poursuivent…

181. F : ah oui c’est eux qui vont…

182. P : on essaye de savoir, comme c’est anonyme, on essaie de savoir si la personne qui a écrit ce texte fait partie des Chrétiens d’Occident ou bien des Arabo-musulmans, donc dans cette première longue phrase y a le terme « nos pèlerins », l’expression « massacrer les s », Kawtar ?

183. Kaw : oui maîtresse la personne qui a écrit le texte il fait partie des pèlerins parce que y a écrit nos pèlerins et c’est leur pèlerin

Au fil de l’échange, le déterminant « NOS » est transformé en pronom complément « à EUX », ce qui revient à changer de catégorie grammaticale mais en conservant une unité sémantique. Il y a déjà là une première forme d’interprétation et de mise à distance du texte puisque l’on sort du discours direct du récit. Le « NOS » est d’abord substitué par l’expression, « A EUX », qui se transforme elle-même pour mettre en évidence l’acteur

mobilisé : « c’est EUX qui ». Dans les répliques 172 et 180, les verbes du texte (massacrer, poursuivre) sont repris pour expliciter l’action du « EUX », ils sont utilisés au présent. Enfin, en 183, un véritable effort de mise à distance est perceptible : « la personne qui a écrit », avec une preuve avancée en citant la source : « parce que y a écrit »44.

Il parait possible de rapprocher cet épisode d’un phénomène de compréhension proche d’une pensée historienne, dans la mesure où, s’il n’y a pas encore vraiment de travail critique sur le document, il y a lecture, mise à distance et réinterprétation.

2.3 Allers retours entre l’archive et le contexte du passé

Durant cette séance de travail, les élèves sont confrontés à des textes-archives qui leur montrent des scènes de la prise de Jérusalem, scènes dans lesquelles domine l’idée de violence. Implicitement, dans les répliques 294 et 298 de l’extrait figurant ci-dessous, qui suit les extraits des paragraphes précédents, les élèves resituent cet épisode dans le contexte de la Croisade, contexte qu’ils connaissent car il a été étudié lors d’une séance précédente. On perçoit des éléments de la représentation de la Croisade, qui a été formalisée par la classe, comme un pèlerinage des Chrétiens d’Occident qui vont délivrer leurs frères, les Chrétiens d’Orient45, avec une référence à la bonne action qui permettra d’enlever les péchés. À ce moment, une contradiction apparaît et est développée par deux élèves. En effet l’objectif de « sauver leurs frères » paraît difficilement compatible avec l’idée de massacre, de vol (répliques 299 et 300).  Ce mouvement de mise en parallèle de ce que dit l’archive, à savoir une situation de vol, avec ce qui est connu du contexte provoque la perception d’une contradiction qui leur laisse percevoir un autre enjeu dans la situation que celui de la guerre des Chrétiens d’Occident pour sauver d’autres Chrétiens. Cela pourrait faire basculer la compréhension jusqu’alors élaborée, mais ce moment reste fugace, car non repris et discuté au sein du groupe, ou non présenté comme objet potentiel d’un travail intellectuel explicite, ainsi que cela a été évoqué dans le chapitre 1, paragraphe 3.2.3.

294. F : maîtresse, le pape il a dit qu’ils déclenchent la guerre et qu’ils sauvent leurs frères, mais le pape il a pas dit qu’il prend l’argent, et maîtresse ils ont pas parlé de leurs frères

295. P : qui n’a pas parlé des frères ?

296. F : des gens qu’ils devaient sauver, qui faisaient partie de leur peuple, ils ont pas dit                                                                                                                

44 Ce phénomène proche d’un moment où l’on avance une preuve par une citation est régulièrement répété sous une autre forme, à savoir l’usage de l’expression « ils nous disent… » suivie de mots pris dans le texte.

45 Bien sûr, cette représentation de la croisade n’est pas conforme au savoir historien ; cette « distorsion » sera étudiée plus loin.

qu’ils les ont sauvés, est-ce qu’ils les ont déjà tués les Arabo-musulmans et puis le pape il a dit qu’ils déclenchent une guerre et qu’ils font la guerre et puis qu’après ils sauvent leur ami, leurs frères

297. P : ben oui mais là ce sont des extraits…

298. Kaw : et maîtresse, quand euh, ici, ils ont volé de l’argent, ils ont volé de l’or, eh ben ils vont pas avoir, on va pas leur enlever leurs péchés

299. F : si parce que ils sont partis à Jérusalem, ils ont gagné la guerre

300. Kaw : ils sont partis à Jérusalem, mais ils ont volé, ils ont…on va pas leur enlever leurs péchés

301. P : donc, d’après toi leurs péchés on leur retirera pas parce qu’ils ont volé 302. Kaw : oui maîtresse

314. Kaw : oui, mais c’était en temps de guerre, mais aussi ils auraient dû juste faire la guerre, pas voler

315. P : je suis d’accord avec toi, ils ont été beaucoup plus loin

316. F : parce que le pape il a pas dit qu’ils volent, ils ont dit qu’ils prennent leurs frères et pis qu’ils font….à Jérusalem et pis qu’ils rentrent avec leur pape et pis après ils ont habité à Jérusalem

L’aller-retour entre l’archive (ici, le texte étudié), objet perceptible dans le présent, et les éléments connus du contexte du passé oblige à reconfigurer la compréhension qui s’établit. Par ailleurs, des valeurs à caractère universel affleurent dans cet échange.

2.4 Premiers constats

Certes, affirmer sans ambages que les processus des élèves pour élaborer des savoirs en histoire sont proches de ceux des historiens nécessiterait d’analyser un corpus uniquement avec cette hypothèse. Ce n’est pas mon objet principal. Il ne s’agit pas non plus de forcer le trait et de vouloir obstinément mouler des propos d’élèves dans des procédures d’historiens. Simplement, les quelques extraits proposés permettent, sans surinterprétation, de percevoir que les élèves ne s’y prennent pas très différemment des historiens, et que les similitudes initialement supposées se vérifient, mais à des niveaux différents. Il ne s’agit certainement pas de tout fondre dans une procédure valide qui serait celle à adopter. Néanmoins, cela renforce l’intérêt de la référence à l’épistémologie de la discipline dans l’observation et l’analyse des apprentissages disciplinaires.

Ces premiers constats tendent à accréditer la valeur heuristique d’une analyse des productions langagières des élèves dans un cadre disciplinaire pour percevoir les processus mobilisés. La condition est d’avoir au préalable des critères établis qui, en l’occurrence et pour ces extraits, se trouvaient être les éléments déjà identifiés dans la démarche des historiens. Mais le travail d’analyse ne peut se réduire à traquer dans les énoncés des élèves

des procédures similaires à celles de l’historien. Il s’agit de chercher si d’autres types de référence, de modalités se perçoivent chez les élèves au travers de leurs productions langagières.

Un arrêt s’impose sur le choix de cette expression productions langagières.