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La définition de la philosophie dans la postmodernité

1.1. Les notions philosophiques : l’être, la philosophie, l’homme

1.1.1. De la philosophie forte à la liquidité du monde

1.1.1.2. La philosophie qui n’est plus la philosophie : l’approche postmoderne

1.1.1.2.4. La définition de la philosophie dans la postmodernité

Nous pouvons traduire le mot grec « philosophia » par « amour de la sagesse ». Les questions posées par les hommes de tous les temps exigent des réponses pour comprendre le monde, l’homme et sa connaissance. Ces réponses font naître de nouvelles questions. La même question reçoit plusieurs réponses des différents auteurs : c’est ainsi que se forment les courants philosophiques. En règle générale, on situe le début de la philosophie dans l’école ionienne et chez Pythagore. Leur compréhension du monde était très simple et leur plus grand mérite réside non pas tant dans les réponses que dans la pertinence des questions posées.

La tradition issue de la philosophie grecque et fondée sur la pensée de Platon et d’Aristote38

est en général appelée la philosophie classique. Le christianisme du Moyen-Age avec sa vision du monde façonnée par la philosophie et la théologie s’est rapproché de ce courant classique, selon la règle que la philosophie est une servante de la théologie (philosophia est ancilla theologiae). Augustin, Thomas d’Aquin, Bonaventure et plusieurs autres ont suivi cette ligne de pensée, en l’approfondissant et en créant une variété de systèmes basés sur les mêmes fondements. Cette philosophie fera surgir une problématique, exprimée avec force au XXe siècle, à savoir la problématique heideggérienne de l’être (Sein) 39

. Chaque théorie devient une réponse à ce qu’est la

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Les points de vue de Platon et d’Aristote sont différents, c’est pourquoi il faut les distinguer.

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Heidegger affirme la présence permanente de la problématique de l’être au travers de l’histoire de la philosophie. Dans ses recherches il analyse plusieurs ouvrages philosophiques en indiquant la présence de la notion de l’être dans toutes les époques.

35 réalité dans sa totalité, c’est-à-dire à ce qui dépasse le monde lui-même ; à ce qu’est l’homme et à ce qu’est la connaissance humaine par laquelle l’homme entre en relation avec son environnement.

Rappelons que les recherches classiques sont tributaires de l’un des deux domaines principaux : la réalité (la métaphysique) ou la connaissance (l’épistémologie). Le premier concerne toute la réalité qui peut être connue par l’intermédiaire des sens (l’ontologie) et s’il se concentre sur un élément choisi de la réalité, celui-ci devient l’ontologie de cet élément. Par exemple, l’ontologie de l’homme s’appelle l’anthropologie. L’épistémologie, quant à elle, explique comment l’homme connaît la réalité ; elle examine les sources et les procédés de la connaissance. Les domaines épistémologiques englobent la logique et la méthodologie des sciences. De cette façon, toutes les sciences se trouvent sur « un tableau » et sont classifiées entre elles et par rapport aux autres domaines scientifiques40. Au XVIIe siècle, le début de la modernité a marqué un tournant. Alors qu’auparavant, les philosophes ont développé les idées de leurs prédécesseurs en répondant à chaque fois aux mêmes questions, ce tournant, déjà annoncé dans la pensée de la Renaissance, n’a pas consisté à poser une autre question, mais à proposer un changement de la langue dans laquelle la réponse était donnée. La problématique restait la même, mais l’argumentation pour trouver une réponse a été complètement modifiée41.

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Michel Foucault le constate: « En tout cas, l’épistémè classique peut se définir, en sa disposition la plus générale, par le système d’une mathesis, d’une taxinomia et d’une analyse génétique. Les sciences portent toujours avec elles le projet même lointain d’une mise en ordre exhaustive : elles pointent toujours aussi vers la découverte des éléments simples et de leur composition progressive ; et en leur milieu, elles sont tableau, étalement des connaissances dans un système contemporain de lui-même. Le centre du savoir, au XVIIe et XVIIIe siècle, c’est le tableau. Quant aux grands débats qui ont occupé l’opinion, ils se logent tout naturellement dans les pliures de cette organisation. » M. FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, p. 89.

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Cela est perceptible chez Rorty et Foucault. Le premier écrit: « Par exemple, le vocabulaire que développèrent au XVIe siècle les spécialistes de mécanique. De même les jeunes étudiants allemands en théologie de la fin du XVIIIe siècle – tels Hegel et Hölderlin – estimèrent que le vocabulaire dans lequel ils adoraient Jésus gênait le vocabulaire dans lequel ils se voulaient au culte des Grecs. » R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité, p. 33. Cependant Foucault constate: « Le savoir du XVIe siècle s’est condamné à ne connaître toujours que la même chose, mais à ne la connaître qu’au terme jamais atteint d’un parcours indéfini. Et c’est là que fonctionne la catégorie, trop illustre, du microcosme. Cette vieille notion a sans doute été ranimée, à travers le Moyen Age et dès le début de la Renaissance, par une certaine tradition néo-platonicienne. Mais elle a fini par jouer au XVIe siècle un rôle fondamental dans le savoir. » M. FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, p. 45-46.

36 De nouvelles traditions philosophiques ont vu le jour : le positivisme, la philosophie analytique ou la tradition herméneutique. Elles se sont confrontées aux philosophies précédentes et ont influencé les suivantes. Enfin, au XXe siècle, la postmodernité vise à décoller du passé. Elle profite de l’héritage des époques précédentes, mais seulement dans le but d’en être libérée. Rorty l’interprète en prétendant que des philosophes post-nietzschéens comme Wittgenstein et Heidegger utilisent la philosophie pour mettre en évidence l’universalité et la nécessité de l’individuel et du contingent. Ces deux philosophes se laissent entraîner dans la querelle entre philosophie et poésie qu’inaugura Platon et ils finissent par trouver les conditions honorables d’une abdication de la philosophie devant la poésie42

. Lyotard l’appelle « la fin de grands métarécits »43, Derrida propose un processus de déconstruction de tous les textes philosophiques existants. Ces mouvements découlent de la nécessité prévue par Heidegger pour qui l’homme a perdu de vue l’être et a mis l’accent sur les étants en réduisant la richesse de l’être lui-même. Pour pouvoir récupérer la présence de l’être, il nous faut d’abord repenser et ré-observer tout un acquis de la philosophie, ce que les philosophes font d’ailleurs. Heidegger interprète les textes philosophiques afin d’y saisir des éclairs de l’être qu’il décrit en utilisant le nom d’ « Ereignis ». En posant la question de l’être, il rappelle que la philosophie l’a oubliée et qu’elle a maintenant un grand besoin de la retrouver dans le processus de se repenser soi-même. Heidegger formule un postulat de « récupération de l’être » ou de « repenser toute la philosophie » - il se sert du mot allemand : Verwindung pour résumer ce postulat44.

Les postmodernes pensent que la philosophie a sa source dans la littérature et dans le langage. Cela les amène à proposer de nouvelles méthodes d’analyse du texte et de son interprétation : non seulement la déconstruction derridienne, mais aussi l’archéologie et la généalogie proposées par Foucault. Cette genèse de la philosophie a pour conséquence l’utilisation des moyens littéraires tels que la métaphore. Grâce à ce moyen, les philosophes postmodernes considèrent les notions de Dieu, de la nature et de la personne comme de grandes métaphores présentes dans la langue. Parce que la fluidité est inscrite dans la métaphore, la vérité, elle aussi, cesse d’être une structure statique. Cela ouvre la possibilité du langage polysémique. Jusqu’au début de la

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Voir : R. RORTY, Ironie, contingence et solidarité, p. 52.

43

Voir: R. RORTY, G. VATTIMO, Future of religion, New York, Columbia University Press, 2005, p. 46.

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C’est l’un des termes basiques pour Vattimo. Il en profite en accomplissant la critique de la métaphysique classique dans son œuvre, « La fin de la modernité ».

37 postmodernité, l’herméneutique donnait un sens unique au texte analysé, mais à l’époque de la déconstruction, l’herméneutique multiplie les compréhensions possibles du texte et prend en considération le moment et le lieu de la création des œuvres, car ces deux facteurs modifient notre lecture du texte en lui donnant de nouvelles interprétations et de nouveaux contextes.

On peut ajouter ici qu’en rejetant la métaphysique, cette théorie s’oppose entièrement à l’existence de la transcendance. Tous les arguments servant à motiver la thèse théiste peuvent être formulés au niveau de l’éthique, de l’anthropologie et même des sciences de la nature. Toutefois ils restent toujours des arguments probables et jamais sûrs. C’est la métaphysique classique qui accepte la division intérieure de l’être entre l’acte et la potentialité et qui nous offre ainsi des outils pour construire une preuve de la véracité de l’expression : « Dieu existe ». Sur ce point Derrida exprime son doute, en ces termes :

Y a-t-il une ‘métaphysiques’ hors de l’organisation indo-européenne de la fonction ‘être’ ? Cette question n’est rien moins qu’ethnocentrique. Elle ne revient pas à envisager que les autres langues puissent être privées de l’excellente vocation à la philosophie et à la métaphysique, mais au contraire à éviter de projeter hors de l’Occident les formes très déterminées d’une ‘histoire’ et d’une ‘culture’. » 45

Rorty le dit directement :

L’axe de réflexion commun à Blumenberg, Nietzsche, Freud et Davidson laisse penser que nous essayons d’en arriver au point où nous n’adorons plus rien, où nous ne traitons plus rien en quasi divinité, mais où nous traitons tout – notre langage, notre conscience et notre communauté – comme le produit du temps et du hasard. En arriver là serait, suivant les termes mêmes de Freud, « juger le hasard digne de juger notre sort. » 46

La philosophie cesse d’être un système, elle accomplit sa déconstruction et entre en lien avec la littérature. En fait, c’est la littérature qui devient la source de la philosophie et l’espace dans lequel nous la vivons. Pour la philosophie, cela signifie le

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Derrida consacre à la métaphysique une partie de ses réflexions dans le « Marges de la philosophie ». Il y décrit la métaphysique comme une mythologie blanche. Le texte ci-dessus est issu de l’article précédent « La mythologie blanche ». J. DERRIDA, Marges de la philosophie, éd. De Minuit, 1972, p. 238.

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38 commencement du temps de l’indéfini et du non-systématique, le temps de la polysémie au lieu de la recherche du sens et de la vérité. La philosophie ne se tourne plus vers la réalité, car elle a peur de l’aborder avec un métarécit, comme le dirait Lyotard, déjà élaborée en vue d’analyser le monde extérieur. Et, constatons-le : il n’y a que les notions universelles et transcendantales qui forment les métarécits47, ce en quoi elles nourrissent la peur de la philosophie contemporaine.