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L’influence des changements des notions de base sur la compréhension de la culture et de la religion

2.1.2. Tout est culture : la définition postmoderne

2.1.2.2. La culture immanente

Pourquoi employons-nous l’adjectif « immanente » par rapport à la culture postmoderne ? Premièrement, parce qu’elle supprime tout ce qui concerne la transcendance au sens d’un être transcendant autonome qui existe hors du hic et nunc. Ensuite, parce qu’elle traite la transcendance comme immanente au sens de ce qui est

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Le caractère subjectif de la nouvelle définition est motivé par l’exigence de l’amour qui tout accepte et tout comprend. Gianni Vattimo profite de cette sorte d’explication pour dire que l’amour devient le seul principe moral acceptable dans notre monde. « Pas de preuves naturelles de Dieu, mais seulement la charité, et, certainement, l’éthique. Je dis toujours que l’éthique n’est autre que la charité, augmentée des règles de la circulation. » Voir : R. GIRARD, G. VATTIMO, Christianisme et modernité, Paris, éd. Flammarion, 2009, p. 43.

128 présent entièrement dans la culture. Enfin, l’immanence de cette culture a comme conséquence la suppression de la question de la raison d’être de cette culture. Etudions donc maintenant le caractère immanent de la culture contemporaine.

Pour la postmodernité, la transcendance comprise comme un être n’existe pas. Précisons que, dans ce cas, nous entendons par la transcendance Dieu, l’éternité, le sacré autonome qui entre en relation avec les hommes. Ce renoncement est une conséquence de la sécularisation et de la démythologisation du monde. Et si, au début, la sécularisation servait à séparer l’Eglise de l’Etat, au fil du temps elle a englobé plus largement le religieux et le domaine laïque, le sacré et le profane185. Du point de vue de la religion, la sécularisation est un processus négatif et même destructeur186. L’examen de la sécularisation à la lumière de la philosophie postmoderne nous donnera une autre lecture de ce processus.

Pour assoir les bases théoriques de la sécularisation, les postmodernes accusent les institutions et les communautés religieuse d’idéologiser la religion. Aldo Gargani réfléchit :

Il convient de remarquer que les idéologies et les croyances qui ont défendu les droits des opprimés, des hommes et des pauvres, tels marxisme et le christianisme, ont conduit aux croisades, à l’Inquisition et aux goulags. (...) L’une et l’autre sont des idéologies métaphysiques et fonctionnent comme un fermoir qui s’ouvre et se referme autour du noyau de son propre mal, destiné à se transformer inévitablement en bien. L’exigence d’élaborer une réflexion philosophique différente de la définition métaphysique et universelle de la nature humaine découle du constat que les idéologies des humbles et des opprimés, comme le christianisme et le marxisme, ont dégénéré en instruments de persécution individuelle et sociale.187

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Hannah Arendt en parle en ces termes : « La sécularisation signifie en premier lieu simplement la séparation de la religion de la politique, et cela affecta les deux si fondamentalement que rien n’est moins vraisemblable que cette transformation progressive de catégories religieuses en concepts séculiers que tentent d’établir les partisans d’une continuité sans rupture. » H. ARENDT, La crise de la culture, Paris, éd. Gallimard, 1972, p. 94.

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Selon certains penseurs de nos jours, l’athéisme et la sécularisation ont été préparés et réalisés grâce au groupe de théologiens chrétiens. Augusto Del Noce, un de ces penseurs, les appelle « des théologiens de la sécularisation ». Voir: A. DEL NOCE, L’époque de la sécularisation, Paris, éd. Des Syrtes, 2001, p.26.

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A. G. GARGANI, L’expérience religieuse comme événement et interprétation, in: J. DERRIDA, G. VATTIMO, Religion, p. 137.

129 Ferraris abonde dans ce sens en dénonçant encore plus fortement l’idéologisation et le caractère illusoire de la religion. Le philosophe, en s’appuyant sur la poésie de Baudelaire, affirme que les prêtres ne sont que les serviteurs de l’imagination, car la religion se base sur l’imagination. Il pense qu’à l’origine, l’image de Dieu découle de la méconnaissance, ainsi que des sentiments de peur et de dépendance. En évoquant Kant, Ferraris constate que le christianisme est le deuxième nom de « la religion aux limites d’une simple raison ». Ce constat lui permet de proclamer que la sécularisation est le cœur de la religion chrétienne. C’est elle qui rend possible l’affirmation que Dieu est dépourvu de toute existence autonome, étant complétement conditionné par les hommes. Le postmoderne résume son discours en criant triomphalement : « Il y avait d’abord des temples et puis des églises ! » et encore : « Dieu existe, mais justement, uniquement, en nous ! Dieu dépend de l’homme ! »188

Dans la postmodernité, la sécularisation prend la forme d’un processus créateur et positif. Elle est un élément indissociable des transformations contemporaines, parce qu’elle aide l’homme à devenir entièrement libre, ce qui est le but suprême de l’expérience spirituelle authentique. Nous osons ici reproduire les propos de Vattimo : la sécularisation est un signe constitutif d’une vraie expérience religieuse !189

La culture sécularisée est ainsi capable d’enfermer toute la transcendance en elle-même. L’être absolu, qualitativement plus grand que toutes ses créatures, est, pour la culture postmoderne, un mystère de l’homme. Egalement, toute la transcendance est une projection de ce mystère qui se trouve en l’homme et qui affecte à partir de là toutes ses œuvres.

La culture qui se prive de la transcendance autonome devient culture immanente. Elle garde toujours en elle une place pour la religion, mais seulement pour celle qui lui est subordonnée et est entièrement dépendante d’elle. Citons, encore une fois, le discours de Capri qui traite de ce qui est le noyau de transformation de la culture.

Si le traditionnel schéma référentialiste et représentationnel objet-parole, adequatio rei et intellectus, identité du sujet connaissant et de l’objet connu, autrement dit, si toute la philosophie métaphysique de la présence est désormais en crise, il est également vrai que la philosophie analytique du langage court en grande partie le danger d’idéalisme reformulé dans une version linguistique et que la philosophie et l’épistémologie

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Voir : M. FERRARIS, Le sens de l’être comme trace ontique déterminée, in: J. DERRIDA, G. VATTIMO, Religion, p. 197.

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postanalytique, (…) ont transformé en grande partie le travail philosophique en philosophie de la culture, c’est-à –dire en un exercice intellectuel qui se nourrit de soi-même, de ses propres résultats, éliminant toute trace de différence, toute confrontation avec l’altérité intérieure et extérieure, dans une normalisation méthodologique autoréférentielle de la réalité, de l’altérité, et de tout mystère et toute énigme. A partir de la déconstruction du néopositivisme, nous avons fini par obtenir des versions du monde sans qu’il y ait plus de monde190

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Dans la culture immanente, on définit la religion par le terme de « croyance », à la fois plus subjectif et individualiste. Tandis que le « mot classique » est incompatible avec la liquidité postmoderne, le mot de « croyance » la représente parfaitement. La croyance n’est pas révélée, elle est plutôt le produit d’un choix humain. Ainsi, elle ne s’oppose aucunement ni à la « culture du choix », ni au consumérisme, ni à la mondialisation. Elle s’associe aux règles du progrès contemporain. En outre, ce produit, « ma croyance », dépend de ma volonté, de mon choix. En conséquence, il se produit un phénomène qu’on pourrait appeler, dans le cadre de notre étude, « la création d’une transcendance non-autonome ». Pourquoi « non-autonome » ? Parce qu’elle est soumise à la volonté de l’homme et ne possède pas son propre acte d’existence. La notion de « croire » ou de « religion » ne suffit plus pour la décrire, mais pour le faire, nous avons besoin du terme liquide de « croyance ».

La culture immanente n’a aucune difficulté à s’approprier la croyance, il n’en va complètement pas de même pour la religion. Une explication sociologique de ce fait, nous est présentée par Danièle Hervieu-Léger dans Religion pour mémoire. Après une vaste partie de l’étude consacrée à préciser les définitions de la religion et de la croyance, la sociologue française nous livre son approche à elle.

Une religion est un dispositif idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée et contrôlée la conscience (individuelle et collective) de l’appartenance à une ligne croyante particulière191

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La religion en tant que « ligne croyante » se caractérise par une continuité qui crée un lien entre le passé, le présent et le futur. Du point de vue de la postmodernité, cette ligne

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A. G. GARGANI, L’expérience religieuse comme événement et interprétation, in: J. DERRIDA, G. VATTIMO, Religion, p. 143.

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131 croyante bloque l’un des aspects de l’autocréation qui consiste à produire son vocabulaire final afin de décrire le monde à sa manière. Pourtant, la religion a un vocabulaire tout fait pour appréhender le monde. Le seul problème est que la philosophie postmoderne reconnaît ce vocabulaire, issu d’une vision religieuse du monde, comme périmé et devant être actualisé. Hervieu-Léger mentionne aussi le caractère idéologique de la religion, opinion largement partagée par les postmodernes. Enfin, elle voit dans la religion un outil de contrôle. Ainsi, la religion porte en elle le danger d’être utilisée de manière totalitaire. Voilà la base de la critique postmoderne de la religion et la raison pour laquelle elle est tout à fait intégrée dans la culture immanente.

En même temps, la culture postmoderne affirme volontiers l’existence du phénomène du « croire ». Hervieu-Léger nous explique ce qu’est ce croire contemporain :

On désigne, sous ce terme [croire], l’ensemble des convictions, individuelles et collectives, qui ne relèvent pas du domaine de la vérification, de l’expérimentation, et, plus largement, des modes de reconnaissance et de contrôle qui caractérisent le savoir, mais qui trouve leur raison d’être dans le fait qu’elles donnent sens et cohérence à l’expérience subjective de ceux qui les tiennent. (...) Le « croire » c’est la croyance en actes, c’est la croyance vécue.192

La transformation que décrit la sociologue reste en cohérence avec la liquidité culturelle et permet d’éliminer la transcendance du discours postmoderne. Le croire défini par Hervieu-Léger est tout d’abord subjectif et incompatible avec l’universalité de la religion. Par contre, il est adéquat à la conception liquide de la réalité. Cela veut dire que ce croire ne peut être vérifié et même qu’il n’a besoin d’aucune vérification en raison de son irrationalité. Sa tâche unique est celle de compléter l’intégralité de la vision que l’on a du monde. Si cette vision était confrontée aux faits scientifiques, elle pourrait être tout de suite modifiée. Dans le cas du croire, ce n’est plus Dieu qui se révèle, c’est l’homme croyant qui choisit desquelles vérités il veut composer son Credo. La croyance postmoderne, ce que nous appelons « le croire », n’a rien de commun avec la notion de vérité objective. Avant la mutation du religieux, la vérité puisait son autorité de Dieu, de l’Etre absolu qui ne peut pas se tromper et ne ment pas.

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132 A présent, la plupart des fidèles considère cette vérité comme métaphorique et non-obligeante. Lorsque le contenu du Credo unifié (même s’il s’exprime dans des textes différents) pose le fondement de l’unité des croyants, le Credo subjectivisé provoque la désintégration des systèmes traditionnels du croire et la décomposition des communautés religieuses. Ce phénomène qui se passe sous nos yeux et qui est appelé par Hervieu-Léger « le christianisme sans religion », montre, d’après elle, que la religion chrétienne est tout spécialement préparée à mettre en pratique ce genre de croire liquide193. Cependant, il ne s’agit pas du christianisme révélé, mais du déploiement historique de ce croire.

L’approche traditionnelle de la religion permet d’affirmer que la religion fait partie des domaines culturels, partie qui dépasse la culture et garde son autonomie. Cette séparation des domaines était possible grâce à la transcendance qui n’appartenait pas à la culture, mais entrait en relation avec elle. Le croire postmoderne, tout à fait liquide, absorbe toute la religion dans la culture et en fait un pur domaine culturel. Pour résumer cela en une phrase : la culture immanente oublie la transcendance, la nie et ne respecte que la transcendance qui est entièrement immanente. Pourtant, cette caractéristique ne serait pas complète parce que le Dieu chrétien est à la fois transcendant et immanent. De plus, Il reste autonome par son propre acte d’existence (qui s’identifie à son essence). Cela permet le constat qu’un principe existe à l’origine du changement opéré par la culture immanente, celui de la pars pro toto (prendre une partie pour en faire une totalité). Grâce à ce changement la transcendance reconnue par la postmodernité ne se trouve que dans l’homme et dans ses œuvres.

Arrêtons-nous enfin un moment sur la notion de « causalité » dans la culture postmoderne. C’est un problème très intéressant si nous le considérions à la lumière de la culture immanente, parce que la postmodernité conséquemment et logiquement prend une position de rejet de la notion de causalité. La métaphysique classique ouverte à la transcendance présuppose que le seul être qui possède sa raison d’être en soi (mais qu’il n’est pas la raison de son être) est l’Absolu. C’est à cause de sa structure ontologique

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Le professeur de sociologie pense que le judaïsme et l’islam insistent de trop sur les principes et les lois morales. Le christianisme, au contraire, est une religion d’action de grâce « en esprit et vérité » et ainsi il crée des conditions nécessaires pour déstabiliser la définition classique de la religion et pour la considère comme phénomène qui peut se révéler par la croyance individualisée dans le monde subjectif. Zob. D. HERVIEU-LEGER, op.cit., p. 249.

133 que cet Etre transcende tous les autres. L’acte d’existence de l’Etre absolu appartient à son essence et c’est ainsi que la transcendance explique la réalité qu’elle dépasse.

Il en va tout autrement dans la philosophie postmoderne. La culture ne possède pas sa raison d’être en elle, parce que rien ne peut être sa propre cause (elle devrait exister avant soi). Pour rester conséquente dans la manière de penser et d’accord avec les thèses postmodernes, la culture immanente et la postmodernité doivent renoncer à la théorie de causalité. Cela s’applique aussi à l’explicatif du développement, de l’histoire et du progrès de la pensée humaine. Evitant le mot « raison d’être », Rorty se sert du terme « hasard ». Il écrit :

(…) l’usage métaphorique aristotélicien d’ousia, l’usage métaphorique paulinien d’agape, l’usage métaphorique newtonien de la gravitas furent le résultat des rayons cosmiques qui brouillèrent la délicate structure de certains neurones cruciaux de leur cerveaux respectifs. Ou, avec plus de vraisemblance, il furent l’effet de quelque étrange épisode de leur petite enfance : de quelques lubies obsessionnelles qu’auraient laissées dans ces cerveaux des traumata idiosyncrasiques. Comment le tour se fit n’importe guère. Les résultats furent prodigieux. Il n’y avait jamais eu de pareilles choses auparavant.194

La causalité permet d’appréhender l’histoire comme un processus permanent, comme le préconisent les historiens. Les postmodernes discernent dans l’histoire plutôt les ruptures que la continuité, les discontinuités que les causes et les résultats. Foucault confirme cette intuition de Rorty en décrivant l’opposition entre la méthode des historiens du continu et l’archéologie du savoir. Le philosophe écrit :

A quoi correspond cette insistance sur les discontinuités? A vrai dire, elle n’est paradoxale que par rapport à l’habitude des historiens. C’est celle-ci – avec son souci des continuités, des passages, des anticipations, des esquisses préalables – qui bien souvent, joue le paradoxe. De Daubenton à Cuvier (...) les différences sont innombrables, et de natures très diverses : les unes sont localisées, les autres sont générales ; les unes portes sur les méthodes, les autres sur les concepts ; tantôt il s’agit du domaine d’objets, tantôt il s’agit de tout l’instrument linguistique195

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R. RORTY, Contingence, ironie, solidarité, Paris, éd. Armand Colin, p. 39.

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134 La culture immanente est une des propositions possibles en vue d’interpréter la culture contemporaine, celle en lutte contre la transcendance (parce que la transcendance domine le monde) et contre la stabilité (parce qu’elle n’est pas capable d’ordonner la réalité liquide). Il est sûr que, par cette lutte, la culture s’engage dans le combat pour la liberté. Mais dans ce combat, elle semble être touchée intrinsèquement et extrinsèquement par l’autoritarisme. La culture, de nos jours devient, à son tour, « un outil dans les mains du pouvoir ».