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LA CRISE ÉPISTÉMOLOGIQUE DES SCIENCES HUMAINES

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C'est en 1883 que Dilthey publiait son Introduction aux sciences de l'esprit 5

5 Einleitung in die Geisteswissenschaften ; traduction française par Louis SAUZIN sous le titre assez inexact : Introduction à l'étude des sciences hu-maines, P.U.F., 1942.

. Cette « critique de la raison historique », selon le mot de son auteur, peut être considérée comme la première tentative d'ensem-ble pour une épistémologie à la mesure des sciences humaines, dont le développement était, depuis près de deux siècles, l'un des aspects es-sentiels de la culture occidentale. Dans un esprit nouveau, la nécessité était nettement affirmée de donner un statut méthodologique à l'en-semble des disciplines venues élargir l'horizon intellectuel. Les scien-ces positives qui, jusque-là, s'étaient consacrées surtout à la connais-sance de la nature se donnaient désormais, et de plus en plus, l'homme lui-même comme objet d'étude. Une véritable révolution spirituelle s'accomplissait ainsi, marquée, ici et là, par des résistances violentes et des polémiques, mais sans que les témoins directs puissent prendre conscience de l'ampleur du phénomène. Les incidents, les épisodes,

masquaient le fait décisif d'un renouvellement du monde et de l'hom-me, aussi complet, et davantage peut-être, que celui qui se réalisa, dans l'effondrement de la civilisation médiévale, au moment de la Re-naissance.

Le rare mérite de Dilthey est d'avoir pleinement compris, mieux qu'Auguste Comte ou que Stuart Mill, que le vin nouveau ne devait pas être versé dans les vieilles outres. Les sciences humaines, en plei-ne expansion, dessinaient les contours d'un nouveau monde intellec-tuel qui appelait une réflexion selon de nouvelles structures de pensée.

La prépondérance abusive des sciences de la matière et de la nature se trouvait démentie, dans le domaine humain, par un autre type d'intelli-gibilité, fondé sur l'affirmation du primat du temps sur l'espace. Dans les sciences de l'esprit, l'homme a affaire à l'homme ; il s'efforce de comprendre l'autre, mais ne peut le faire qu'en se comprenant lui-même. Toute intelligence véritable apparaît ici comme une interpréta-tion de la vie ; elle doit être à la fois historique et biographique. Dil-they a travaillé sans relâche à l'élaboration des catégories de la com-préhension humaine, dont il a mis en pleine lumière la spécificité.

Malheureusement, son influence, assez forte parmi les philosophes allemands, ne s'exerça guère en dehors de son pays d'origine, et d'ail-leurs ne trouva pas d'écho bien réel parmi les spécialistes de ces disci-plines auxquelles Dilthey avait consacré le meilleur de sa réflexion.

Au surplus, l'Introduction aux sciences de l'esprit est restée inache-vée : la publication de 1883 s'annonce [8] comme une « première moi-tié », mais la seconde ne vit jamais le jour, et les immenses recherches du grand humaniste présentent rétrospectivement, un aspect fragmen-taire. Il ne pouvait guère en être autrement ; l'entreprise avait quelque chose de prématuré. Les sciences humaines ont réalisé, depuis trois quarts de siècle, d'immenses progrès. L'histoire, répondant, sans le vouloir, à la prophétie de Dilthey, est sortie de l'âge positiviste où la maintenaient Bernheim, en Allemagne, Langlois et Seignobos, en France. La géographie s'est humanisée ; la psychologie, l'ethnologie, la sociologie, la démographie, l'économie politique, la biologie hu-maine et la médecine ont radicalement changé de visage. Mais ce dé-veloppement s'est accompli au hasard, sans plan d'ensemble, sans que les philosophes s'y intéressent d'une manière systématique, et sans que les spécialistes aient éprouvé, d'ordinaire, le besoin de déborder

l'hori-zon immédiat des questions précises qu'ils se posaient, pour prendre conscience des solidarités intrinsèques de l'ordre humain.

On ne saurait trop s'étonner de ce retard épistémologique des sciences humaines. Alors que les sciences de la matière, les sciences de la nature, dont l'éventail se déploie, dans une obéissance plus ou moins stricte à la discipline mathématique, de la physique à la chimie et à la biologie, avec les intermédiaires de la chimie physique et de la chimie biologique, jouissent d'une armature conceptuelle bien définie et sans cesse réexaminée, les sciences de l'homme progressent en or-dre dispersé, sans souci de l'apparentement qui devrait maintenir entre elles un dénominateur commun. L’unité de la « physique sociale » dans la classification d'Auguste Comte (1830) a définitivement éclaté en un nombre indéterminé de fragments plus ou moins incohérents, et le tableau des « sciences noologiques » présenté en 1843 dans l'œuvre d'André Marie Ampère n'a plus qu'un intérêt rétrospectif, tout de mê-me que les essais, dans le mêmê-me sens, de Stuart Mill et de Spencer.

Dilthey avait conscience de composer le Novum Organum des scien-ces humaines, mais celles-ci attendent toujours leur Discours de la Méthode.

Cette enfance méthodologique explique sans doute, si elle ne la justifie pas, la méfiance des philosophes à l'égard de la science de l'homme. Quarante ans après l'ouvrage de Dilthey, Léon Brunschvicg demande à la physique seule, et à la mathématique, l'attestation des progrès de la conscience humaine. Paradoxe étrange, ni la biologie, ni l'histoire, ni la sociologie n'entrent en ligne de compte lorsqu'il s'agit de mettre en lumière l'avancement de la connaissance que l'esprit peut prendre de lui-même grâce à l'examen réfléchi de son travail d'élabo-ration scientifique. Le grand penseur qu'était Brunschvicg hésitait à reconnaître aux sciences humaines le statut de sciences à part entière ; elles demeuraient des parentes pauvres, misérables « sciences conjec-turales », selon le mot de Renan. Cette attitude d'indifférence ou d'hostilité reste celle de bon nombre de philosophes de notre temps.

Pourtant l'historiographie n'est-elle pas aussi une odyssée de la cons-cience ? et l'anthropologie, la sociologie, la médecine ? Le fait que ces disciplines nous touchent de très près, nous mettent personnellement en cause, ne devrait pas en détourner l'attention des métaphysiciens, – bien au contraire.

Nous nous heurtons ici à un préjugé qui intervient à la manière d'un obstacle épistémologique insurmontable aux yeux de beaucoup d'excellents esprits, fidèles à la tradition de Platon et de Descartes.

Cette famille spirituelle demeure persuadée que les sciences dites

« exactes » bloquent en elles l'essentiel de la recherche de la vérité.

L'entreprise de la connaissance ne saurait se réaliser de plusieurs ma-nières différentes ; ses premiers succès définissent le prototype à ja-mais de toute certitude. Les sciences non mathématiques, parce qu'el-les ne correspondent pas au modèle stéréotypé de [9] l'axiomatisation euclidienne, ne sont pas des sciences rigoureuses, et donc ne méritent pas d'être prises à témoin par l'enquêteur soucieux de découvrir la vé-rité de l'être humain.

Ce parti pris apparaît intenable à l'examen ; il postule un réalisme mathématique naïf, en vertu duquel le langage de l’intelligence calcu-latrice manifesterait la parole créatrice d'un Dieu géomètre. Or rien n'autorise à affirmer que les équations mathématiques constituent le dernier mot de la réalité. Il est vrai que l'oeuvre des géomètres repré-sente l'une des plus parfaites réussites dans l'oeuvre de la connaissan-ce ; mais les mathématiques ne sont pas sacrées pour autant, et la lan-gue des calculs peut devenir elle-même maîtresse d'illusion si elle s'impose partout à tort et à travers. La mathématique nous livre l'épure d'une des tentatives de l'esprit humain, parmi toutes les autres ; et lorsqu'elle se veut exclusive, elle risque de n'être plus qu'une vaine caricature.

L’épistémologie contemporaine a mis en pleine lumière cette rela-tivité du langage mathématique. Elle n'y voit plus la révélation d'une surréalité, mais plutôt une sorte de réserve indéfinie de formes et de structures mises à la disposition des savants spécialisés dans tel ou tel ordre de phénomènes, qui peuvent y choisir des formulaires à leur convenance. « Les mathématiques pures, écrivait récemment Léon Brillouin, sont construites sur des abstractions, sur des rêves irréalisa-bles : le point immatériel et sans dimensions, les lignes sans épaisseur, les plans et surfaces infiniment minces, l'espace continu, etc. (...) La rigidité logique de ces structures fantastiques s'allie avec une fragilité de cristal. Le physicien ne peut plus admettre ces méthodes irréelles.

Toute la science atomique moderne est en complète opposition avec

les mathématiques « pures 6 ». Le mathématicien, chercheur d'absolu, apparaît ainsi aveugle à la réalité. Dans le domaine physique, la théo-rie mathématique, loin de livrer l'essence des choses, n'en fournit qu'une approximation plus ou moins lointaine, fort utile certes, mais dont il ne faut pas être dupe. « Une théorie physique, écrit encore Léon Brillouin, n'est qu'une carte d'une portion du monde extérieur.

Gardons-nous de lui donner plus d'importance qu'elle n'en possède réellement. Tôt ou tard, il faudra se débarrasser des abstractions illu-soires des mathématiques pures. Le physicien doit reprendre contact avec la terre... 7

La protestation du physicien contre l'impérialisme mathématique autorise, à bien plus forte raison, celle du philosophe. La métaphysi-que, aujourd'hui, ne peut plus accepter d'être l'humble servante de la mathématique ; elle ne doit plus lui confier toute son espérance, com-me si elle avait nécessairecom-ment partie liée avec elle, et avec elle seule.

L'exercice de l'esprit dans l'ordre de l’arithmétique, de la géométrie ou de la topologie peut sans doute fournir, à l'examen, des indications utiles sur certains mécanismes intellectuels ; mais il serait absurde d'imaginer qu'il nous révèlera jamais le sens, et encore moins la solu-tion, des grandes questions qui se posent à l'homme soucieux d'éclai-rer sa condition dans le monde. La fascination mathématique s'expli-que sans doute par le fait s'expli-que l'esprit semble porté, dans ce domaine, à sa plus haute puissance par l'exercice d'une activité qui n'obéit qu'à elle-même en toute rigueur. Mais cette validité plénière n'est possible que parce que l'intelligence fonctionne à vide, ayant lâché la proie de l'existence pour l'ombre du calcul. Le métaphysicien qui se laisse prendre à ces mirages se rend coupable, sans le savoir, d'un véritable abandon de poste ; il a déserté [10] le réel pour se réfugier dans un de ces arrière-mondes plus propices au confort intellectuel, et dont Nietz-sche dénonçait l'illusion.

»

Le séparatisme de l'intellect, tentation de tous les rationalismes de stricte observance, campe sur les positions épistémologiques du ma-thématisme cartésien. Or Descartes formait son idéal du savoir en

6 Léon BRILLOUIN, Poésie mathématique et théorie physique, Nouvelle revue française, août 1957, p. 316.

7 Ibid., p. 322 ; cf. dans le même sens : Louis ROUGIER, Traité de la Connaissance, Gauthier-Villars, 1955, passim.

fonction de l'état actuel de la connaissance. Il ne pouvait prendre en considération les sciences humaines, pour l'excellente raison qu'elles n'existaient pas encore. S'il méprisait l'histoire, c'est que les historiens de son temps ne lui en offraient qu'une caricature : on comprend qu’il ait négligé Mézeray, mais en un autre siècle, il aurait sans doute re-connu l’importance d'un Ranke ou d'un Lucien Febvre. Nous vivons en un temps où les sciences humaines existent ; leur influence pèse d'un poids sans cesse croissant sur la vie sociale, économique et poli-tique des peuples de la terre ; l'existence quotidienne de chacun d'entre nous en est profondément marquée. Il serait absurde de se boucher les yeux devant un phénomène aussi général, dont les répercussions pro-ches et lointaines mettent en cause les structures mêmes de notre civi-lisation.

Il faut souligner cette indifférence des philosophes qui, pour la plupart, se refusent à reconnaître l'évidence. Aujourd'hui encore, lors-qu'on parle de « philosophie des sciences », on se réfère d'ordinaire au seul domaine des sciences dites exactes : mathématiques, physique, chimie et biologie. La très estimable Introduction à l'épistémologie génétique, de Piaget, atteste la persistance de cet état d'esprit, selon lequel la seule méthodologie des sciences de la matière et de la nature serait apte à fournir des indications pour le bon usage de la pensée.

Les sciences humaines, sciences inexactes, ne pourraient, semble-t-il, donner à la méditation que de mauvais exemples. Le paradoxe est alors que les disciplines qui alimentent la connaissance de l’homme réel ne sont pas prises à témoin lorsqu'il s'agit pour l'homme de tirer au clair le sens de l'existence humaine. La fonction de l'épistémologie consiste à réaliser une prise de conscience, après-coup, des démarches de l'intelligence scientifique ; elle les répète en esprit pour en dégager la signification. Les sciences de l'homme ne se contentent pas de don-ner carrière à un esprit désincarné ; elles ont pour objet les attitudes, les conduites de la personnalité concrète et, par là, elles sont seules révélatrices du phénomène humain dans sa plénitude. Une philosophie des sciences appliquées aux sciences humaines serait donc, en quelque sorte, une science de la philosophie.

Nous sommes loin de compte. Et l'indifférence coupable des méta-physiciens à l'égard des sciences de l'homme entraîne par contrecoup l'hostilité plus ou moins agressive des spécialistes envers la philoso-phie. Cette non-reconnaissance mutuelle est dès lors préjudiciable aux

deux camps : non seulement les métaphysiciens se perdent en leurs labyrinthes d'abstractions sans portée, mais les historiens, les psycho-logues, les sociologues et autres techniciens de l'humain, refusant de prendre conscience des tenants et aboutissants de leurs recherches, paraissent littéralement aveugles à ce qu'ils font. La saine raison y perd sur les deux tableaux.

Cette affirmation n'a malheureusement rien de fantaisiste ; il est ai-sé d'en fournir des exemples saisissants. L'ignorance et l'incuriosité des philosophes vis-à-vis de l'essor des disciplines anthropologiques apparaît comme une caractéristique constante dans l’école française depuis Royer Collard et Victor Cousin jusqu'à Brunschvicg et Alain, en passant par Ravaisson, Lachelier et Lagneau ; la même attitude se retrouve d'ailleurs, sans distinction d'école, dans la pensée existentiel-le de Gabriel Marcel et dans l'ontologie phénoménologique de Jean-Paul Sartre. Mais les penseurs allemands, un Husserl, dans son souci de faire de la philosophie une « science rigoureuse », un Heidegger, tenacement hostile à tout humanisme où se dégraderait [11] l'unité et l'universalité de l'être, apparaissent tout aussi hostiles à l'enseignement de Dilthey 8

Lachelier, par exemple, qui règne sur une longue période de la phi-losophie universitaire française, publie en 1885, dans la Revue philo-sophique, un article resté classique, sous le titre : Psychologie et Mé-taphysique. L'étude conclut que la science authentique de l'esprit n'est pas la psychologie, mais la métaphysique. Les premiers mots du texte disent : « le nom de psychologie est récent ...

.

9 », affirmation péremp-toire que vient tempérer un peu plus loin la correction suivante : « il importe peu de savoir à qui la psychologie doit le nom qu'elle porte aujourd'hui ... 10

8 On trouvera dans notre Traité de Métaphysique (Colin, 1957, p. 167 à 209) une longue étude consacrée à cet « escamotage de l'homme dans la philoso-phie ».

» Une discipline condamnée ne mérite sans doute pas d'être examinée avec une précision excessive. On s'étonnera néanmoins que le penseur scrupuleux qu'était Lachelier n'ait pas pris la peine de s'informer davantage. Il aurait découvert sans trop de peine que le mot de « psychologie », loin d'être en 1885 un néologisme,

9 Dans : Œuvres de Jules Lachelier, t. I, P.U.F., 1933, p. 169.

10 Ibid., p. 170.

avait déjà ses lettres de noblesse. Le terme Psychologia apparaît dès les dernières années du XVIe siècle dans le titre d'ouvrages allemands.

On le retrouve, un siècle plus tard, dans les notes de Leibniz 11, et il devient bientôt d'un usage courant. Christian Wolff, qui fut une sorte de Lachelier dans la philosophie allemande du XVIIIe

Lachelier ignore dédaigneusement ces données historiques relati-ves à une discipline qu'il juge d'emblée sans intérêt. Il ne remonte pas au delà de Victor Cousin, en lequel il voit le fondateur de la psycholo-gie française. Seulement il est permis, dès lors, de se demander ce que vaut la condamnation portée par un juge aussi mal informé. C'est en dehors de la tradition du spiritualisme universitaire que débute en 1843, à l'instigation de Baillarger, la publication des Annales médico-psychologiques ; dès l'origine, s'y affirme avec une lucidité prophéti-que le programme d'une science de l'homme, sain ou malade, selon l'esprit à la fois positif et philosophique de la glorieuse école parisien-ne de médeciparisien-ne et de psychiatrie, institutrice de l'Occident, envers la-quelle la postérité se montre si ingrate. La philosophie française conserve pieusement dans ses archives Psychologie et métaphysique de Lachelier ; elle a oublié, ou plutôt elle n'a jamais pris en considéra-tion, le manifeste des Annales médico-psychologiques, non plus que l'œuvre séculaire qui s'en est suivie.

siècle, consacre à cette discipline des traités considérables, une Psychologia empirica en 1732 et une Psychologia rationalis en 1740. Toute une littérature d'études et de manuels fleurit dans le sillage de ces ouvrages. En An-gleterre, David Hartley emploie le mot psychology dans ses Observa-tions on man, parues en 1749, et traduites en français en 1755. Enfin le très célèbre Charles Bonnet publie en 1754 un Essai de psychologie où le mot s'affirme sous sa forme française.

Le même Lachelier, en présence des développements contempo-rains de l'anthropologie, qui s'accordent mal avec des postulats spiri-tualistes, n'a pas d'autre attitude que de se voiler la face. Ayant lu, par

11 Opuscules et fragments inédits de Leibniz, p.p. COUTURAT, Alcan 1903, p. 526. Couturat, qui dit le texte postérieur à 1696, suggère qu'il s'agit d'un

« mot nouveau », pour expliquer une erreur d'écriture de Leibniz. Pas si

« nouveau » pourtant, dès 1696. On trouvera toutes les précisions utiles sur les origines de la psychologie en Allemagne dans : Max DESSOIR, Ges-chichte der neueren deutschen Psychologie, t. I, 2e édition, Duncker Verlag, Berlin, 1902.

hasard, une étude sur la famille préhistorique, d'où il ressort que celle-ci ne se conformait [12] pas exactement aux préceptes de l'impératif catégorique, il communique son émotion à son ami Émile Boutroux, autre penseur de la même obédience : « Tout cela est effrayant, et quand cela serait réellement arrivé, il faudrait dire, plus que jamais, que cela n'est pas arrivé, que l'histoire est une illusion et le passé une projection, et qu'il n'y a de vrai que l'idéal et l'absolu ; là est peut-être la solution de la question du miracle. C'est la légende qui est vraie, et l'histoire qui est fausse 12

Sans doute le métaphysicien se figure-t-il avoir, à ce prix, préservé l'essentiel. Seulement sa méditation se poursuit dès lors dans une sorte de vide humain, elle concerne tout le monde et personne, dessinant les configurations abstraites d'un no man's land où les hommes réels ne pénètrent jamais. De là l'imprécision essentielle du langage philoso-phique, par delà son apparence de rigueur. Dans un monde en voie de constant renouvellement, seuls les concepts philosophiques demeure-raient inaltérables : temps, espace, raison, liberté, droit, devoir, être, devenir, etc., tous les termes du langage sauvegarderaient leur identité à travers les millénaires, ce qui autoriserait le métaphysicien à conti-nuer ses fonctions de paisible conservateur de momies. Il est pourtant clair que le sens des mots s'établit dans une relation à l'époque et à l'événement ; le sens change avec l'époque, de sorte que le même mot peut être appelé à poser et à résoudre des questions essentiellement différentes. Pour ne prendre qu'un exemple, l'idée de liberté assume des significations très diverses selon qu'elle est mise en cause par un

Sans doute le métaphysicien se figure-t-il avoir, à ce prix, préservé l'essentiel. Seulement sa méditation se poursuit dès lors dans une sorte de vide humain, elle concerne tout le monde et personne, dessinant les configurations abstraites d'un no man's land où les hommes réels ne pénètrent jamais. De là l'imprécision essentielle du langage philoso-phique, par delà son apparence de rigueur. Dans un monde en voie de constant renouvellement, seuls les concepts philosophiques demeure-raient inaltérables : temps, espace, raison, liberté, droit, devoir, être, devenir, etc., tous les termes du langage sauvegarderaient leur identité à travers les millénaires, ce qui autoriserait le métaphysicien à conti-nuer ses fonctions de paisible conservateur de momies. Il est pourtant clair que le sens des mots s'établit dans une relation à l'époque et à l'événement ; le sens change avec l'époque, de sorte que le même mot peut être appelé à poser et à résoudre des questions essentiellement différentes. Pour ne prendre qu'un exemple, l'idée de liberté assume des significations très diverses selon qu'elle est mise en cause par un