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Chapitre III : Couleurs corporelles

3.2 La configuration de la couleur pour Anne Hébert

Vouloir comprendre les éléments qui ont modelé la configuration de la couleur dans l’imaginaire hébertien invite à revisiter son œuvre poétique, espace intime et moule créateur de la relation que l’écrivain tisse avec le monde. Puisque l’homme est produit de son époque, un survol de certains événements culturels et artistiques qui sont à l’origine de l’œuvre s’avère incontournable.

Le Québec des années 1930 est au creux d’un séisme qui divise la société, partagée entre tradition et modernité. Cette période coïncide, au plan politique, avec le régime de Maurice Duplessis81 dont la politique autonomiste s’accompagne du contrôle idéologique et moral de l’Église catholique. Le retour au pouvoir du régime duplessiste (de 1944 à 1959) ne fait que prolonger l’effet de claustration qui pèse sur la société québécoise, connu comme la « Grande Noirceur ». Cette période coïncide avec la publication de Face à

l’imprimé obscène. Plaidoyer en faveur d’une littérature saine82 (1955) qui témoigne de la

censure active à cette époque et nuisant, entre autres, aux développements littéraires. Malgré ces forces conservatrices, la scène artistique, sensible à l’évolution de la pensée et aux influences venues de l’extérieur, découvre un des mouvements qui prône l’intuition, la spontanéité et la fascination pour le rêve : le surréalisme83. Le milieu littéraire réagit à cette vision intime du monde et y trouve une source d’inspiration.

Parmi les personnalités qui ont cultivé cet esprit intimiste figure le poète Saint- Denys Garneau dont la mort prématurée a inspiré à Anne Hébert la rédaction d’un hommage posthume, « De Saint-Denys Garneau et le Paysage », dans lequel, Hébert parle de l’influence de son cousin. Il s’agit là d’un texte-clé pour appréhender la conception hébertienne de la couleur. Là, s’y dessine une conception picturale fondée sur un regard

81 Premier ministre du Québec de 1936 à 1939 et de 1944 jusqu’à 1959, date de sa mort. Voir http :

//www.thecanadianencyclopedia.com/articles/maurice-le noblet-duplessis [Site consulté le 29 avril 2012].

82 Gérard J. M. Tessier, Face à l’imprimé obscène. Plaidoyer en faveur d’une littérature saine, Montréal, Les

éditions de la feuille d’érable, 1955.

83 Maurice Lemire et al., « Introduction à la littérature québécoise (1940-1954) », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec : tome III, 1940-1959, Montréal, Fides, 1982, p. XXVII-XXVIII.

attentif de la Nature qui s’offre, en même temps, comme support premier de cette sensation. Cependant, pour Anne Hébert, le mouvement est à la source de la couleur et dans ce sens, elle établit un lien avec le corps. Dans « Tableau de grève », le verbe « courir » est l’axe qui dirige la composition du poème. Il donne une existence extérieure à la couleur84. Cette caractéristique doit être prise à la lettre. En effet, l’existence extérieure est renforcée par la préposition « sur » : « L’ombre court sur la mer/[…] l’écume court sur la mer […]85 ». Que l’ombre soit mentionnée en premier est assez significatif. Cela donne, d’une part, des indices sur la primauté de cet élément dans l’imaginaire de l’auteure, qui lui accorde le rôle de modifier la couleur comme l’attestent les vers suivants : « L’ombre court sur la mer, / Comme la couleur; / Alors la mer se raye / De bleu et de violet86. » D’autre part, et tout en restant fidèle à l’esprit synthétique d’Anne Hébert, France Nazaire reconnaît dans le symbole du cheval le lieu de prédilection qui synthétise la force contenue dans le verbe « courir ». On retrouve dans cette image une représentation corporelle et dramatique qui se substitue à la Nature et plus particulièrement à l’eau. Le cheval est une force ambivalente parce que, par moments, elle est destructrice, car associée au chaos, mais aussi transformatrice, car propice aux changements, si importants dans la création de la couleur. En effet les changements de couleur ont la capacité de transformer les apparences du monde. Dans le poème, ces métamorphoses sont reflétées par la mer, dans le cas du

84 Nous ne prétendons pas définir la notion de couleur. Cependant, nous voulons sensibiliser notre lecteur à

une conception symboliste de ce phénomène étant donné que l’œuvre qui nous occupe frôle de près ce courant artistique. Voici ce que Gustave Moreau comprend par la couleur : « Je ne crois pas, enseignait Moreau, ni à ce que je touche, ni à ce que je vois, je ne crois qu’à ce que je ne vois pas, et uniquement à ce que je sens. Mon cerveau, ma raison me semblent éphémères et d’une réalité douteuse : mon sentiment intérieur seul me paraît éternel et incontestablement certain. » Moreau cité par Jacqueline Munck, « La révolte de l’émotion. Notes sur Edvard Munch, une figure en marge du paysage artistique français entre la fin du XIXe et la naissance du fauvisme », dans Marc Restellini [dir.] Edvard Munch ou l’“Anti-Cri” : Pinacothèque de Paris,

19 février-18 juillet 2010, Paris, Pinacothèque de Paris, 2010, s.p.

85 Anne Hébert, Songes en équilibre : poèmes, Montréal, Hurtubise, 2010, p. 49. (Nous soulignons). 86 Id.

« Torrent » elles seront reflétées sur Perceval qui se rapproche du miroir, image propice pour dévoiler l’envers du monde87.

Face à l’ambivalence de la couleur s’installe une méfiance vis-à-vis du monde qui s’accroît lorsque la couleur cherche sa nature aquatique. Le poème « L’eau » est assez révélateur de cette ambivalence : « Attirance de l’eau, / Trahison de l’eau, / enchantement de l’eau88 ». Cette ambivalence avec laquelle l’œil perçoit la couleur contraste avec l’intensité ressentie par le corps. Kandinsky renforce cette particularité lorsqu’il associe cette sensation aux propriétés gustatives : « La joie pénètre l’âme du spectateur qui déguste [la couleur] comme un gourmet une friandise. L’œil reçoit une excitation semblable à l’action qu’a sur le palais un mets épicé 89. »

Cependant, la génération d’Anne Hébert, bien que réceptive aux profondes mutations de la sensibilité artistique, culturelle et sociale, est marquée par un puritanisme, héritage d’un catholicisme contraignant90. Ceci explique une certaine réticence envers la couleur, perçue, dans les secteurs farouchement traditionalistes, comme une matière dangereuse, ambiguë et trop séduisante de la beauté91, d’où l’hostilité à l’égard de cette

donnée sensible qui est avant tout, croyons-nous, une condamnation du corps. Très tôt dans le récit se dessine une claire intention de submerger François Perrault dans la noirceur. Fidèle à sa conception dramatique de la vie, issue d’une stricte éducation religieuse, Anne

87 Pour une réflexion plus approfondie, nous renvoyons le lecteur au troisième chapitre « Une poétique du

regard » de Maurice Émond, La femme à la fenêtre : l’univers symbolique d’Anne Hébert dans les Chambres de bois, Kamouraska et les Enfants du sabbat, Québec, Presses de l’Université Laval (Vie des lettres québécoises), 1984, p. 325-345.

88 Anne Hébert, Les Songes en équilibre : poèmes, op. cit., p. 56.

89 Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Denoël, 1983, p. 83. 90 Il suffit de signaler la rigueur morale du « Torrent » pour illustrer à quel point les contingences religieuses

ont façonné l’imaginaire hébertien qui trouve dans le personnage de Claudine Perrault son expression la plus épurée. Cette incarnation de la féminité terrible vient récupérer le puritanisme du regard masculin qui cherche à prôner une littérature « chaste et pure comme le manteau virginal de nos hivers canadiens ». H.R. Casgrain cité par Albert Le Grand dans « Anne Hébert : de l’exil au royaume », Études françaises, vol. 4, no 1, 1968, p. 3-29. [en ligne]. http : //id.erudit.org/iderudit/036300ar [Site consulté le 15 janvier 2012].

91 Vue sous cette perspective, la couleur s’approche d’une conception médiévale dans le sens où cette

sensation est associée au concept de venustas (beauté féminine et fatale). Cf. Michel Pastoureau, Figures et

Hébert inaugure le drame du « Torrent » au cœur d’une nuit qui n’est pas sans rappeler le ventre maternel.