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Chapitre II : Corps éclaté Préliminaires pour une étude de la couleur

2.2 Figurativité

2.2.2 Figurativité et thématique du front

L’œuvre hébertienne crée des liens avec ce qu’Isabelle Boisclair appelle les motifs genrés56. En effet, la « main » (féminine) paraît chercher le « front » (masculin). L’interaction de ces deux parties du corps est au creux de trois moments clés du récit.La main posée sur le front apparaît, pour la première fois, lorsque François, posté devant la grand-route, a la sensation d’être touché au front par une main. Elle apparaît ensuite à la libération de Perceval lorsque la mère est terrassée par la bête qui laisse sur le front de Claudine des empreintes incrustées (les mains sont remplacées, métaphoriquement, par les pattes de Perceval). Enfin, à la presque toute fin du récit, menacé par le regard perturbateur d’Amica, François sent sa fièvre augmenter. Amica pose alors ses mains sur le front brûlant de François.

La scène de la grand-route oppose deux acteurs : la main et le front, métonymie de l’opposition mère-fils. À la sensation de fatigue ressentie sur le front de François qui demande à être calmé, répond la sensation d’immobilité prise en charge par la main : « Essoufflé, je m’arrêtai court, comme touché au front par une main. » (T : 23) Il y a alors un fort contraste spatial. La marche, en tant que mouvement, est métaphoriquement bloquée par une main qui immobilise. Ce contact est douloureux — « J’avais envie de pleurer » (T : 23) — et va déterminer la qualité d’échange avec l’Autre.

55 Ceci rappelle la condamnation exercée par la main de Claudine sur le destin de son fils : « Dans ce cercle

lumineux, les mains de ma mère entrèrent en action […] Un instant le “Claudine” écrit en lettres hautes et volontaires capta toute la lumière, puis il disparut et je vis venir à la place, tracé de la même calligraphie altière : “François”. Un “François” en encre fraîche, accolé au “Perrault” de vieille encre. » (T :27)

56 Isabelle Boisclair, « La solidarité féminine comme réponse à la domination masculine : étude de deux

motifs genrés dans l’œuvre d’Anne Hébert », dans Féminin/masculin dans l’œuvre d’Anne Hébert, Fides (Cahiers Anne Hébert), no 8, Université de Sherbrooke, 2008, p. 15.

Le parcours thématique du front, ou plus exactement du rapport de la main au front, peut se représenter ainsi sur le carré sémiotique :

Dans la première partie du récit, la main sur le front fait obstacle à l’objectif du personnage qui, fuyant la maison maternelle, part à la rencontre d’un visage. Ce déplacement est d’autant plus significatif que c’est le premier geste qui cherche à briser le contrôle maternel. Cependant la sensation de la main sur le front donne au déplacement, qui est un geste de révolte, une valeur dysphorique parce que proche thématiquement de la maladie comme le prouvent l’agitation et la douleur du personnage : « Essoufflé, je m’arrêtai court, comme touché au front par une main. J’avais envie de pleurer. » (T : 23) Ce geste accentue la faiblesse du personnage et renforce l’autorité maternelle. On y voit bien à l’œuvre la domination de la main.

Dans la deuxième scène où il est cette fois question du matricide, l’opposition figurative entre le front et les mains persiste avec quelques variantes. Cette fois-ci le front est féminin et les mains masculines. Bien que les mains soient, en réalité, les pattes de Perceval, nous considérons, du fait de la révolte sous-jacente de François, que les pattes viennent répondre, avec une parfaite symétrie, au geste répresseur de la main féminine. Une deuxième opposition de type spatial relevant du figuratif abstrait oppose le haut (front) et le bas (les pattes). Anne Hébert trouve dans le front un emplacement propice pour imprimer les émotions trop intenses. Ne voit-on pas le sang monter au visage de Claudine jusqu’au

« domination » « soumission »

point de couvrir « son front, son cou hâlés »? (T : 32.) Dans le passage du matricide, le discours visuel et gestuel s’impose au discours verbal. En fait, ici, il est question de s’émanciper de l’emprise maternelle. Comme le front couronne la dictature de Claudine, François attaque, indirectement, cette partie du corps. Le front ne domine plus, il s’est abaissé.

La troisième opposition figurative entre le front et la main apparaît lorsque François est torturé par la fièvre. Ici, le front reprend la valeur masculine et la main, sa valeur féminine. Cette inversion n’est pas gratuite. En fait, le front n’est plus le sommet de la pensée57. Justement la fièvre est la matérialisation de la figure du front et de la scission qui traverse le personnage : « la fièvre me glace et me consume. » (T : 54) Cette furie des éléments bouleverse le corps. En effet, dans « Le Torrent », la fièvre est un feu qui se manifeste par la faim et qui conduit le personnage à perdre sa condition humaine vu la cruauté avec laquelle il s’acharne à satisfaire ce besoin. Figurativement, la faim s’exprime à travers la « déchirure » — « j’aurai goûté à la chair fraîche en pâture » (T : 39) — qui rappelle le contact dysphorique avec l’Autre. La déchirure est d’abord faiblement évoquée (lorsque les colporteurs s’installent dans le domaine de François, celui-ci frappe l’homme qui saigne de la joue). Puis, la déchirure devient brutale quand François y voit des fantasmes d’une rare violence (« Puis, Amica sera décapitée et démembrée. » [T : 54]) La fièvre que ressent François et la violence qu’elle inspire seront néanmoins maîtrisées par les mains d’Amica : « Je ne puis m’empêcher de jouir de ses mains douces contre ma brûlure » (T : 52) (nous soulignons), où jouir de la douceur est signe d’abdication, car la mainmise est signe du triomphe de l’un sur l’autre et surtout un signe de violation qui dépasse le

57 Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod (Psychismes), 1995, p. 227. Par la douleur permanente au front,

François rappelle Mersault (protagoniste de L’Étranger) qui reçoit sur son front l’attaque des éléments : “C’était le même soleil où j’avais enterré maman et comme alors, le front surtout me faisait mal […] la lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front.” Albert Camus, L’étranger, [en ligne] http : //classiques.uqac.ca/classiques/camus_alber/etranger/camus.e-

personnage le conduisant vers l’égarement. Le front est soumis aux caresses et cela annonce l’abandon de François par Amica, la défaite de l’homme qui dans la scène ultime du récit offre son front au torrent.