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Vers une nature sombre de la couleur : relations et significations de la couleur et du corps dans Le torrent d'Anne Hébert

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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VERS UNE NATURE SOMBRE DE LA COULEUR.

RELATIONS ET SIGNIFICATIONS DE LA COULEUR

ET DU CORPS DANS « LE TORRENT » D’ANNE

HÉBERT

Mémoire

DIANA MÉRIDA RAMOS

Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.)

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Résumé

On continue à parler de l’œuvre hébertienne en raison de l’originalité de ses pages. Dans cette occasion, son premier recueil en prose a attiré notre attention. Le Torrent (1950) fait éclater, sur plusieurs plans, les formes traditionnelles du panorama littéraire canadien d’expression française en produisant une profonde mutation dans la sensibilité qui, dès lors, se fraie des chemins vers le monde intérieur. Dans le cadre de notre mémoire, nous nous intéressons à la couleur, cette donnée sensible ancrée sur « le foyer perceptif » de François Perrault, personnage central du recueil. L’étude de la perception sera abordée dans le cadre de la sémiotique de la présence étant donné que « percevoir » implique, au dire de Jacques Fontanille, la reconnaissance d’une présence située par rapport à la nôtre. Nous essayerons de montrer, par la suite, comment le sensible, dans sa forme condensée, intègre le somatique.

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Abstract

We continue talking about Hebertien works because of their originality In this paper, we are focusing on her first masterwork in prose. The Torrent (1950) broke with the traditional forms of the French-Canadian literary panorama on different levels, producing a profound mutation in sensibility, focusing henceforth on the internal world. This analysis is interested in colour, a phenomenon anchored in the perception of François Perrault, the main character of the story. The study of perception will be carried out by a semiotic of

presence because « to perceive » implies, according to Fontanille, to recognize a presence

in relationship to our own. We will try to demonstrate, later, how a sensory phenomenon, in a condensed form, is connected with the somatic.

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Table des matières

Résumé ... III Abstract ... V Table des matières ... VII Dédicace ... IX Remerciements ... XI

Introduction générale ... 1

a)Description du sujet ... 2

b) État de la question ... 4

c) Méthodologie et démarche critique ... 6

Chapitre I : Narration et focalisation : le cas de François Perrault ... 10

1.1Introduction ... 10

1.2Le narrateur dans la première partie du récit ... 12

1.3 Le narrateur dans la deuxième partie du récit ... 15

1.4Narrateur et personnage en « Je » ... 18

1.4.1 La focalisation : Genette et Vitoux ... 19

1.4.1.1. La focalisation dans la première partie du « Torrent » ... 23

1.4.1.2 La focalisation dans la deuxième partie du « Torrent » ... 27

Chapitre II : Corps éclaté. Préliminaires pour une étude de la couleur ... 30

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viii

2.2 Figurativité ... 33

2.2.1 Figurativité et thématique de la main ... 35

2.2.2 Figurativité et thématique du front ... 41

2.2.3 Figurativité et thématique de la chevelure ... 44

2.2.4 Figurativité et thématique des dents ... 47

Chapitre III : Couleurs corporelles ... 54

3.1Introduction ... 54

3.2La configuration de la couleur pour Anne Hébert ... 58

3.3Blanc et noir ... 61 3.4Rouge et noir ... 65 3.5Bleu et noir ... 76 3.6Jaune et noir ... 81 Conclusion ... 89 Bibliographie ... 95

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Dédicace

À mes parents et à mon frère avec respect infini

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Remerciements

Je remercie ma directrice de recherche Madame Andrée Mercier dont le professionalisme, la solidarité et la qualité humaine ont été un fort soutien pour l’aboutissement de mon travail. Vous avez toute ma reconnaissance.

Je tiens à remercier aussi mon amie, Elia Espinosa qui a été à l’origine de ce projet et dont l’aide inconditionnelle m’a toujours soutenue. T’es grande!

Je voudrais faire partie de ma reconnaissance l’aide financière de l’Organisation des États Américains et particulièrement la médiation de Jamima Rateau.

Merci encore à mes parents dont la solidité de leur amour m’inspire et me fait remercier la vie que j’ai.

Avec tendresse et une profonde admiration, je remercie aussi mes amis :

Nadia : comment oublier la délicatesse de tes mots, leurs justesse… Vive la poésie! Dulce : ta présence, ta magie, ma belle sorcière d’amour, voici un effort pour comprendre ce qu’on croit perdu.

Nico : Te quiero muchísimo. Samir : tu es un vrai bijou.

Merci, merci à ceux que je n’oublierai jamais : Olga, Rabea, Steph, Aurore, Micheline, Pierre et ma chère Madame D’Amours.

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Introduction générale

Dans La terre et les rêveries du repos, Bachelard fait un travail de spéléologue pour sonder la vie enfouie dans les profondeurs de l’être. En citant Francis Ponge, Bachelard propose une direction qui nous paraît pertinente pour aborder l’étude de la nouvelle « Le Torrent » d’Anne Hébert :

Je propose à chacun l’ouverture des trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses […] une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises à jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots1!

Cette voie, dans ce qu’elle comporte de terrestre, est précieuse dans la mesure où le drame du « Torrent » nous serait en partie incompréhensible, si l’on ne prenait pas des dimensions lilliputiennes pour voir à travers les yeux du personnage principal, François Perrault, dont le regard fait coexister l’infiniment petit et l’immensité cosmique. Cette tension de l’imagination matérielle de François Perrault, pour parler en termes bachelardiens, essaie de saisir la profondeur cachée des objets. Dans cet effort, le personnage est frappé par la dureté de la matière.

Si nous insistons d’emblée sur cette résistance de la matière, sur les objets petits et durs, c’est que notre travail est une réflexion sur l’intime : les « buttons durs2 » des champs, les pupilles, le corps courbé de François devant une éventuelle punition de Claudine jusqu’aux pierres minuscules qui couvrent le fond limoneux du torrent sont autant de manières de dire la compression. Ce terme est d’importance. Comment ne pas évoquer le « gros nœud de ferraille où toutes les clefs du monde semblaient s’être donné rendez-vous. » (T : 31) Ici, le mot « nœud » parle en faveur d’un imaginaire de l’intime scellé par

1 Francis Ponge cité par Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1974, p. 12.

2 Anne Hébert, « Le Torrent », dans Le Torrent, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2006, p. 22. Désormais,

les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention T—suivie du numéro de la page.

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la violence. Le corps y tient une part importante. L’isotopie de l’œil, organe qui reproduit dans sa configuration « l’immensité intime des petites choses3 », joue un rôle capital dans le récit qui nous occupe, car en traduisant une volonté de regarder, l’œil dévoile, comme le suggère Bachelard, une perspective du caché, une perspective des ténèbres intérieures de la matière.

Notre travail s’intitule « Vers une nature sombre de la couleur. Relations et significations de la couleur et du corps dans “Le Torrent” d’Anne Hébert ». La couleur dans « Le Torrent » n’est pas très fréquente. Elle est souvent occultée par l’obscurité environnante. Cependant dans ses brèves apparitions, les yeux « s’y perdent. Elle est immense et pourtant si petite : un point4 ». Par une métaphore du petit, du froissé, Anne Hébert cherche à ébaucher « l’envers de toutes choses, l’intensité intime de petites choses5 ». Ceci permettra d’avancer une première hypothèse : pour Anne Hébert, « les couleurs sont des actions de la lumière, des actions et [surtout] des peines6» dont la brève manifestation atteint le corps. La couleur, pareille à un virus, couve, grandit et déchire le for intérieur du personnage.

a) Description du sujet

Puisque la couleur est une donnée culturelle en étroite relation avec la société d’une époque, force nous est de faire mention, si succincte soit-elle, des conditions qui ont contribué à la configuration de ce phénomène pour ensuite comprendre son utilisation dans « Le Torrent ».

Ce récit apparaît sur la scène littéraire au carrefour des bouleversements historiques et culturels du Québec des années 1950, déchiré entre les valeurs traditionnelles

3 Bachelard, op.cit., p. 14. 4 Ibid., p. 13.

5 Ibid., p. 14. 6 Ibid., p. 35.

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et l’esprit de rupture. Produit de son époque et continuateur de l’évolution, « Le Torrent » fait éclater les formes traditionnelles qui étouffaient les lettres québécoises. En effet, ce récit produit une mutation dans le foyer perceptif du personnage central qui développera une vision sombre du monde, particulièrement perceptible dans l’usage d’une gamme restreinte à cinq couleurs : blanc, noir, rouge, bleu et jaune. Ce langage précaire, signe d’une vision défectueuse, prend comme support la forme extérieure d’un corps tourmenté. On arrive ainsi à un premier constat : dans « Le Torrent », la couleur est avant tout matérielle.

Puisque la couleur peut être analysée comme une donnée extérieure, elle sera traitée aussi comme le résultat d’une violence exercée sur le corps. En effet, comme le rappelle Anne Hébert elle-même : « Mes personnages traduisent physiquement leur douleur […] La révolte est tellement obscure, tellement forte, que c’est le corps qui la prend7 ». Dans « Le Torrent », vu que le corps est marginalisé jusqu’à la compression à cause de son exubérance et de ses couleurs qui évoquent les plaisirs de la chair, le corps en colère instaure une haine qui circule comme le sang dans le corps. Et là, dans cette épaisseur du liquide vital, ont lieu des dissolutions et des irradiations qui rendent compte des forces originelles et tragiques qui sont le propre du somatique.

Nous distinguons deux directions pour l’analyse de la couleur. Une qui va de l’intérieur vers l’extérieur et une deuxième qui prend le sens inverse. Dans un premier temps, il sera question de plonger dans le foyer perceptif du personnage pour comprendre la couleur. D’autre part, étant donné que le perceptible est dans le corps et, surtout, que celui-ci s’exprime à travers elle, on ne saurait pas ignorer cet espace où loge la perception.

7 Anne Hébert citée par Paule Lebrun, « Je ne suis en colère que lorsque j’écris », Châtelaine, vol. 17, no 11,

novembre 1976, p. 42, dans Daniel Marcheix, Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre romanesque

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Pour unifier ces deux directions, la couleur sera abordée comme un discours perceptif qui prend en considération la notion du corps sentant dans sa configuration passionnelle.

b) État de la question

L’abondante production hébertienne a éveillé, et elle le fait encore, l’intérêt des chercheurs, critiques, analystes et réalisateurs. Le nombre imposant d’études, sans compter le travail de promotion et de recherche mené par le Centre Anne Hébert de l’Université de Sherbrooke, ont contribué à une meilleure connaissance de l’un des chefs-d'œuvre de la littérature moderne d’expression française. Pour sa part, Le Torrent a été l’objet d’une masse d’études qui compensent l’indifférence qui a suivi, dans l’immédiat, la parution de cet ouvrage. Plusieurs critiques ont étudié de près la complexité du récit éponyme (Houde, Bellemin-Noël, Le Grand, Roy). Ces études ouvrent une multiplicité de voies d’accès vers l’œuvre : la psychocritique (Bessette, 1968; Houde, 1968; Bouchard, 1977; Bellemin-Noël, 1988), la sociocritique (Le Grand, 1968), l’approche poétique (Roy, 1982) et la narratologie (Jaap Lintvelt, 2000). À l’heure actuelle, aucune étude du « Torrent » n’aborde l’analyse de la couleur, pas plus que l’approche que nous proposons : l’étude de la couleur à partir du corps d’après une perspective sémiotique.

La critique hébertienne offre des remarques intéressantes sur la couleur. Cependant ces analyses portent généralement sur les principaux ensembles de la production de notre auteure : la poésie et la prose. Trois mémoires de maîtrise, « Les formes et les couleurs dans les poèmes d’Anne Hébert » d’Anny-Rose Risch, « La couleur dans l’œuvre d’Anne Hébert » de Dolores Ferraton et « Ève et le cheval de grève; contribution à l’étude de l’imaginaire d’Anne Hébert » de France Nazair, ainsi que la réflexion de Marc Gontard intitulée « Noir, blanc et rouge : le chromo-récit d’Anne Hébert dans Kamouraska » représentent des sources précieuses pour l’étude de notre sujet. Ils proposent de nouvelles voies d’analyse de la couleur et lui accordent une réelle importance. Cependant, la couleur dans « Le Torrent » a été presque inaperçue étant donné sa faible fréquence dans le récit.

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Fort utiles pour notre travail sont les différentes études savantes sur la couleur en littérature. Signalons celles de Daniel Chartier et de Gilbert Durand qui ont aidé à situer notre thème dans la sphère du culturel et, plus exactement, dans l’imaginaire nordique. Nous pensons particulièrement à la couleur blanche. Sous la plume d’Anne Hébert, elle paraît irradier du corps : pensons à la grande attention que François porte aux dents d’Amica : « Ses dents éblouissantes me narguent. » (T : 41) Le Traité des couleurs de Gœthe nous intéresse également dans la mesure où son auteur explique la nature sombre de la couleur ainsi que son rôle comme catalyseur d’une réalité intérieure. Dans ce même sens,

Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier de Kandinsky a été retenu dû à la

qualité de sa réflexion sur la couleur. L’artiste nous fait avancer dans la compréhension du potentiel spirituel de ce phénomène une fois la couleur libérée de tout support figuratif, façon de faire voir ce qui se cache derrière l’écran de la couleur.

Pour leur part, les réflexions de Daniel Marcheix sur le corps ont permis de comprendre la couleur comme un phénomène perceptif soumis à des distorsions produites par son ancrage dans le corporel. Dans Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre

romanesque d’Anne Hébert, Marcheix s’arrête déjà sur la notion de perception. Mais c’est

dans Les incertitudes de la présence : identités narratives et expérience sensible dans la

littérature contemporaine de langue française. Algérie-France-Québec que l’interaction

entre perception et corps trouve une solution grâce à la médiation de la notion de « présence ». Notre problématique est aussi attentive à l’énonciation, miroir du « mode et [du] sentiment d’existence des sujets8 ».

En communication avec une portion du monde sensible et cosmique, notre recherche est conçue comme une réflexion sur l’intime. Elle a pour volonté de trouver dans l’intériorité une revendication du regard subjectif et intense sur la perception objective.

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c) Méthodologie et démarche critique

Si notre problématique est fondée sur une relation entre le sensible et le somatique, pensée à partir du discours perceptif, il faut prendre en considération, en plus de la nature partielle de la perception, « l’instabilité […], l’hybridité, [le] mouvement, mais aussi […] une certaine inquiétude9 » dans lesquels s’inscrit la littérature contemporaine, mais aussi, selon nous, la nouvelle « Le Torrent ». Ces prémisses nous seront fort utiles pour définir notre méthodologie et démarche critique que nous présentons dans les lignes qui suivent.

Notre premier chapitre est bâti en suivant la structure bipartite du récit proposée par Anne Hébert. Cette organisation offre l’avantage de mieux distinguer les particularités du narrateur dans chacune des deux grandes sections qui composent le récit. Puisque toute narration repose sur une temporalité, nous verrons que cette structuration accentue l’articulation narration-temps dont la conséquence la plus immédiate est de signaler la nature cyclique d’un temps qui pulvérise les efforts du personnage de se forger, comme l’indique Marcheix, une identité. Ce temps, qui est celui de la remémoration, établit « un hiatus entre l’apparence du monde réel et son apparaître, sa saisie impressive10 ». C’est cette distance entre le monde et le regard que nous chercherons à explorer à travers l’examen de la focalisation, notion forgée par Genette et précisée par les travaux de Mieke Bal (Narratologie, 1977) et Pierre Vitoux (« Le Jeu de la focalisation », 1982 ; « Notes sur la focalisation dans le roman autobiographique », 1984; « Focalisation, point de vue, perspective », 1988).

L’analyse narratologique sera complétée, dans notre deuxième chapitre, par une sémiotique de « deuxième génération11 » inspirée des réflexions de Jean-Claude Coquet (La

9 Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence : identités narratives et expérience sensible dans la littérature contemporaine de langue française : Algérie-France-Québec, Bern, Peter Lang, 2010, p. 1. 10 Ibid., p. 48.

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Quête du sens) dont l’héritage merleaupontien transparaît notamment dans la notion de

perception et dans « la manière perspectiviste qu’a la réflexion de Merleau-Ponty de penser la perception12 ». Cette remarque sera capitale dans notre analyse, car elle ouvre les voies d’accès au somatique qui participe, à travers le regard, à la construction de la signification. Par ailleurs, puisque la perception n’est pas exclusive au regard, mais fait participer tout le corps dans la mesure où elle loge dans le somatique, nous ferons intervenir le corps et, plus particulièrement, le corps sentant. À ce stade de notre analyse, nous allons avoir recours à la distinction entre le figuratif et le thématique telle que proposée par Greimas. Notre intention ici consiste, dans un premier temps, à expliquer le figuratif qui renvoie à une réalité perceptible (le corps). Dans un deuxième moment, et une fois dépassé l’écran du figuratif, nous aurons accès à une réalité plus abstraite : c’est alors qu’on parlera du thème du corps en rapport avec la couleur. Nous avons décidé d’entamer notre analyse du figuratif en prenant en considération quatre parties du corps (main, front, cheveux et dents) choisies en fonction de leur rapport avec la couleur. Comme nous aurons l’occasion de le montrer, ces parties traduisent la relation entre Soi et l’Autre. Cette relation marquée par la disjonction renvoie à la fragmentation du corps. Ces fragments seront regroupés par paires dont l’intérêt consiste à voir de plus près la désagrégation ayant lieu à l’intérieur du foyer perceptif. Dynamisées à l’intérieur du carré sémiotique, ces paires contrastées recèlent des oppositions thématiques que nous cherchons à élucider afin de comprendre comment le corps (coloré) contribue à l’articulation du sens.

L’analyse figurative et thématique sera complétée dans le troisième chapitre par l’analyse axiologique, dernier niveau de la sémiotique greimassienne et reposant sur la catégorie thymique qui veut qu’à l’euphorie s’oppose la dysphorie. La tension entre l’attraction et la répulsion permet de saisir les valeurs que prennent en charge les figures et les thèmes.Ce dispositif à trois niveaux aborde « Le Torrent » selon une échelle qui va du concret (le figuratif, le perceptible) vers l’abstrait (le thématique et l’axiologique), de façon

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à pouvoir saisir les significations et les valeurs des représentations du monde sensible. Autrement dit, nous prenons le corps comme support figuratif de la couleur, comprise ici non seulement comme une pure réalité sensible, mais aussi une donnée abstraite, investie de signification. Puisque la couleur est au carrefour de bouleversements socioculturels, historiques et artistiques, nous amorcerons notre troisième chapitre par une brève présentation des événements les plus marquants qui ont contribué à la configuration de la couleur dans l’imaginaire hébertien. Ce bref rappel mettra en évidence les cinq couleurs qui dirigent notre recherche (blanc, noir, rouge, bleu et jaune). À ce stade de notre travail, il faut rappeler au lecteur que nous cherchons à décrire la couleur. Pour y arriver, nous nous sommes inspirée des travaux de Philippe Hamon sur le descriptif. Voilà pourquoi nous avons conçu un système de relations des couleurs, seul capable, nous le croyons, de rendre compte de significations qui sont en jeu dans « Le Torrent ». Cette dernière partie du travail est bâtie sur un système bipartite dont l’objectif consiste à dégager la signification sous-jacente à la tension des éléments. Ce système se présente comme suit : noir vs blanc, noir vs rouge, noir vs bleu, noir vs jaune.

À travers la couleur, nous cherchons à montrer l’insurrection du corps féminin telle que perçue par François Perrault qui dévoile, à travers la sexualisation de son regard, un trait essentiel de sa condition humaine.

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Chapitre I : Narration et focalisation : le cas de François

Perrault

« […] cette douleur de l’être intimement froissé, serré dans son intimité […] » Bachelard : 2005 « Au fond du bleu il y a le jaune, Et au fond du jaune il y a le noir, Du noir qui se lève Et qui regarde, Qu’on ne pourra pas abattre comme un homme Avec ses poings. » Guillevic cité par Bachelard : 2005

1.1 Introduction

Le Torrent fait partie des œuvres de jeunesse qui « contiennent vraiment en nœud, en nœud

fermé, tout ce qui va se développer par la suite13 » chez Anne Hébert. La nouvelle éponyme trouve dans cette forme narrative un moyen de capter, avec une puissance expressive et un esprit synthétique, une portion de l’univers du sensible : la couleur, dont les rares apparitions contrastent avec la haute fréquence à laquelle nous a habitués la production poétique hébertienne. Nous pensons notamment aux Songes en équilibre (1942) et au

Tombeau de rois (1953).

« Le Torrent », nouvelle qui donne son titre au recueil, raconte le drame de François et Claudine Perrault, mère et fils dont la relation dramatique trouve son origine dans la conception hors mariage de ce qui deviendra par la suite l’enfant maudit. Obsédée par une farouche détermination à réparer sa « faute », Claudine cherche à vouer son fils à la prêtrise. À ce stade, pèse sur le personnage un lourd voile qui censure son regard en le condamnant à une vision restreinte à deux couleurs : blanc et noir. Cependant, François s’oppose à la volonté maternelle ce qui déclenche la haine et les coups de Claudine dont la

13

Anne Hébert [« Fragile et grande Anne Hébert », dans Le Devoir, 23 mai 1992, p. D-1] citée par Lise Gauvin, « Les nouvelles du Torrent, un art d’échos » dans Anne Hébert, parcours d’une œuvre : colloque de

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brutalité rend sourd son fils, geste qui dévoile une haine d’elle-même et donc de son corps. Condamné à l’espace restreint de soi, parce que sourd, François plongera dans une réalité altérée, mais intérieure et riche en sensations colorées.

Dans « Le Torrent », la couleur est fortement articulée à une perception défectueuse qui menace le for intérieur du personnage central, François Perrault. Pour rendre compte de cette tragédie, commençons par sonder le foyer perceptif de ce personnage. Pour y arriver, nous allons nous servir de la focalisation telle que reformulée par Pierre Vitoux depuis les propositions faites par Genette en 1972. Ceci va nous guider dans la compréhension de « la relation spéculaire que le sujet masculin engage avec le monde sensible14 ».

Avant d’en arriver à l’analyse de la focalisation, il nous faut considérer les modalités de narration, car elles aideront à comprendre la particularité de la focalisation dans « Le Torrent ». Il n’est pas fortuit que, lors de la rédaction de ce récit, Anne Hébert ait adopté la nouvelle. Généralement, cette forme narrative « formalise de manière systématique le discours d’un seul acteur, d’une seule voix, d’une seule pensée, qui ressasse une obsession sous différents angles15. » Dans le cas du « Torrent », cette voix appartient à François Perrault, narrateur « Je » qui raconte le récit selon un double point de vue : celui de l’enfant et celui de l’adulte qui correspondent respectivement à la première et à la deuxième partie du récit. Cette superposition de l’identité narrative du narrateur avec celle du personnage rend difficile l’analyse de la focalisation — difficulté qui augmente dans la deuxième partie du récit où entre en jeu la narration simultanée —, mais, en même temps, les fluctuations entre l’identité du narrateur et celle du personnage constituent justement une particularité de cette nouvelle. Pour mieux décrire les composantes du

14 Daniel Marcheix, « Le masculin chez Hector de Saint-Denys Garneau et Anne Hébert : de l’impuissance du

regard à la perte de soi », dans Nathalie Watteyne [dir.], Filiations : Anne Hébert et Saint-Denys Garneau, Ville Saint-Laurent, Fides (Cahiers Anne Hébert), n0 7, 2007, p.102.

15 Michel Lord, « La forme narrative brève : genre fixe ou genre flou? Prolégomènes à un projet de recherche

sur la pratique québécoise », dans La Nouvelle : écriture (s) et lecture (s), Toronto, Éd. du GREF (Dont actes), n0 10, 1993, p. 55.

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narrateur et plus particulièrement son foyer perceptif, nous avons respecté la division bipartite du récit telle que conçue par l’auteure. Nous commencerons donc par caractériser le narrateur dans la première partie du récit.

1.2 Le narrateur dans la première partie du récit

« […] le narrateur se distingue du personnage par l’aspect temporel aussi. Le héros, dans ce cas, ne se laisse pas identifier au narrateur parce que le moment où il écrit ses aventures n’est jamais celui où il les vit. » Mieke Bal, Narratologie, p. 23.

Cette citation nous est précieuse dans la mesure où elle aide, du moins en principe, à dissiper l’ambiguïté qui pèse sur « Le Torrent », récit à la première personne. En effet, dans la première partie du récit, racontée au passé, le narrateur plonge le lecteur dans une narration homodiégétique ultérieure : le narrateur se remémore son enfance à laquelle il assiste en qualité de témoin16. Cet écart temporel aide à distinguer le je narrateur du je personnage qui théoriquement relèvent de niveaux narratifs différents. François Perrault est, en effet, extradiégétique comme narrateur, mais intradiégétique comme personnage. « Le Torrent » ressemble, par ailleurs, à ce que Dorrit Cohn qualifie, dans La

Transparence intérieure, de psychorécit17 voulant indiquer par là que le narrateur assume

16 Ce que nous voulons souligner avec ce terme, c’est que François en tant que narrateur est témoin de sa

propre histoire. Par sa condition de narrateur, il ne peut participer activement à l’histoire qu’il raconte. D’autre part, en tant que personnage, il est aussi témoin. Cette annulation de toute participation active de la part du personnage est soulignée par des phrases comme : « ma présence immobile et cachée », mais aussi par une distribution spatiale qui situe le personnage dans des endroits qui entraînent ce qui deviendra, par la suite, une condition passive : « Voir de près et en détail une figure humaine. Je cherchais à examiner ma mère à la dérobée ». Anne Hébert, « Le Torrent », p. 22 et 34.

17 Il est important de s’arrêter à la notion de psychorécit. Au dire de Cohn, ce type de récit « désigne la

supériorité du narrateur, dans la connaissance de la vie intérieure du personnage comme dans les capacités requises pour la décrire et l’apprécier. Dans une certaine mesure tout psychorécit suppose cette supériorité, même dans les cas où l’accord des deux consciences, celle du narrateur et celle du personnage, est plus étroit. Mais plus forte est la présence du narrateur, plus exclusifs deviennent ses privilèges cognitifs. Et cette prérogative en matière de connaissance lui permet de mettre en évidence certaines dimensions du personnage de fiction que ce dernier préfère ne pas révéler, ou n’est pas en mesure de le faire. » Plus loin, elle ajoute une précision qu’on ne saurait contourner : « Deux directions […] sont particulièrement importantes, conduisant l’une à l’exploration des profondeurs psychiques, l’autre à l’expression de jugements de valeur. La dissonance

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la narration afin de rendre compte de la vie intérieure que le personnage n’a pas nécessairement verbalisée. Ces pensées qui ne trouvent pas une manifestation externe sont, dans la première partie du « Torrent », racontées au passé. La présence de ce temps verbal est propre au monologue remémoratif. « Le Torrent » garde, en effet, des caractéristiques propres à ce type de monologue dans le sens où la mémoire est le centre organisateur du récit. Cette forme de récit rétrospectif est « de toutes les variantes du monologue autonome celle qui est la plus proche de l’autobiographie18 ». Cette affirmation nous invite à traiter la première partie du « Torrent » comme un récit autobiographique puisqu’« un locuteur solitaire se rappelle son propre passé, et se le raconte, suivant l’ordre de la chronologie19 » étant entendu qu’il s’agit du récit autobiographique d’un être de fiction.

« Le Torrent » commence avec une phrase qui renvoie au passé : « J’étais un enfant dépossédé du monde » (T:19), ce qui nous permet de traiter ce texte comme un récit à narration ultérieure. Dès le début, François narrateur jette un regard rétrospectif sur son existence tourmentée à laquelle il essaie de donner un sens. Pour y arriver, il tente de situer chronologiquement les faits, ce qui traduit son effort pour contrôler le récit : « un certain lundi » (T : 21), « En date de ce même lundi » (T : 21). Les trois premières pages (p. 19-21), juste avant la mention d’une nouvelle marque temporelle (« j’allais avoir douze ans ») (T : 21), sont ponctuées de repères temporels qui rendent compte de l’existence limitée du fils soumis à la discipline de fer de la mère : « Levées avec le soleil, les heures de sa journée s’emboîtaient les unes dans les autres avec une justesse qui ne laissait aucune détente possible […] » (T : 19) ; « Juste au moment où je croyais m’échapper, elle fondait sur moi, implacable, n’ayant rien oublié, détaillant, jour après jour, heure après heure, les choses mêmes que je croyais les plus cachées. » (T : 20) L’utilisation des anticipations

entre narrateur et personnage est particulièrement significative quand il s’agit de rendre compte de niveaux de conscience que la subjectivité du personnage n’est pas en mesure de verbaliser clairement. » « Le Torrent » s’ajuste à cette dernière précision. (cf. Dorrit Cohn, La transparence intérieure : modes de représentation de

la vie psychique dans le roman, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1981, p. 45-46). 18 Ibid., p. 211.

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montre bien la position chronologiquement ultérieure du narrateur et donc sa distance face aux événements racontés : « Il y avait bien une autre raison que je n’ai découverte que beaucoup plus tard » (T : 21). Cette distance met en relief le savoir du narrateur, d’autant plus évident que des phrases juxtaposées créent un contraste avec le magma des sensations dans lequel est plongé le personnage : « […] je sentais confusément qu’elle se dominait avec peine. Dans la suite, j’ai compris qu’elle agissait ainsi par discipline envers elle » (T : 21) (nous soulignons.) Le narrateur a ainsi une supériorité dans l’ordre de la connaissance sur l’enfant qu’il était. Cette dissonance20 avec le personnage n’est pas toutefois définitive. Certains passages dévoilent une incapacité du narrateur à s’écarter complètement du moi de l’action. La consonance21 menace alors la stabilité du récit dans la première partie. Cette situation, nous pouvons l’analyser en faisant appel au monologue auto-narrativisé. En effet, le contact entre deux consciences trouve sa réalisation dans ce que Dorrit Cohn a identifié comme monologue auto-narrativisé, défini comme suit :

Le rapport qui existe entre le moi narrateur et le moi de l’action dans le monologue auto-narrativisé correspond exactement à celui qui s’établit entre le narrateur et son personnage dans un roman à focalisation interne : le narrateur s’identifie momentanément avec son moi de jadis, renonçant à l’avantage que lui donne la distanciation temporelle et à ses privilèges dans l’ordre de la connaissance, pour retrouver les perplexités et les hésitations qui étaient les siennes dans le feu de l’action22.

Ce contact entre François-narrateur et François-narré se voit bien à l’œuvre dans la scène de la grand-route où François se rend, pour la première fois, dans l’espoir de voir une figure humaine. Ce n’est pas un hasard si le personnage est posté sur la route au moment de subir une première transformation. Nous sommes au seuil du voyage intérieur du personnage, inauguré par le doute et la déception : « Où se trouvaient les cortèges que je m’imaginais

20 « La dissonance désigne la relation entre personnage et narrateur dans une situation narrative dominée par

le narrateur. Celui-ci semble toujours “en savoir plus long”». Dorrit Cohn [La transparence intérieure […],

op. cit., p. 42] citée par Christian Angelet et Jan Herman, « Narratologie » dans Maurice Delcroix et Fernand

Hallyn [dir.], Introduction aux études littéraires : méthode du texte, Gembloux, Duculot, 1980, p. 180. Le soulignement vient de l’original.

21 « La consonance, elle, est caractéristique d’une situation dominée par le personnage : le narrateur se laisse

absorber par ce dernier », id.

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découvrir? » (T : 23) (nous soulignons.) Dans cette phrase, on distingue encore le narrateur du personnage, mais celui-ci commence à gagner du terrain par l’entremise du verbe « imaginer » ainsi que par le terme « cortège » qui renvoie à l’imaginaire enfantin. Si la séquence interrogative traduit le malaise du personnage, le trouble va atteindre François-narrateur dont les réponses, en effet, rendent compte d’une incapacité à interpréter les signes : « Sur ce sol-là s’étaient posés des pas autres que les miens ou ceux de ma mère. Qu’étaient devenus ces pas? Où se dirigeaient-ils? Pas une empreinte. La route devait certainement être morte. » (T : 23)

1.3 Le narrateur dans la deuxième partie du récit

Dans la deuxième partie du récit, le décalage qui séparait le narrateur de son histoire s’efface presque complètement pour ouvrir le passage à une narration où sont superposés le narrateur et le personnage. D’ultérieure, la narration devient simultanée. Dès les premières lignes, cette absence de recul est soulignée par la pulvérisation de toute marque référentielle : « Je n’ai pas de point de repère. Aucune horloge ne marque mes heures. Aucun calendrier ne compte mes années. Je suis dissous dans le temps. Règlements, discipline, entraves rigides, tout est par terre. Le nom de Dieu est sec et s’effrite. » (T : 37) Cette perte de repères, cette dissolution du plan vertical du rapport narrateur-personnage accentue l’absence, qui est absence « d’auto-exégèse, de toute référence au moi narrateur23 ».

Le « présent » qui pourrait faire penser à un ancrage référentiel dans le temps de l’énonciation est, comme le remarque Dorrit Cohn dans La transparence intérieure, loin de toujours renvoyer à l’« ici » et « maintenant » du locuteur. François donne une preuve de la charge émotive de cette zone temporelle dont l’usage distinct est évident dans le passage qui suit :

(28)

Qu’est-ce que le présent? Je sens sur mes mains la fraîcheur tiède, attardée, du soleil de mars. Je crois au présent. Puis, je lève les yeux, j’aperçois la porte ouverte de l’étable. Je sais le sang, là, une femme étendue et les stigmates de la mort et de la rage sur elle. C’est aussi présent à mon regard que le soleil de mars. Aussi vrai que la première vision d’il y a quinze ou vingt ans. Cette image dense me pourrit le soleil dans les mains. La touche limpide de la lumière est gâtée à jamais pour moi. (T : 38)

Dans son analyse des récits à consonance marquée, Dorrit Cohn explique ce phénomène comme résultat d’une alternance entre le passé et le présent :

Lorsque [l’auteur de La Faim] Hamsun passe du passé au présent […] il s’agit d’un présent dont la valeur est toute différente ; non pas un « vrai » présent, faisant référence au hic et nunc du locuteur, mais un présent historique qui fait référence au même passé que l’imparfait utilisé par ailleurs. L’aisance avec laquelle ce présent historique alterne avec le passé historique plus habituel montre à quel degré de consonance Hamsun parvient dans ce texte : il évoque le passé comme s’il était présent, quel que soit le temps grammatical qu’il emploie24.

Cette oscillation nous intéresse dans la mesure où :

Le « Je » est ici à la fois signe d’intériorité (héros) et signe d’extériorité (le « il » habituel du narrateur); et c’est le « je » intérieur qui filtre tout ce que pourrait nous révéler le « je » extérieur (narrateur). Cela crée une tension que l’irréductible ambiguïté ne fait qu’accentuer. Il y a le François qui veut avouer son crime, qui se cherche et le François qui censure, qui a peur du châtiment, et de la révélation, celui qui est interrogé par l’enquêteur25.

Un exemple clair de cette primauté du moi personnage peut être repéré dans la marche qui est geste extérieur, mais en même temps, qui retrace un mouvement intérieur. Expliquons-nous. Seul survivant d’un monde ruiné, le narrateur va développer un parcours « autoréférentiel ». Les guillemets ici sont importants. Nous avions précédemment indiqué que l’une des caractéristiques du narrateur dans cette deuxième partie du récit est la perte de référents. Lorsque François laisse son corps supplanter la raison et la logique et dès qu’il est soumis aux variations somatiques notamment lors de sa rencontre avec Amica, s’installe

24 Id.

25Michèle Doray, « Le torrent ou le mythe devenu roman », mémoire de maîtrise, Montréal, McGill

University, 1973, [en ligne]. http://digitool.Library.McGill.CA:80/R/-?func=dbin-jump-full&object_id=515 66&silo_library=GEN01[Site consulté le 27 mai 2011].

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une dynamique passionnelle d’attraction et de répulsion. Dans le geste de la marche, ceci se manifeste respectivement par des avancées et des reculs.

Désormais, la marche va aider à organiser le récit comme le montrent les allusions en début de phrase : « J’avance toujours » (T : 41), « J’avance toujours » (T : 43), « Je marche […] je suis faible, mais je marche » (T : 56). Elles vont supplanter les repères chronologiques de la première partie du récit. On peut quand même reconnaître ici des indices de l’intervention du narrateur. Sa capacité analytique transparaît dans cet acte : « J’avance toujours. Je ne rebrousse pas chemin. J’irai jusqu’au bout, jusqu’à la plénitude de ce mal qui m’appartient bien en propre » (T : 43).

Cependant « marcher » est vécu intimement. Ce geste est imprégné de la charge émotive du personnage. Cette dimension devient plus significative quand la rigidité (verticalité) du marcheur contraste avec la destruction environnante (horizontalité) :

Je n’ai pas de point de repère. Aucune horloge ne marque mes heures. Aucun calendrier ne compte mes années. Je suis dissous dans le temps. Règlements, discipline, entraves rigides, tout est par terre. Le nom de Dieu est sec et s’effrite […] Je marche sur des débris. (T : 37)

La marche est le premier geste que le narrateur et le personnage entreprennent « ensemble ». Genette n’a-t-il pas exprimé que, dans la narration simultanée, le récit (propre au narrateur) et l’histoire (univers du personnage) se rejoignent26? Si, en principe, la marche est une réaction contre la peur de « s'abandonner au vent » (T :38) — on voit ici une claire intention du narrateur de continuer à exercer le contrôle du récit —, très tôt, elle va montrer des signes propres au personnage. Le passage qui suit s’ouvre avec le mot « effroi » : « l’effroi seul différencie mes pas boueux de la boue du sentier menant jusqu’à la maison. » (T : 38) On y voit la stagnation dans laquelle est plongé le narrateur, à mi-chemin entre le moi-présent et le moi-passé. La présence de la peur, de la boue, élément qui corrompt la marche, car propice aux mélanges, font perdre au narrateur son ancrage humain

26 « Le troisième type, au contraire (narration simultanée), est en principe le plus simple, puisque la

coïncidence rigoureuse de l’histoire et de la narration élimine toute espèce d’interférence et de jeu temporel. » Gérard Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil (Poétique), 1972, p. 230-231.

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pour le rapprocher de l’animal. La marche physique est, en réalité, une marche qui reflète la perte de la condition humaine.

Si la marche est, au commencement de la deuxième partie du « Torrent », relativement régulière dans la mesure où elle est en synchronie avec le déroulement des faits qui viennent se placer sagement l’un après l’autre, la marche introspective de François garde un caractère erratique : l’épuisement qu’éprouve le narrateur lui fait perdre momentanément le contrôle de sa narration :

Je marche dans l’eau. Je suis si faible que je me trouve obligé de m’arrêter à chaque pas. (T : 51)

Je possède donc la certitude que je ne conserve aucune maîtrise sur ma voix. Je ne sais si je parle haut ou si je continue mon monologue intérieur […] Je n’ai pas la force de me lever. (T : 52)

1.4 Narrateur et personnage en « Je »

Bien que la distance temporelle et spatiale qui sépare l’action de l’acte narratif se restreigne à zéro dans la narration simultanée, il en subsiste une autre qui relève, au dire de Genette, du niveau narratif. Cet écart prend son origine dans la relation que le narrateur entretient avec le récit qu’il raconte. En théorie, François sera toujours, dans cette deuxième partie du récit, extradiégétique même si sa proximité avec les faits racontés est très marquée. Cependant, la convergence entre narrateur et personnage dans la même personne grammaticale propre au récit autobiographique pose un problème linguistique que René Rivara formule ainsi dans Langue du récit : « est-ce “le même” Je qui est utilisé par les

deux instances [narrateur et personnage] 27? ». À la suite de cette interrogation, Rivara donne une explication satisfaisante qui aide sinon à dissiper l’ambiguïté du « Je » autodiégétique, du moins à l’expliquer. En effet, Rivara affirme que le « Je » des récits autobiographiques doit être associé à la notion de point de vue. Ce concept permet de différencier le savoir du personnage et le savoir du narrateur à un moment déterminé du

27 René Rivara, La langue du récit. Introduction à la narratologie énonciative, Paris, L’Harmattan

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récit. Cette observation invite à convoquer la théorie de la focalisation de Pierre Vitoux avec l’objectif de mieux distinguer entre narrateur et personnage dans cette partie du récit.

Dès sa formulation en 1972 par Genette, la focalisation a donné lieu à de nombreux débats et à des reformulations parmi lesquelles se trouve celle de Genette lui-même qui, en 1983, publie Nouveau discours du récit pour ajouter des précisions à sa théorie et mettre à jour les progrès en matière de narratologie. Parmi les chercheurs notables qui ont poussé cette réflexion se trouvent Mieke Bal et Pierre Vitoux. De ce dernier, nous allons retenir l’essentiel de ses observations, car, sans trop s’éloigner des principes genettiens, Vitoux a su résoudre, à notre avis, une part de l’ambiguïté qui pesait sur la focalisation et, notamment, sur une variante de celle-ci : la focalisation interne. Nous allons donc présenter dans les lignes qui suivent les outils théoriques qui, plus tard, seront appliqués à l’étude du « Torrent ».

1.4.1 La focalisation : Genette et Vitoux

La théorie de la focalisation de Vitoux étant fondée sur les bases du modèle de Genette, nous le reprendrons rapidement.

Dans Figures III, Genette fait la distinction entre diégésis et mimésis. Le couple présente un inconvénient lorsqu’il est transposé à l’étude du récit. En effet, la nature du récit est de « raconter » (diégésis), non pas d’« imiter » (mimésis). Même des éléments verbaux tels que les monologues — comme celui du « Torrent » par exemple — sont, selon Genette, des représentations de discours incluses dans le récit. Genette juge donc nécessaire de remplacer le couple diégésis/mimésis par diégésis/rhésis voulant préciser par là qu’il y a un « texte de narrateur » et un « texte de personnages ». Cette distinction est le support d’une autre, celle qui différencie entre « récit d’événements » et « récit de paroles ».

Le « récit d’événements » sera toujours, selon Genette, un récit. Le « récit de paroles » est défini, quant à lui, comme un mode de (re) production du discours et de la pensée des personnages dans le récit littéraire écrit. Les modes de reproduction donnent lieu à deux options : d’une part, le narrateur peut choisir de reproduire exactement les paroles

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du personnage, ce qui donne lieu à une narration transparente où l’instance narratrice s’efface ; d’autre part, lorsque le narrateur déforme les paroles pour les intégrer à son discours, on peut distinguer plusieurs degrés qui mènent du discours du narrateur à celui du personnage28.

Ce qui ressort de ces deux catégories du récit, c’est leur capacité de raconter. Cependant, « Le Torrent », surtout dans sa seconde partie, ne cherche pas tant à raconter qu’à reproduire l’activité mentale d’un personnage. Voilà pourquoi nous avons recours à une troisième catégorie du récit : le « récit de pensées ». Sa principale caractéristique consiste dans la mise en contact de deux consciences : celle du narrateur qui permet d’entrer en contact avec le monde intérieur du personnage et celle du personnage lui-même. Dans « le récit de pensées », il y a donc une superposition des points de vue. Le point de vue du narrateur ne nous est pas directement accessible vu qu’il existe à l’intérieur du personnage et qu’il faut donc passer par la conscience du moi de l’action avant d’accéder au moi-narrant. À titre d’exemple, nous reproduisons le passage où François surveille Amica :

Qu’est-elle venue faire ici? S’il n’y avait aucun hasard dans notre rencontre? Si, au contraire, elle m’attendait exprès pour venir enquêter sur la morte et le vivant d’ici? Pourquoi suis-je donc allé au-devant de cette femme? Je ne vois aucune issue pour m’en défaire, à présent. Si je mesurais sa capacité de souffrir avec la mienne? Non, il faut que je la ménage. J’ai trop peur qu’elle s’en aille avec mon secret, pendant que je dors. Il faudrait ne plus dormir. Veiller.

28 Nous allons présenter par ordre décroissant la façon dont le narrateur se dilue jusqu’à l’ « effacement » :

1. Discours narrativisé. Les paroles du personnage sont traitées comme un acte et ne sont donc pas citées. 2. Discours transposé. Il est plus mimétique que le précédent. Selon Genette, il est capable d’exhaustivité. Pourtant, la présence du narrateur reste encore très sensible pour qu’on croie à la fidélité des paroles réellement prononcées par le personnage.

3. Discours rapporté. Elle est la forme la plus « mimétique ». Le narrateur fait semblant de donner la parole à son personnage. C’est la forme fondamentale du dialogue et du monologue. Cet effacement de l’instance narrative donne lieu au dernier type de discours repéré par Genette : le discours immédiat. 4. Discours immédiat (monologue intérieur). Effacement des dernières marques de l’instance narrative. On accorde la parole au personnage sans aucune médiation du narrateur. Cf. Christian Angelet et Jan Herman,

(33)

Veiller sur soi. C’est cela qui est implacable, à la longue. Je ne fais que veiller sur moi, que vivre en moi. Les seules voix qui me parviennent sont intérieures. Aucune bouche ne les traduit, aucun intermédiaire n’y met des formes. (T : 49)

Dans ce passage, la présence du personnage piégé dans sa propre confusion est visible dans la séquence des questions auxquelles le personnage n’a plus de réponse. La peur, intensifiée par l’évaluation thymique véhiculée par l’adverbe « trop », nous situe dans la sphère propre au personnage. Finalement l’atmosphère étouffante qui est l’intériorité même du personnage rappelle un espace où François n’a affaire qu’à des sons, qui sont autant de protoformes que le personnage n’est pas capable de déterminer.

Cet exemple de focalisation permet de distinguer le point de vue de la voix, c’est-à-dire dans le cas présenté, le point de vue du personnage de la voix du narrateur. À cette première distinction, ajoutons celle entre focalisateur et focalisé, introduite par Mieke Bal, différence fondamentale, car elle sépare « celui qui voit » et « ce qu’on voit ». Ce système binaire plus précis est par ailleurs important pour notre étude puisqu’il étend la focalisation au-delà du domaine purement visuel. Comme le souligne Glenda Wagner, Bal « considère du ressort de la focalisation toutes les perceptions physiques (non seulement la vue, mais également l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goûter) et mentales (entendre, comprendre, sentir, percevoir, etc.)29. » Cette définition enrichit la sphère de la perception pour aller chercher un spectre plus ample de sensations très précieuses pour l’étude de l’œuvre d’Anne Hébert.

Une fois survolés ces quelques concepts théoriques sur la focalisation, nous allons présenter maintenant les principes de Pierre Vitoux qui seront notre principal soutien dans l’étude du « Torrent ». Vitoux reprend la distinction entre sujet et

29 Fascicule pédagogique : Lectures et formes narratives FRN-14468, Université Laval, Département des

littératures, juillet 1989, p. 18 cité par Glenda Wagner, « La Narratologie à la recherche d’un nouveau souffle. Essai comparatif entre la narratologie littéraire de Gérard Genette, Mieke Bal et Pierre Vitoux, et la narratologie filmique d’André Gaudreault et François Jost », mémoire de maîtrise en littérature québécoise, Québec, Université Laval, 1989, f. 75.

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objet. À ceci, l’auteur du « Jeu de la focalisation » ajoutera la notion de délégation ou non-délégation de la focalisation à un personnage :

Le premier avantage de la notion de la « non-délégation » me semble être de liquider, par l’usage d’une définition négative, les implications quasi théologiques du concept habituel de « narrateur omniscient ». Le narrateur ne sait pas « tout », mais il maîtrise sur le plan de la focalisation la totalité de l’histoire qu’il organise en récit30.

L’objet de la focalisation sera aussi précisé. Aux yeux de Vitoux, il peut être « perceptible » si le focalisateur le voit de l’extérieur. Par contre, l’objet sera « imperceptible », s’il « peut être perçu uniquement de l’intérieur comme une donnée psychologique31 ». Suite à quoi, la typologie modale de Vitoux se formule comme suit :

Fs nd (non déléguée) Fsd (déléguée)

Fo interne Fo externe

C’est la deuxième proposition qui s’avère utile pour l’étude du « Torrent », car elle présente une focalisation déléguée à un personnage. Le champ de perception du narrateur est alors nécessairement restreint à la conscience d’un personnage qui n’aura, théoriquement, accès qu’à la surface de son objet. Dans « Notes sur la focalisation dans le roman autobiographique », l’auteur propose toutefois d’ajuster la terminologie pour l’étude des récits à la première personne. À la focalisation-sujet déléguée viendra se substituer la focalisation-sujet diégétisée, expression qui permet de souligner que « l’identification ou non du focalisateur avec un personnage » correspond « à l’insertion ou non de la “vision” dans la diégèse32 ».

Comme dans « Le Torrent » le narrateur est un personnage, la fonction narrative sera contrainte à une limitation du champ visuel ou perceptif, c’est-à-dire à une focalisation-objet externe. En effet, le narrateur peut rendre compte seulement de ce qu’il perçoit en tant que personnage. Cependant le narrateur « est transparent à lui-même en tant

30 Pierre Vitoux, « Le jeu de la focalisation », dans Poétique, no 51 (septembre 1982), p. 361. 31 Ibid., p. 360.

32 Pierre Vitoux, « Focalisation, point de vue, perspective », dans Protée, vol. 16, (hiver-printemps 1988), p.

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que personnage33 » à moins, bien sûr, qu’il ne parvienne plus à se remémorer les émotions ou les idées qu’il a pu ressentir.

1.4.1.1. La focalisation dans la première partie du « Torrent »

Tout récit est au carrefour de trois courants : le récit d’événements, le récit de paroles et le récit de pensées. La première partie du « Torrent » est, à ce titre, exemplaire. La nature événementielle du récit est mise en lumière du moment où le lecteur est capable de reconstruire la trame du récit : la nouvelle commence avec l’enfance étouffée de François et sa première escapade à l’âge de douze ans où il établit pour la première fois un contact avec l’extérieur. Suite à ce premier geste de révolte, la « faute » de Claudine est exposée. C’est alors que prend sens la détermination de la mère de consacrer son fils, conçu hors mariage, à la prêtrise, croyant par cet acte effacer toute trace du désir auquel elle a autrefois succombé. Devant la résolution maternelle, François se révolte. Cette opposition prend toute son ampleur dramatique dans le matricide. On trouve aussi une part de récit de paroles. En effet, bien que peu nombreuses, les paroles des personnages sont parfois transmises grâce au discours rapporté et au discours transposé dans sa variante du style indirect libre34. Le discours rapporté ne mène toutefois jamais au dialogue et il est fait de paroles autoritaires, assez significatif, donc, des relations entre François et sa mère. De plus, en deuxième partie, la surdité de François entraîne inévitablement un repli sur lui-même et l’absence quasi complète de paroles rapportées. Mais c’est sans doute le « récit de pensées » qui caractérise la première partie du « Torrent ».

Pour bien rendre compte du discours mental qui se déroule dans la conscience profonde des personnages, Dorrit Cohn distingue trois techniques, valides pour l’étude des récits à la première personne :

33 Pierre Vitoux, « Notes sur la focalisation dans le roman autobiographique », dans Études littéraires, vol. 17,

no 2 (automne 1984), p. 267.

34 « Genette considère le style indirect libre comme une variante du discours transposé. On sait que dans le

style indirect libre, le verbe conserve les modalités personnelles et temporelles du style indirect, cependant que la formule déclarative (“Il m’a dit”) disparaît ». C. Angelet et J. Herman, « Narratologie », op.cit., p.178.

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a) le psychorécit (psychonarration ou discours narrativisé selon Genette) b) le monologue rapporté (discours rapporté selon Genette)

c) le monologue narrativisé (discours transposé selon Genette).

Le psychorécit est la technique narrative qui rend compte de l’agitation souterraine à laquelle le personnage n’a pas nécessairement donné une forme dans le langage. Il jette de la lumière sur ce que le personnage éprouve, même quand celui-ci ne le perçoit pas clairement, ainsi que sur ce qu’il se cache à lui-même35. Cette technique permet de sonder les mystères de l’âme. C’est à l’intérieur de cette catégorie que Cohn distingue la dissonance et la consonance. Dans la première partie du « Torrent », lenarrateur est capable d’explorer sa propre intériorité grâce aux jeux de mémoire qui lui offrent une saisie de sa vie d’autrefois. La dissonance caractérise la première partie du récit alors que la consonance rend compte de la deuxième moitié.

Pour Genette, la dissonance s’explique à partir du « mode » dont les deux aspects seront appliqués à la première partie du « Torrent » : la distance et la perspective. Notre objectif consiste à expliquer en quoi François en tant que narrateur reste distant du récit, c’est-à-dire en quoi il agit comme narrateur homodiégétique-témoin.

Dans « Le Torrent », l’informateur est le narrateur lui-même. Cette conscience lucide rend possible le « récit d’événements » qui se ressource à la rétrospection et aux efforts de la mémoire. Lorsque ce narrateur-énonciateur évoque son passé, il a la possibilité de se déplacer dans l’axe temporel et, par là, il devient dissonant. C’est ainsi que devient perceptible son point de vue : « J’allais avoir douze ans et n’avais pas encore contemplé un visage humain. » (T : 21) L’expérience acquise au fil du temps lui permet de se prononcer et de mieux comprendre son passé. Dans le passage cité, le narrateur ne restitue pas le strict point de vue du personnage, mais le complète, l’éclaircit.

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Bien que guidé par les fragments du souvenir, François fait souvent penser au narrateur du récit traditionnel qui donne à l’histoire une suite chronologique fortement agencée par une logique explicative. En effet, le narrateur sous-tend, par sa cohérence, le discours du personnage. Les explications, les interprétations (« C’était là, je crois, la façon maternelle de sanctifier le jour du Seigneur, à mes dépens ») (T : 22) ainsi que l’intérêt de trouver la cause et les effets permettent d’entendre la voix narrative : « Le résultat pratique, si l’on peut dire, de ma première rencontre avec autrui, fut de me mettre sur mes gardes ». (T : 28) (nous soulignons.) Cependant cette distinction est relative parce que, même dans sa propre intériorité, François-personnage s’écarte de lui-même. Ces dédoublements donnent lieu à une complexe alternance dans les points de vue.

Voyons de plus près cette alternance au moyen du passage où se matérialise le destin de François, condamné à perpétuer la mère à ses dépens. Pour des raisons de clarté, nous avons subdivisé le paragraphe et numéroté ses parties :

(1) Ma mère s’approcha de moi. Elle n’allégea pas l’atmosphère. Elle ne me sauva pas de mon oppression. Au contraire, sa présence donnait du poids au caractère surnaturel de cette scène. (2) La cuisine était sombre, le seul rond de clarté projeté par la lampe tombait sur le livre que je tenais ouvert. Dans ce cercle lumineux, les mains de ma mère entrèrent en action. Elle s’empara du livre. Un instant le « Claudine » écrit en lettres hautes et volontaires capta toute la lumière. Puis il disparut

(3) et je vis venir à la place, tracé de la même calligraphie altière : « François ». Un « François » en encre fraîche, accolé au « Perrault » de vieille encre.

Et ainsi dans ce rayon étroit, en l’espace de quelques minutes, les mains longues jouèrent et scellèrent mon destin. Tous mes livres y passèrent.

(4) Cette phrase de ma mère me martelait la tête : « tu es mon fils », « tu me continues ». (5) Ce jour extraordinaire disparu, je m’efforçai, sur l’ordre de ma mère de le repousser de ma mémoire. (T : 27)

L’entrée dans la focalisation du personnage se fait d’emblée, car ce long passage est riche en perceptions physiques. Le premier segment présente la sensation d’étouffement et d’écrasement. Ces sensations, c’est le corps qui les reçoit et elles révèlent la répression maternelle qui deviendra, plus tard, une intention de la part de François de cacher son crime et donc lui-même jusqu’au point de nier, en premier lieu, son corps. La perte du contrôle narratologique est visible parce que la scène est qualifiée par le personnage de surnaturelle, comme si elle échappait donc au savoir rationnel du narrateur.

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Dans le deuxième segment, il est question d’ombre et de lumière, éléments éphémères qui montrent bien la dialectique dans laquelle sont pris le narrateur et le personnage. La lumière se matérialise pour une courte durée. Les allusions « rond de clarté », « lampe », « cercle lumineux », « rayon étroit » en sont la preuve. Le narrateur se « sert » de cette lumière pour marquer sa présence. Cependant le narrateur a des limites : il est semblable à cette lueur qui ne rayonne plus, car elle est littéralement encerclée. Le narrateur, tout comme la lumière, finit par être absorbé par les ténèbres de son personnage.

Dans le troisième segment, le narrateur alterne entre la dissonance et la consonance. Une première lecture permet de croire que le narrateur continue de faire des distinctions. La fraîcheur et la sécheresse de l’encre correspondent respectivement à cette capacité de distinguer le présent et le passé. Cependant l’événement de la filiation est raconté à la manière d’un rite d’initiation. À l’incision faite sur le corps se substitue une autre incision faite à travers l’écriture. Le narrateur raconte, mais c’est le personnage qui en ressent les effets. L’intervention de la main ainsi que la présence du verbe « sceller », pour ne pas mentionner les adjectifs « fraîche » et « vieille » (qu’on pourrait comprendre comme « sèche »), renvoient à des sensations cutanées.

Dans le quatrième segment, le narrateur s’impose, en anticipant sous le mode symbolique et par l’utilisation du verbe « marteler » l’incident qui va rendre sourd son moi personnage. La présence narrative est perceptible grâce à ce que Genette nomme la paralepse36. Cependant, la présence du verbe « marteler » au milieu du syntagme déstabilise la logique du narrateur et nous replonge dans l’univers tourmenté du personnage.

36 En parlant des altérations propres au mode, Genette commente : « Les deux types d’altération concevables

consistent soit à donner moins d’information qu’il n’est en principe nécessaire, soit à en donner plus qu’il n’est en principe autorisé dans le code de focalisation qui régit l’ensemble. Le premier porte un nom en rhétorique […] il s’agit de l’omission latérale ou paralipse. Le second ne porte pas encore de nom ; nous le baptiserons paralepse, puisqu’il s’agit ici non plus de laisser (-lipse, de leipo) une information que l’on devrait prendre (et donner), mais au contraire de prendre (-lepse, de lambano) et donner une information qu’on devrait laisser. » Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 211-212. (Souligné dans le texte).

(39)

Le dernier segment traduit, par la force du contraste visuel entre lumière (narrateur) et obscurité (personnage), l’effort du moi-narrateur de repousser son moi- personnage.

Il y a, donc, dans cette première partie de la nouvelle, une oscillation entre le point de vue du narrateur et celui du personnage.

1.4.1.2

La focalisation dans la deuxième partie du « Torrent »

La deuxième partie du « Torrent » fait partie de la catégorie des récits de pensées. Elle se distingue de la première partie par le recours permanent au présent. Cela donne lieu à la consonance, car la situation narrative est dominée par le personnage. À l’instar du monologue intérieur, la consonance rend compte de l’émancipation du personnage qui semble échapper au contrôle et à la médiation du narrateur.

Nous ferons appel à l’une des techniques narratives qui visent à rendre compte de l’immédiateté des propos qui surgissent dans l’esprit des personnages : le monologue intérieur. Pourtant, ce type de monologue implique de prendre en considération certaines difficultés. La première concerne l’impossibilité de distinguer la focalisation de la narration. Comme le rappelle Genette : « [il ne faut pas] confondre les deux instances de la focalisation et de la narration, qui restent distinctes même dans le récit “à la première personne”, c’est-à-dire lorsque ces deux instances sont assumées par la même personne (sauf dans le récit au présent, en monologue intérieur)37. » La deuxième difficulté consiste à déterminer à quelle forme monologique recourt le personnage dans la mesure où le monologue semble fluctuer. Nous avons précédemment indiqué que Genette distingue trois étapes qui permettent de suivre l’évolution progressive du discours du narrateur vers le discours du personnage : discours narrativisé, discours transposé et discours rapporté. C’est le discours transposé (monologue narrativisé selon Cohn) qui correspond le mieux à ce que l’on retrouve dans « Le Torrent ». En effet, l’auteur de Figures III précise que ce discours

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