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Chapitre II : Corps éclaté Préliminaires pour une étude de la couleur

2.2 Figurativité

2.2.3 Figurativité et thématique de la chevelure

Dans « Le Torrent », Anne Hébert fait peu d’allusions aux cheveux de l’homme. Les quelques remarques qui apparaissent dans le récit suffisent toutefois pour nourrir l’opposition figurative de la chevelure qui se distingue entre masculine et féminine.

La première mention de la chevelure apparaît au début de la première partie du récit :

L’homme était sale. Sur sa peau et ses vêtements alternaient la boue sèche et la boue fraîche. Ses cheveux longs se confondaient avec sa barbe, sa moustache et ses énormes sourcils qui lui tombaient sur les yeux. Mon Dieu quelle face faite de poils hérissés et de taches de boue! Je vis la bouche se montrer là-dedans, gluante avec des dents jaunes. (T : 23)

Dans cet extrait, le narrateur-personnage a encore le contrôle de sa narration : François rencontre le vagabond et le décrit. Cette description commence par une opposition : « Sur sa peau et ses vêtements alternaient la boue sèche et la boue fraîche. » (T : 23) Cette opposition est significative en regard de l’objectif de François qui cherche un visage. En fait, elle détourne du dessein qui est frustré parce que François n’aura pas accès à ce qui définit l’humanité, car le visage est caché par la chevelure produisant une disjonction entre François et le vagabond. La substitution du terme « chevelure » par celui de « poils » indique la non-reconnaissance de l’humanité. La chevelure et les sourcils qui tombent sur les yeux contrastent avec les « poils hérissés ». La verticalité des poils (qui montent) est symptomatique de ce qui va se dérouler par la suite : le triomphe de la vie instinctive dans ce qu’elle a de plus animal.

Les cheveux sont une matière qui défie l’ordre, car ils favorisent les mélanges. En ce sens, Anne Hébert évoque les propriétés aquatiques des cheveux, mais elle ajoute une variante. En effet, l’auteure fait appel à une matière qui oscille entre l’eau et la terre : la boue. Cette « matière malpropre » surcharge de traits traumatisants la chevelure, au point

où par la suite, le personnage, dégoûté du spectacle de l’humain, finit par s’aligner aux propos de sa mère à l’égard du monde : « Le monde n’est pas beau, François. Il ne faut pas y toucher. Renonces-y tout de suite, généreusement. » (T : 25)

Dans la deuxième partie du récit, il est plutôt question d’une chevelure féminine :

Sans se retirer de moi, elle enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur les lourds cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. Je recule. Ils sont noirs et très longs. Une masse de cheveux presque bleus. Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. (T : 41)

Figurativement, les cheveux féminins sont libres, longs et noirs. Une première opposition figurative avec la chevelure masculine se présente lorsque les cheveux d’Amica sont détachés, libres. Ce déploiement spatial contraste avec la réaction corporelle de François qui recule en rétrécissant son espace. Ce déploiement de la chevelure est possible grâce à la longueur des cheveux féminins qui jouent sur un autre aspect de la spatialité, celui d’une horizontalité écrasante : « Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. » (T : 41) Cette domination est renforcée par l’intervention des yeux. En effet, les cheveux cherchent d’autres pilosités, dans ce cas les sourcils, pour mieux encadrer le regard soulignant ainsi la domination féminine sur l’homme : « ses yeux sont pers. Ses noirs sourcils, placés haut, soulignent l’enchâssement parfait des prunelles. » (T : 41) De façon générale, les cheveux d’Amica oscillent entre animalité et humanité. Elle est d’ailleurs associée au chat (quoique surtout par ses yeux). Le côté félin la met à mi-chemin de la bête brute (vagabond) et la femme. D’ailleurs, elle est désignée par les deux termes : femme et chat. La chevelure libre renvoie à la liberté du chat.

François, devenu adulte, est habité par le désir58 qui va donner un peu de consistance à son existence. Pour expliquer cela, nous allons nous arrêter sur une caractéristique de la chevelure : sa lourdeur. La lourdeur est une manière de prendre place

58 Dans la première partie, la femme voulait nier le désir. Cette fois-ci c’est elle-même qui éveille la libido.

Comme l’affirme Albert Legrand, « Amica est là pour tenter [François], car la piste qui mène au domaine du crime ne doit-elle pas obligatoirement passer par le désir ?» Albert Legrand, op. cit., p. 117.

dans le monde. Par le poids, le corps dit sa densité, se situe dans l’espace. Amica impose métonymiquement sa présence, érotique et étrange grâce à la chevelure. Mais cette lourdeur ne l’empêche pas de bouger en toute liberté et ceci grâce à l’action de la main (féminine) : « Sans se retirer de moi, elle enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur les lourds cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. » (T : 41) Grâce à cette gestuelle, associée à l’énergie sensuelle, Amica incarne mieux que toute autre la liberté tant désirée par François : « Ma mère ne voulait pas garder de chat. Probablement parce qu’elle savait qu’aucun d’eux ne se plierait jamais à la servitude. » (T : 47)

Les valeurs de la chevelure féminine jusqu’ici expliquées convoquent l’opposition animalité/humanité. Cependant, la chevelure féminine n’est pas pure animalité comme celle du vagabond, même si elle en relève encore (le chat). Regardons maintenant comment la chevelure d’Amica prend place sur le carré sémiotique pour souligner son caractère animal. Ce parcours se présente comme suit :

« animalité », « humanité »

« monstruosité »

« non-humanité »

À la différence de la chevelure du vagabond, Amica peigne sa chevelure, ce qui contraste avec les poils emmêlés du vagabond. Cependant, les cheveux d’Amica perdent vite leur support terrestre, car ils sont en étroit rapport avec la nuit : « La nuit, parfois, lorsque je m’éveille, je la vois assise sur le pied du lit, peignant sa chevelure. Je suis invariablement surpris de l’extrême attention de ses yeux qui me dévisagent. » (T : 46) Thématiquement, la nuit prête sa fugacité à Amica (« Elle m’observe, tendue, prête à fuir à la moindre alerte. ») (T : 46) ce qui fait penser à une apparition. Ceci explique pourquoi la chevelure féminine participe de la « non-humanité ».

La dernière mention de la chevelure apparaît à la fin du récit : « Sa chevelure se prend dans le vent comme un voile de ténèbres. Elle se mêle avec l’eau en un long enroulement, plein de fracas noir et bleu, bordé de blanc. » (T : 56) Cette image insiste sur la longueur et renvoie à l’image de Méduse. Nous avons convoqué ce monstre parce que, symboliquement, il représente la perversion de « la pulsion spirituelle et évolutive59. » En effet, lorsque François regarde la tête d’Amica, il se laisse absorber. Il est « pétrifié », comme dirait Chevalier, qui, au sujet de la Méduse, ajoute :

N’est-ce pas parce qu’elle reflétait l’image d’une culpabilité personnelle? Mais la reconnaissance de la faute, dans une juste connaissance de soi, peut elle-même se pervertir en exaspération maladive, en conscience scrupuleuse et paralysante […] L’exagération de la coulpe inhibe l’effort réparateur. Elle ne sert au coupable qu’à se refléter vaniteusement dans la complexité, imaginée unique et de profondeur exceptionnelle, de sa vie subconsciente… il ne suffit pas de découvrir la coulpe : il faut en supporter la vue de manière objective, pas plus exaltée qu’inhibée (sans l’exagérer ni la minimiser). L’aveu lui-même doit être exempt de vanité et de culpabilité… Méduse symbolise l’image déformée de soi… qui pétrifie d’horreur, au lieu d’éclairer justement60.

À la fin du récit, la Gorgone multiplie la confusion qui a toujours traversé François qui se voit reflété dans le monstre. Incapable de s’assumer comme tel, François se jette dans le torrent afin d’être engouffré. La monstruosité, que nous prenons ici comme la démesure de l’animalité, vient compléter le carré sémiotique de la chevelure qui replonge notre personnage dans un gouffre encore plus profond.