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1.4.1 La focalisation : Genette et Vitoux

1.4.1.2 La focalisation dans la deuxième partie du « Torrent »

La deuxième partie du « Torrent » fait partie de la catégorie des récits de pensées. Elle se distingue de la première partie par le recours permanent au présent. Cela donne lieu à la consonance, car la situation narrative est dominée par le personnage. À l’instar du monologue intérieur, la consonance rend compte de l’émancipation du personnage qui semble échapper au contrôle et à la médiation du narrateur.

Nous ferons appel à l’une des techniques narratives qui visent à rendre compte de l’immédiateté des propos qui surgissent dans l’esprit des personnages : le monologue intérieur. Pourtant, ce type de monologue implique de prendre en considération certaines difficultés. La première concerne l’impossibilité de distinguer la focalisation de la narration. Comme le rappelle Genette : « [il ne faut pas] confondre les deux instances de la focalisation et de la narration, qui restent distinctes même dans le récit “à la première personne”, c’est-à-dire lorsque ces deux instances sont assumées par la même personne (sauf dans le récit au présent, en monologue intérieur)37. » La deuxième difficulté consiste à déterminer à quelle forme monologique recourt le personnage dans la mesure où le monologue semble fluctuer. Nous avons précédemment indiqué que Genette distingue trois étapes qui permettent de suivre l’évolution progressive du discours du narrateur vers le discours du personnage : discours narrativisé, discours transposé et discours rapporté. C’est le discours transposé (monologue narrativisé selon Cohn) qui correspond le mieux à ce que l’on retrouve dans « Le Torrent ». En effet, l’auteur de Figures III précise que ce discours

coïncide avec le « style indirect libre » où « l’absence de verbe déclaratif […] entraîne une double confusion. Tout d’abord entre discours prononcé et discours intérieur […] Ensuite et surtout, entre le discours (prononcé ou intérieur) du personnage et celui du narrateur.38 » Cependant la nature monologique du « Torrent » demande à être précisée. Dans La

Transparence intérieure, Cohn rappelle que les trois techniques visant à rendre compte de

la vie intérieure à la troisième personne (psychorécit, monologue rapporté et monologue narrativisé) sont susceptibles, avec l’adjonction de préfixes, de mettre en évidence la relation que le narrateur établit avec son objet dans un récit à la première personne. Cela donne lieu à l’autorécit, au monologue autorapporté et, pour le cas qui nous occupe, au monologue autonarrativisé. Le « monologue intérieur » en tant que technique narrative regroupe non seulement le monologue autonarrativisé (discours indirect libre), mais aussi le monologue autorapporté (citation des pensées). Celui-ci sert à désigner le discours mental tel que formulé par le personnage et présenté par un narrateur à la première personne. L’intérêt de faire appel à cette catégorie est d’expliquer comment le narrateur-personnage, lors du monologue, se dissocie mentalement de lui-même et « construit un destinataire auquel il va s’adresser comme il pourrait s’adresser à une autre personne39 ». Lorsque François croit communiquer avec Amica ou lorsqu’il croit qu’elle remplace son rôle d’auditeur premier, alors la nature du monologue se transforme en une espèce de « dialogue » que le personnage établit avec lui-même sans l’apparente entremise du narrateur : « Je ne sais rien! Je ne sais rien! Si ce chat sait, lui, il n’est pas de moi. Non! Non! Ne souris pas, Amica. Il n’est pas de moi. » (T : 48) Normalement, le monologue autorapporté cherche une distance (fictive) pour faire une analyse de soi. François fait croire à une distance en faisant appel au vocatif qui crée la présence d’un Autre. Or, cet Autre dédoublé est une invention du personnage qui cherche à fuir. Dans la deuxième partie du « Torrent », on retrouve donc des monologues juxtaposés selon que François s’adresse à lui-même ou non, qu’il parle à voix haute ou en lui-même.

38 Ibid., p. 192.

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L’analyse de la focalisation montre que c’est la conscience du personnage qui prime dans l’ensemble du récit. Cependant, cette affirmation mérite d’être précisée. Dans la première partie du « Torrent », François se perçoit lui-même comme s’il était à distance ce qui permet de croire à un certain contrôle du récit pris en charge par François-narrateur. Contraint par une discipline maternelle traduite, au niveau de la perception, par l’obscurcissement, François-narrateur a une vision du monde où priment le blanc et le noir. Si, comme l’affirme Fontanille, le monde visible nous est accessible par la lumière, dans la première partie du « Torrent », plus précisément, il résiste à l’appréhension du personnage, car, dans cette première partie, la lumière est fugace. Si cela prédispose aux premières apparitions de la couleur, celle-ci ne prend pas une véritable signification d’autant plus qu’elle n’a aucun contact avec le corps. Une hypothèse prévaut ici : la couleur va prendre sa véritable signification lorsqu’elle sera associée à l’intensité qui affecte directement le corps.

Dans la deuxième partie du récit, la tension entre narrateur et personnage s’accentue jusqu’au point de donner au personnage la prééminence du récit. François, abandonné à lui-même, met en relief son corps. Cette nouvelle condition a comme antécédent l’incident de la surdité qui ponctue le moment où la perception visuelle est dépassée par une intensité énergique et dynamique propre au corps. Lorsque François mentionne le sang, il nous situe dans une nouvelle topologie élémentaire. En effet, le sang devient l’espace interne où ont lieu des articulations sémiotiques du monde sensible, soumises au contrôle de deux dimensions corrélées entre elles. D’une part, nous avons un espace interne qui est le corps qui accueille la dimension de l’intensité. D’autre part, nous avons l’étendue. En effet, le sang, du fait de sa portée hautement symbolique, est compris ici comme une étendue intemporelle. Nous voulons montrer ainsi que la tension vécue à l’intérieur du personnage est une révolte du corps qui, presque absente dans la première partie du récit, commence à se manifester.

Chapitre II : Corps éclaté. Préliminaires pour une étude de la