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Chapitre II : Corps éclaté Préliminaires pour une étude de la couleur

2.2 Figurativité

2.2.1 Figurativité et thématique de la main

Dans Sémiotique du discours, Fontanille pose les bases qui supporteront notre analyse de la première de nos figures : la main.

Puisque le premier acte de langage consiste à « rendre présent », il ne peut se concevoir que par rapport à un corps susceptible de ressentir cette présence.

L’opérateur de cet acte est donc le corps propre, un corps sentant qui est la première forme que prend l’actant d’énonciation. En effet, avant même qu’il puisse être identifié (ou pas) comme un sujet (Je), ce dernier est implanté comme centre de référence sensible, réagissant à la présence qui l’environne49.

Une fois délimitée cette première prise de position, nous allons en reconnaître une deuxième. Dans « Le Torrent », la présence du personnage se caractérise par un défaut d’être qui se manifeste par un fort sentiment d’absence au monde et par conséquent à soi- même. Cela se manifeste, figurativement, par une position recroquevillée et un regard rampant.

Dans la première partie du récit, François parle de la « grande » main de sa mère dont la dimension se substitue au paysage auquel songe le personnage. Par contiguïté syntaxique, la main fait penser à une montagne, comprise ici comme obstacle : « et jamais, jamais la campagne offerte par la fenêtre. Je voyais la grande main de ma mère quand elle se levait sur moi » (T : 19). À cause des dimensions de la main, François ne réussit pas à configurer l’extérieur ni à donner à sa perception une vision d’ensemble. Cette perception du corps de l’Autre renvoie à l’idée de l’Absolu. Dans un panorama critique des approches et de l’image du corps, Michel Bernard observe cette relation : « “le corps est compris comme Dieu est conçu”. Autrement dit, notre attitude à l’égard du corps reflète celle que

nous avons choisie explicitement ou non à l’égard de l’Absolu50. » On constate que, dans « Le Torrent », la main de l’autre dépasse toute dimension humaine. François traduit cette information dans son for intérieur comme une sensation de pesanteur et de froideur qui va conduire assez tôt le personnage vers l’immobilité comme le prouve le verbe « glacer51 ».

La main de Claudine deviendra, aux yeux du personnage, dure. Figurativement ceci se traduira chez François par une répression tactile opposée au possible déploiement de la main féminine. Pour analyser cette opposition, examinons le passage des célébrations des noces de François et Amica :

J’observe le couple étranger en sa nuit de noces. Je suis l’invité des noces. Amica montre une aisance, une habileté dans les caresses qui me plongent dans un étonnement rêveur. Elle dort. Les démons familiers appareillent dans les noires sculptures du lit. Ah! je ne serai plus seul tourmenté! Non, ils épargnent son sommeil calme. Ils se déploient de loin autour d’elle. Elle forme une île calme sur ma couche maudite.

Le matin point. Je sens le murmure lointain du torrent, en marche, en moi. Est-ce que je rêve? Pourquoi ces petits souliers au pied du lit ? Sur une chaise, ces étoffes légères? Ah! que fait cette tête endormie sur ma poitrine?

Je la prends dans mes mains, telle une boule. Elle m’embarrasse. Elle m’ennuie. Elle me gêne […] J’éprouve une telle sécheresse. Ni désir, ni volupté. Sécheresse. Sécheresse de tout. (T : 45)

François ne participe pas à la célébration de ses propres noces! En effet, la lucidité de François devant l’aisance d’Amica cherche à supprimer le désir qui se manifeste, figurativement, par des formes circulaires qui suggèrent que le désir est contenu. Amica devient donc une île autour de laquelle tourne le désir réprimé de François. Les personnages, isolés dans leurs appétits, forment un cercle double qui esquisse une spirale. Cet emboîtement, si fréquent dans l’imaginaire hébertien, synthétise l’opposition figurative de la main qui oscille entre l’« approximation » et l’« éloignement ». Si la caresse d’Amica cherche le contact, la main de François repousse ces approches comme le montre la phrase suivante où l’on voit la tête d’Amica réduite à un objet : « Je la prends dans mes mains,

50 Michel Bernard, Le corps, Paris, Seuil, 1995, p. 8. Dans la première partie de cette citation, Bernard cite

Claude Bruaire, Philosophie du corps, Seuil, Paris, 1968, p. 153.

51 « Je voyais la grande main de ma mère quand elle se levait sur moi, mais je n’apercevais pas ma mère en

telle une boule. » (T : 45) Toujours dans ce passage, Amica occupe la position centrale du cercle parce qu’elle est entourée par le désir de François qui se dissout à cause de l’arrivée du jour dont la violence est marquée par le changement de paragraphe et la concision de la phrase : « Le matin point. Je sens le murmure lointain du torrent, en marche, en moi. Est-ce que je rêve? Pourquoi ces petits souliers au pied du lit? Sur une chaise, ces étoffes légères? Ah! que fait cette tête endormie sur ma poitrine? » (T : 45)

Un autre passage révélateur de la répression figurative de la main apparaît lorsque François associe son amie au chat :

Une fois, ne pouvant plus soutenir cette exaspérante insistance [le regard de son amie], j’ai voulu frapper Amica. D’un bond, elle a sauté à terre. Ce bond élastique a été pour moi une telle révélation que je n’ai plus pensé à courir après Amica. Le malaise poignant que me donnaient les yeux trop grands ouverts attachés sur moi est complété par l’impression de la chute souple. Cela me rappelle un certain chat. Ma mère ne voulait pas garder de chat […] Elle n’acceptait que des bêtes qu’on peut tenir en main et faire ramper, tremblantes, à ses pieds. (T : 47) (nous soulignons.)

Dans ce passage, il y a une tension qui concerne le regard et la main. En effet, l’intensité du regard féminin cherche à hypnotiser, à immobiliser François, car le regard est l’arme féminine par excellence pour avoir le dessus sur l’homme. François répond à cette intensité avec un désir de frapper. Cette perte de contrôle de soi est traversée par le désir, le « vouloir faire », et l’impuissance, « ne pas pouvoir faire ». Cela explique pourquoi le lecteur a l’impression que c’est le regard qui a neutralisé la force des poings masculins. François n’utilise-t-il pas le verbe « attacher » pour parler des yeux d’Amica fixés sur lui? : « Le malaise poignant que me donnaient les yeux trop grands ouverts attachés sur moi […] » (T : 47.) Cette force de la main qui, chez François, présente assez souvent une forme saccadée (le verbe « frapper » renvoie à l’idée de coups réitérés) contraste avec celle du regard et avec le geste plus économe parce que limité à une seule occurrence de la femme qui veut « tenir en main ». L’idée de contrôle, de rigueur est donc plus présente chez la femme.

Au niveau temporel, la main agit comme support d’une opposition entre « jour » et « nuit ». Pendant la nuit, la main (féminine) dissout le temps. Complice de l’étreinte

érotique, la nuit et la caresse installent François dans un état qui oscille entre le rêve et la réalité. Dans cet état intermédiaire, le personnage est aux prises avec un désir que son moi- narrateur cherche à contrôler. L’état de veille représente l’effort que le narrateur fait pour extirper son désir. À la différence d’Amica qui se déploie dans la nuit, François se fait complice du jour parce qu’avec l’arrivée du jour, c’est la sécheresse qui revient et la dureté de la main.

Dans Sémiotique du discours, Fontanille présente le carré sémiotique, structure binaire connue de la sémiotique, qui s’avère utile pour notre étude dans la mesure où il est bâti sur un système d’oppositions qui répond à la conception de l’univers hébertien érigé, lui aussi, sur une « contradiction fondamentale [qui] transforme toute chose en son contraire.52 » Le carré sémiotique nous aidera à structurer les oppositions thématiques des figures. La section précédente a voulu montrer que la main est érigée sur une opposition des valeurs. En effet, la main (féminine) oscille entre la violence et la douceur. Figurativement, ces deux valeurs se manifestent respectivement par le verbe « frapper » et le verbe « caresser ». Ces oppositions sont disposées sur le carré sémiotique comme suit :

52 Albert Legrand, Anne Hébert : FRAN 341 (recueil de textes réalisé dans le cadre d’un cours universitaire),

Montréal, La Librairie de l’Université de Montréal, 1973, p. 118.

« frapper » « caresser » (violence, dureté) (douceur)

« non frapper » (non-violence)

Cette disposition paradigmatique montre le passage d’une valeur à l’autre (« frapper », « caresser ») par le biais de la relation de contradiction (« non-frapper »). Autrement dit, pour expliquer comment la main violente devient caressante, il faut prendre en considération la variante « non frapper ».

La première partie du récit montre une main, féminine, qui s’épuise par le travail. Cette main dure, immense, établit une relation immédiate avec l’outil dont les rapports avec la terre semblent se ressentir. Ne voit-on pas Claudine sarcler la terre qui paraît lui répondre par la stérilité? À ce sujet, Bachelard commente que « l’outil aura tout de suite un complément de destruction ; un coefficient d’agression contre la matière [car] l’outil éveille le besoin d’agir contre une chose dure53. » François est très vite confronté à cette main qui se sert de lui comme d’un outil. En même temps, le héros va développer, en suivant la pensée bachelardienne, une résistance contre le monde. Dans la première partie du récit, François, fidèle au principe de résistance, se révolte contre la volonté de sa mère qui cherche à faire de lui un prêtre. À ce moment, la main (féminine) frappe la tête de François pour pouvoir mieux le dominer. Cette violence extrême rendra sourd François, mais elle renforcera aussi la caractérisation corporelle du personnage qui, dans la première partie de la nouvelle, repose sur ses membres inférieurs. Ne le voit-on pas s’échapper, courir, marcher? Sensible à la domination violente qu’exercent les membres supérieurs, François va projeter, presque inconsciemment, dans ses pieds son opposition à Claudine. Ceci vient renforcer le lien entre les pieds de François et les « pattes » de Perceval qui mettront fin à la domination de Claudine. En effet, François se révolte, de façon souterraine, contre cette violence prise en charge par la main.

Entre la main maternelle qui bat et celle d’Amica qui caresse, c’est la main du vagabond qui constitue l’élément contradictoire ou de transition. Ce qui caractérise cet homme est la saleté, laquelle est, à la fois, physique et morale. Elle sera associée

53 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, p. 40. (Souligné dans le

thématiquement à la chute. Ce terme doit être pris dans un sens littéral et symbolique. En effet, François sera deux fois en contact avec le vagabond qui, par deux fois, le fait tomber. Mais c’est la deuxième occurrence de la chute qui s’avère intéressante, car elle est produite par l’entremise de la main : « L’homme me retint par le bras. Il s’agrippa à moi pour tenter de se mettre debout ce qui eut pour effet de me faire culbuter. » (T : 23) (nous soulignons.) Bien que François essaie de se sauver, il est incapable de bouger, car la main est lourde : « Il avait sa main malpropre et lourde sur mon épaule » (T : 24). Par ailleurs, la main et son prolongement, le bras, atteignent le corps de François en l’entraînant vers une chute de type symbolique qui annonce le rapport négatif à la sexualité : « Il passa son bras autour de mes épaules. J’essayai de me déprendre. Il serrait plus fort, en riant. » (T : 24) Si la main du vagabond ne frappe pas, elle agrippe et impose une intimité qui dégoûte.

Dans la deuxième partie du récit, la main féminine exploite ses propriétés érotiques. L’influence du feu contribue, entre autres, à augmenter cette caractéristique : « Leurs mains colorées [celles d’Amica et du colporteur], élevées vers un petit feu de branchages. » (T : 39) Puisque l’érotisme défait la résistance de François, Amica s’infiltre, symboliquement, là où elle veut. Elle ira partout fouillant même dans les recoins que François s’interdit de visiter54. Si la main d’Amica est avant tout caressante : « Amica montre une aisance, une habileté dans les caresses qui me plongent dans un étonnement rêveur » (T : 45), ce geste n’est que l’enveloppe d’un autre : celui de la dépossession. En volant l’argent que Claudine amassait scrupuleusement pour solder sa faute, c’est-à-dire la conception d’un enfant illégitime, Amica condamne François à une existence de culpabilité. La main a volé l’« argent du mal » et trouvé le secret de François : il est « le fils du mal, le fils de la grande Claudine » (T : 55). Cette incapacité de vivre en plénitude, cette dépossession est d’autant plus dramatique qu’à ce moment-là, François réalise qu’aux yeux d’Amica (on pourrait tout aussi dire « aux mains d’Amica »), il était aussi un objet : « Amica m’a vendu. Elle me rend bien la pareille, la marchandise que j’ai payée argent

54 La vigueur de la main féminine contraste avec l’épuisement masculin. C’est comme si la seule présence de

comptant au colporteur. Je suis vendu à mon tour. » (T : 54) La main a, encore une fois, condamné le personnage55.