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Chapitre II : Corps éclaté Préliminaires pour une étude de la couleur

2.2 Figurativité

2.2.4 Figurativité et thématique des dents

Notre dernière figure corporelle est celle des dents. Comme pour la chevelure, il y a une dentition masculine et une autre féminine. La première et seule mention de la dentition masculine apparaît dans la première partie du récit lorsque François part à la rencontre d’un visage humain : « Mon Dieu quelle face faite de poils hérissés et de taches de boue! Je vis la bouche se montrer là-dedans, gluante, avec des dents jaunes. » (T : 23) La deuxième et seule mention de la dentition féminine apparaît dans la deuxième partie du

59 Jean Chevalier, avec le concours d’Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Seghers, 1974, p. 482.

récit lorsque François part à la rencontre d’Amica : « Je voudrais lui déchirer tous ces oripeaux qui la couvrent, à la façon dont je sais décortiquer un bouleau blanc […] elle me souffle toujours dans le cou. Elle rit dans mon cou. Ses dents éblouissantes me narguent. » (T : 41)

Commençons par la dentition masculine. Il y a deux parcours narratifs dans la figure des dents masculines. Le départ de François de la maison maternelle a un but très clair, voir un visage, qui contraste avec le parcours narratif du vagabond qui se caractérise, lui, par l’errance. À la place d’un visage, François est confronté, comme l’a expliqué la section précédente, à une masse de cheveux et aussi à des dents jaunes qui représentent l’échec du personnage à voir enfin une figure humaine. Les dents se configurent comme un rire. Ce geste qui participe encore de l’humain perd, assez vite, son ancrage anthropomorphique, car il est qualifié d’« ignoble ». Le rire est aussi agressif parce qu’associé à la main et donc au bras produisant l’étouffement : « Il [le vagabond] passa son bras autour de mes épaules. J’essayai de me déprendre. Il serrait plus fort, en riant. » (T : 24) (nous soulignons.) La sensation d’étouffement est associée ici à l’animalisation. Expliquons-nous. Le rire du vagabond coïncide avec l’apparition de Claudine dont la branche sert à faire rentrer les vaches. Cet objet parle en faveur d’une domination exercée sur l’animal. Une domination similaire est exercée sur François. La position assise de François seconde cette domination, car à partir de là, il voit sa mère dotée d’un poids et d’une taille hors de l’humain : « Ma mère m’apparut pour la première fois dans son ensemble. Grande, forte, nette, plus puissante que je ne l’avais jamais cru. » (T : 24.) Ceci explique la sensation d’oppression renforcée par le ton impératif de la mère et l’allusion au chien qu’on ne peut qu’imaginer attaché : « Ma mère se retourna vers moi et, du ton sur lequel on parle à un chien, elle me cria : — À la maison, François ! » (T : 24) La rencontre avec le vagabond serait ainsi associée à l’animalité non seulement en raison des poils, de son « odeur fauve » et de ses dents jaunes, mais aussi de cette sensation d’étouffement.

La deuxième et dernière mention de la dentition concerne les dents féminines. À ce moment, le parcours narratif de François est caractérisé par un départ motivé par le désir

49 de la femme. Désir primitif comme on peut le constater dans le passage suivant : « le désir de la femme m’a rejoint dans le désert. Non, ce n’est pas une douceur […] Posséder et détruire le corps et l’âme d’une femme. » (T : 39). Pour leur part, le parcours narratif des colporteurs se caractérise, comme pour le vagabond, par l’errance. La quête poussée par le désir de la femme contient le programme narratif des colporteurs où figurent les dents féminines. Cette fois-ci, François réussit à voir les dents et en reste fasciné, car, à la différence des dents du vagabond, les dents d’Amica sont d’une blancheur éblouissante. Cette caractéristique rapproche Amica d’Héloïse, la femme vampire qui attire sa proie par la blancheur des dents : « Devant la jeune fille maigre entrevue dans le métro, Bernard est fasciné par ses dents blanches 61 ». La proximité entre Amica et Héloïse rappelle que, dans l’imaginaire hébertien, le contact avec la femme est marqué par l’érotisme. D’une part, l’expression somatique des dents apparaît, comme pour le vagabond, dans le rire. Ce geste nous intéresse parce que, à la différence du rire du vagabond, le rire d’Amica n’a plus de son du fait que, à cette étape du récit, François est déjà sourd. Alors François aura accès seulement au « geste » du rire. Paradoxalement, dans son délire, François s’imagine écouter des sons : « Je sens son cœur battre, à peine essoufflé par ce rire que je n’entends pas. » (T : 41) Le cœur qui bat appelle un rythme. Ce rythme régulier est l’indice d’une méfiance envers l’autre et aussi envers soi. Elle va provoquer une rupture intérieure : « Ai-je vraiment parlé, ou me suis-je simplement fait cette réflexion en moi-même? » (T : 41)

Thématiquement, les valeurs que l’on peut rattacher aux dents sont distribuées sur le carré sémiotique comme suit :

61 Anne Hébert, Héloïse, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 27.

« Déchirure » « Unification »

Un premier parcours (« déchirure », « non-déchirure », « unification ») est celui du passage de la rencontre entre François et le vagabond. Nous avions déjà indiqué que les dents masculines sont encadrées par un rire sonore. Il est perçant et est ressenti par François avec intensité : « Son rire était tout près de ma joue. » (T : 24) Cette particularité du rire se retrouve aussi dans d’autres récits d’Anne Hébert. Un passage des Fous des Bassan expose les ravages de ce geste en apparence anodin, mais d’un impact profond dans la sensibilité du personnage : « Le rire t’avait couturé d’un réseau très fin de cicatrices nacrées62 ». Serait-il possible de voir dans le rire la métaphore de la fissure qui déchire les personnages? Si les dents évoquent la déchirure, il y a néanmoins dans la première partie du récit, une intention de non-déchirement. Elle se manifeste par le désir de voir qui est indice de solution devant la fragmentation environnante. François, poussé par ce désir, cherche à « découvr[ir] son propre corps et sa sensualité63 ». Johanne Miller commente que « l’élan qui se prépare se résume dans une remarque de C. A. Walker, le “désir to grasp”, c’est-à- dire le besoin, le désir, la volonté de saisir les objets et les êtres, de se les approprier et de se définir par eux dans un mouvement qui coïncide avec la découverte de son propre corps, de soi-même64. » Ce qui vient d’être dit pourrait faire croire à une possible « unification » de soi qui est, d’abord, une tentative d’« union » avec l’Autre.

Ceci est aussi valide lors de la scène de la rencontre avec Amica qui nous conduit

vers notre deuxième parcours du carré (« unification », « non-unification », « déchirure »). Albert Legrand fournit quelques pistes d’interprétation de ce second

parcours. François décide d’appeler la femme, Amica, avec l’intention d’établir un contact

62 Anne Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Éditions du Seuil, 1982, rééd. coll. “Points. Roman” no 141, 1984,

p. 59, citée par Daniel Marcheix, Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre romanesque d’Anne

Hébert : essai, op.cit., p. 475.

63 Joanne Élizabeth Miller, « Le passage du désir à l’acte dans l’œuvre poétique et romanesque d’Anne Hébert

», thèse de maîtrise, London, University of Western Ontario, 1975, f. 8.

64 Ibid., p 10. (cf. C.A. Walker, The Mystery of Innocence and Experience, thèse présentée à l’Université de

avec l’Autre. Le contact fait intervenir le corps. François souligne comment celui-ci tend un pont vers l’Autre : « je sens monter à mes lèvres un nom de femme » (T : 42). Cependant, assez souvent dans l’univers d’Anne Hébert, les personnages féminins sont accompagnés d’objets pointus : Amica aligne des couteaux, Catherine dans « Le Printemps de Catherine » s’en sert pour tuer son amant, Héloïse, la femme vampire, attaque ses victimes avec des seringues. Ceci révèle un désir d’atteindre la chair, car le désir, impitoyable, produit une douleur aiguë. Dès qu’il prend forme, il s’aiguise pour atteindre l’Autre ce qui compromet le désir d’unification. Au début de la deuxième partie du récit, Amica agit avec plus de circonspection lorsqu’elle entre dans la maison de François. Elle n’abandonne pas son allure impénétrable : « Nous entrons dans la maison. J’ai refermé la porte sur nous. Pas un muscle de son visage ne bouge. […] Aucun recul, aucune inquiétude ; Amica, impassible, apparaît en ma demeure, pénètre en mon drame. Amica est le diable. Je convie le diable chez moi. » (T : 44). Le contact avec la chair la fait sortir de son apparente apathie : « En riant beaucoup, elle met ses bras autour de mon cou65. » (T : 44) Plus loin dans le texte, François supplie son amie de ne pas sourire, car il craint qu’avec ce geste, Amica soit en mesure d’accéder à son intériorité. Le trait remarquable du rire féminin consiste en sa capacité d’accéder à l’intériorité, de déchirer sans faire de bruit. N’oublions pas qu’à ce stade de l’histoire, la surdité de François s’est aggravée ce qui permet une intervention symboliquement silencieuse de la part d’Amica.

C’est dire que la bouche qui avait frayé le chemin vers une possible fusion avec l’Autre finit par se décomposer. Le bestiaire hébertien ressurgit. Le rire d’Amica qui

65 Ici il y a un parallélisme très fort avec le passage où François rencontre le vagabond qui utilise

pratiquement la même gestuelle : “Il [le vagabond] serrait plus fort, en riant.” (T : 24) Amica pour sa part rit d’abord puis elle serre le cou : “En riant beaucoup, elle met ses bras autour de mon cou. Ses bras fermes me semblent malsains, destinés à je ne sais quel rôle précis dans ma perte. Je résiste à leur enchantement. (Quels reptiles frais m’ont enlacé?) J’arrache brusquement de ma nuque les bras qui s’obstinent.” (T : 44). Le lecteur aura remarqué que le vagabond utilise en premier la force, car il serre d’abord puis il rit. Mais comme on l’avait déjà noté précédemment le rire est ici évoqué plus par ses propriétés sonores, ce qui donne à la rencontre entre les deux hommes une allure violente. La rencontre avec Amica n’est pas moins dépourvue de violence, mais le type de contact physique qu’elle établit avec François est scellé par l’érotisme comme l’atteste la mention, en tête de phrase, de la dentition. Dans ce même sens, ajoutons que ce syntagme finit par une partie corporelle dont la tradition symbolique a attribué une forte connotation érotique : le cou.

autrefois avait éveillé le désir devient une « grimace de plus en plus sauvage » (T : 53), des chiens-loups peuplent l’imaginaire du personnage : « La montagne doit être cernée. Les policiers et leurs chiens-loups me guettent. » (T : 54) François lui-même ressemble plus que jamais au chien : « J’ai l’odorat d’un chien… Mon flair d’animal traqué m’a fait craindre la touche de la police sur Amica. » (T : 53) Ceci réactive la déchirure à laquelle viennent s’en ajouter d’autres. Qu’elles soient externes au personnage (pensons « à l’enveloppe vide et déchirée ») (T : 55), ou internes (« J’y mets un soin, une minutie, une sorte d’avidité qui me déchire. ») (T : 55), cela revient au même.

La fin du récit met à son plus haut point le traumatisme de la déchirure. La décapitation d’Amica fantasmée par François représente, comme le signale Freud, la castration. Que le récit finisse avec cette image vient rappeler que François est marqué par une fatalité physique qui voit dans la chair « la source de tout mal toujours et partout66 ». Rappelons, dans ce sens, la synthèse du drame de François dans l’essai « La dislocation dans la poésie d’Anne Hébert » de Gérard Bessette : « On ne saurait pousser plus loin le macabre, le désir de se débarrasser de son corps, de la charnalité67. »

* * *

Étant donné que la couleur trouve son expression matérielle dans le corps, principale source de couleur, nous avons voulu emprunter, dans ce chapitre, une notion descriptive, la figurativité, pour rendre compte du support corporel de la couleur. Nous avons ainsi retenu quatre parties du corps (main, front, cheveux et dents) choisies en fonction de leur rapport avec la couleur. Cette remarque est capitale parce que notre analyse a été principalement celle du corps féminin. Ce corps féminin a éveillé le désir surtout dans la deuxième partie du récit où la coloration se fait plus présente. Notre point de départ était donc déterminé par une opposition entre la répression exercée sur le corps masculin et les

66 Albert Legrand, op. cit., p. 120.

67 Gérard Bessette, « La dislocation dans la poésie d’Anne Hébert », Une littérature en ébullition, Montréal,

démonstrations excessives du corps féminin. Notre intention première consistait à agencer entre elles ces parties du corps pour former des paires contrastées, capables de rendre compte de la tension interne dont le résultat nous permettrait de dégager du sens. Cet agencement genré a été valide principalement pour le premier couple : la main et le front. La fin de cette première analyse a jeté la lumière sur la conception du corps dans « Le Torrent ». En effet, au début du récit, François cherche à unifier son corps en partant d’une expérience perceptive phénoménologique d’inspiration merleau-pontienne qui voit le corps comme un ensemble. Cependant, il échoue dans son effort de comprendre le monde du fait d’une forte répression du toucher. Pourtant, Claudine ne réussit pas à priver complètement François de cette expérience. En effet, François conserve, inconsciemment, un souvenir, quoique aliéné, du contact. La main et les dents sont exemplaires du désir énergétique et désespéré du rapport avec l’Autre. Nous retrouvons ainsi amalgamé le « corps phénoménologique » de Merleau-Ponty et la théorie du moi-peau de Didier d’Anzieu pour qui les sensations tactiles vont déterminer notre configuration d’être au monde. Ainsi l’agencement de la main (dureté/douceur) et du front (domination/soumission) montrent que les échanges tactiles sont figés, au niveau physique et psychique, ce qui renvoie à la dureté.

Pour leur part, les cheveux et les dents ont été moins susceptibles d’être agencés entre eux. En fait, la chevelure reproduit la fragmentation permanente et multiple déjà amorcée lors de notre analyse de la main. En effet, la chevelure est, dans « Le Torrent », une autre manière d’évoquer les propriétés préhensiles de la main et d’annoncer, par leur mouvement chaotique, la fatalité qui hante le personnage. Quant à l’analyse des dents, elle montre que les efforts du personnage pour comprendre le monde et lui trouver un sens sont vains, le personnage se voyant réduit à un corps blessé sur lequel va s’inscrire la couleur.