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1.4.1 La focalisation : Genette et Vitoux

1.4.1.1. La focalisation dans la première partie du « Torrent »

Tout récit est au carrefour de trois courants : le récit d’événements, le récit de paroles et le récit de pensées. La première partie du « Torrent » est, à ce titre, exemplaire. La nature événementielle du récit est mise en lumière du moment où le lecteur est capable de reconstruire la trame du récit : la nouvelle commence avec l’enfance étouffée de François et sa première escapade à l’âge de douze ans où il établit pour la première fois un contact avec l’extérieur. Suite à ce premier geste de révolte, la « faute » de Claudine est exposée. C’est alors que prend sens la détermination de la mère de consacrer son fils, conçu hors mariage, à la prêtrise, croyant par cet acte effacer toute trace du désir auquel elle a autrefois succombé. Devant la résolution maternelle, François se révolte. Cette opposition prend toute son ampleur dramatique dans le matricide. On trouve aussi une part de récit de paroles. En effet, bien que peu nombreuses, les paroles des personnages sont parfois transmises grâce au discours rapporté et au discours transposé dans sa variante du style indirect libre34. Le discours rapporté ne mène toutefois jamais au dialogue et il est fait de paroles autoritaires, assez significatif, donc, des relations entre François et sa mère. De plus, en deuxième partie, la surdité de François entraîne inévitablement un repli sur lui- même et l’absence quasi complète de paroles rapportées. Mais c’est sans doute le « récit de pensées » qui caractérise la première partie du « Torrent ».

Pour bien rendre compte du discours mental qui se déroule dans la conscience profonde des personnages, Dorrit Cohn distingue trois techniques, valides pour l’étude des récits à la première personne :

33 Pierre Vitoux, « Notes sur la focalisation dans le roman autobiographique », dans Études littéraires, vol. 17,

no 2 (automne 1984), p. 267.

34 « Genette considère le style indirect libre comme une variante du discours transposé. On sait que dans le

style indirect libre, le verbe conserve les modalités personnelles et temporelles du style indirect, cependant que la formule déclarative (“Il m’a dit”) disparaît ». C. Angelet et J. Herman, « Narratologie », op.cit., p.178.

a) le psychorécit (psychonarration ou discours narrativisé selon Genette) b) le monologue rapporté (discours rapporté selon Genette)

c) le monologue narrativisé (discours transposé selon Genette).

Le psychorécit est la technique narrative qui rend compte de l’agitation souterraine à laquelle le personnage n’a pas nécessairement donné une forme dans le langage. Il jette de la lumière sur ce que le personnage éprouve, même quand celui-ci ne le perçoit pas clairement, ainsi que sur ce qu’il se cache à lui-même35. Cette technique permet de sonder les mystères de l’âme. C’est à l’intérieur de cette catégorie que Cohn distingue la dissonance et la consonance. Dans la première partie du « Torrent », lenarrateur est capable d’explorer sa propre intériorité grâce aux jeux de mémoire qui lui offrent une saisie de sa vie d’autrefois. La dissonance caractérise la première partie du récit alors que la consonance rend compte de la deuxième moitié.

Pour Genette, la dissonance s’explique à partir du « mode » dont les deux aspects seront appliqués à la première partie du « Torrent » : la distance et la perspective. Notre objectif consiste à expliquer en quoi François en tant que narrateur reste distant du récit, c’est-à-dire en quoi il agit comme narrateur homodiégétique-témoin.

Dans « Le Torrent », l’informateur est le narrateur lui-même. Cette conscience lucide rend possible le « récit d’événements » qui se ressource à la rétrospection et aux efforts de la mémoire. Lorsque ce narrateur-énonciateur évoque son passé, il a la possibilité de se déplacer dans l’axe temporel et, par là, il devient dissonant. C’est ainsi que devient perceptible son point de vue : « J’allais avoir douze ans et n’avais pas encore contemplé un visage humain. » (T : 21) L’expérience acquise au fil du temps lui permet de se prononcer et de mieux comprendre son passé. Dans le passage cité, le narrateur ne restitue pas le strict point de vue du personnage, mais le complète, l’éclaircit.

Bien que guidé par les fragments du souvenir, François fait souvent penser au narrateur du récit traditionnel qui donne à l’histoire une suite chronologique fortement agencée par une logique explicative. En effet, le narrateur sous-tend, par sa cohérence, le discours du personnage. Les explications, les interprétations (« C’était là, je crois, la façon maternelle de sanctifier le jour du Seigneur, à mes dépens ») (T : 22) ainsi que l’intérêt de trouver la cause et les effets permettent d’entendre la voix narrative : « Le résultat pratique, si l’on peut dire, de ma première rencontre avec autrui, fut de me mettre sur mes gardes ». (T : 28) (nous soulignons.) Cependant cette distinction est relative parce que, même dans sa propre intériorité, François-personnage s’écarte de lui-même. Ces dédoublements donnent lieu à une complexe alternance dans les points de vue.

Voyons de plus près cette alternance au moyen du passage où se matérialise le destin de François, condamné à perpétuer la mère à ses dépens. Pour des raisons de clarté, nous avons subdivisé le paragraphe et numéroté ses parties :

(1) Ma mère s’approcha de moi. Elle n’allégea pas l’atmosphère. Elle ne me sauva pas de mon oppression. Au contraire, sa présence donnait du poids au caractère surnaturel de cette scène. (2) La cuisine était sombre, le seul rond de clarté projeté par la lampe tombait sur le livre que je tenais ouvert. Dans ce cercle lumineux, les mains de ma mère entrèrent en action. Elle s’empara du livre. Un instant le « Claudine » écrit en lettres hautes et volontaires capta toute la lumière. Puis il disparut

(3) et je vis venir à la place, tracé de la même calligraphie altière : « François ». Un « François » en encre fraîche, accolé au « Perrault » de vieille encre.

Et ainsi dans ce rayon étroit, en l’espace de quelques minutes, les mains longues jouèrent et scellèrent mon destin. Tous mes livres y passèrent.

(4) Cette phrase de ma mère me martelait la tête : « tu es mon fils », « tu me continues ». (5) Ce jour extraordinaire disparu, je m’efforçai, sur l’ordre de ma mère de le repousser de ma mémoire. (T : 27)

L’entrée dans la focalisation du personnage se fait d’emblée, car ce long passage est riche en perceptions physiques. Le premier segment présente la sensation d’étouffement et d’écrasement. Ces sensations, c’est le corps qui les reçoit et elles révèlent la répression maternelle qui deviendra, plus tard, une intention de la part de François de cacher son crime et donc lui-même jusqu’au point de nier, en premier lieu, son corps. La perte du contrôle narratologique est visible parce que la scène est qualifiée par le personnage de surnaturelle, comme si elle échappait donc au savoir rationnel du narrateur.

Dans le deuxième segment, il est question d’ombre et de lumière, éléments éphémères qui montrent bien la dialectique dans laquelle sont pris le narrateur et le personnage. La lumière se matérialise pour une courte durée. Les allusions « rond de clarté », « lampe », « cercle lumineux », « rayon étroit » en sont la preuve. Le narrateur se « sert » de cette lumière pour marquer sa présence. Cependant le narrateur a des limites : il est semblable à cette lueur qui ne rayonne plus, car elle est littéralement encerclée. Le narrateur, tout comme la lumière, finit par être absorbé par les ténèbres de son personnage.

Dans le troisième segment, le narrateur alterne entre la dissonance et la consonance. Une première lecture permet de croire que le narrateur continue de faire des distinctions. La fraîcheur et la sécheresse de l’encre correspondent respectivement à cette capacité de distinguer le présent et le passé. Cependant l’événement de la filiation est raconté à la manière d’un rite d’initiation. À l’incision faite sur le corps se substitue une autre incision faite à travers l’écriture. Le narrateur raconte, mais c’est le personnage qui en ressent les effets. L’intervention de la main ainsi que la présence du verbe « sceller », pour ne pas mentionner les adjectifs « fraîche » et « vieille » (qu’on pourrait comprendre comme « sèche »), renvoient à des sensations cutanées.

Dans le quatrième segment, le narrateur s’impose, en anticipant sous le mode symbolique et par l’utilisation du verbe « marteler » l’incident qui va rendre sourd son moi personnage. La présence narrative est perceptible grâce à ce que Genette nomme la paralepse36. Cependant, la présence du verbe « marteler » au milieu du syntagme déstabilise la logique du narrateur et nous replonge dans l’univers tourmenté du personnage.

36 En parlant des altérations propres au mode, Genette commente : « Les deux types d’altération concevables

consistent soit à donner moins d’information qu’il n’est en principe nécessaire, soit à en donner plus qu’il n’est en principe autorisé dans le code de focalisation qui régit l’ensemble. Le premier porte un nom en rhétorique […] il s’agit de l’omission latérale ou paralipse. Le second ne porte pas encore de nom ; nous le baptiserons paralepse, puisqu’il s’agit ici non plus de laisser (-lipse, de leipo) une information que l’on devrait prendre (et donner), mais au contraire de prendre (-lepse, de lambano) et donner une information qu’on devrait laisser. » Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 211-212. (Souligné dans le texte).

Le dernier segment traduit, par la force du contraste visuel entre lumière (narrateur) et obscurité (personnage), l’effort du moi-narrateur de repousser son moi- personnage.

Il y a, donc, dans cette première partie de la nouvelle, une oscillation entre le point de vue du narrateur et celui du personnage.