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TRAJECTOIRES INDIVIDUELLES

1.2.1. L E TERRITOIRE A L ’ ECHELLE LOCALE : UNE APPROCHE SYSTEMIQUE

Les initiatives sociales et solidaires s’ancrent dans un système socio-spatial. Elles interagissent donc avec l’espace, et ses interactions ne demeurent pas qu’une question de localisation. Le concept de territoire nous rappelle que la combinaison des rapports sociaux et spatiaux a des effets. Encore faut-il s’entendre sur ces différentes notions.

1.2.1.1.L

ES INITIATIVES SOCIALES ET SOLIDAIRES S

INSCRIVENT DANS L

ESPACE

L’espace est un concept géographique complexe, il revêt deux aspects essentiels :

• L’espace fait d’abord le lien entre des réalités distantes : il s’agit d’un système multidimensionnel au sein duquel se positionnent différents objets, par un jeu d’agencements variables.

• Il est également un objet social doté d’une dimension spatiale : « Une réalité spatiale est souvent hybride, à la fois matérielle, immatérielle et idéelle. » (Dictionnaire de La Géographie et de L’espace Des Sociétés 2003)

L’espace peut également être expliqué à travers trois systèmes de référence14 : par la localisation (en rapport à des coordonnées), dans une échelle individuelle (tel que chacun le vit ou se le représente), ou enfin, en agrégeant ces systèmes individuels pour donner un ensemble hétérogène et lieu de nombreuses interactions. S’intéresser à la spatialité, c’est donc s’attacher à la position des individus et des groupes par rapport aux autres, à leurs interdépendances et leurs pratiques sociales. L’étude de la spatialité est notre porte d’entrée dans ce travail.

La notion d’espace n’a pas d’intérêt en soi, ne pouvant « être utilisé qu’accompagnée d’un adjectif qui en précise le sens » (Chombart de Lauwe 1976). Parmi les différentes notions, celles d’espace vécu et d’espace social comme composantes majeures du concept territorial retiennent notre attention. Les trois termes sont par ailleurs très proches, « ce que nous définissons « espace social » est très souvent dénommé maintenant « territoire » » (Frémont 2009b). De même, « nous appelons « espace de vie » (on pourrait aussi bien dire « territoire ») l’ensemble des lieux fréquentés habituellement par un individu ou par un groupe, et « espace vécu » cet ensemble de fréquentations localisées ainsi que les représentations qui en sont faites, les valeurs psychologiques qui y sont attachées. Nous appelons

Amélie Lefebvre Chapitre 1 « espace social » l’association des lieux de fréquentation ainsi que les rapports et les usages sociaux qui accompagnent ces fréquentations » (Frémont 2009b).

1.2.1.2.

L

E TERRITOIRE

:

UN CONCEPT FOISONNANT ET UNE CONSTRUCTION SOCIALE

La notion de territoire paraît cependant plus polysémique que celle d’espace. Armand Frémont note la richesse du mot « territoire », en soulignant qu’il « s’impose sur « espace » parce que celui-ci offrait une vue trop plate de la réalité géographique, une représentation abstraite avec laquelle chaque discipline selon son orientation pouvait jouer » (Frémont 2009a). Au contraire, le territoire permet d’intégrer, de manière plus ou moins forte, des limites, des équilibres, des cohérences, des identités, des représentations, des associations, des communautés, « le tout dans un espace dûment localisé, en continuité, en archipel ou en réseau » (ibid..).

Le territoire est un objet géographique et une construction : rien n’est donc acquis ou prédéterminé, il s’agit du fruit de trajectoires en perpétuelle (re)constructions. Le territoire est donc un objet géographique vivant. L’histoire, la mémoire collective y ont toute leur importance : elles constituent la trace de ce qui a été vécu et imprègnent l’espace de son héritage. La construction spatiale est inéluctablement liée au temps. « A chaque placement dans l’espace correspond une position dans le temps, dans un présent particulier, dans un instant singulier de la durée. » (Di Méo 2014).

Ce sont les hommes et leurs organisations qui font vivre le territoire et qui sont les ouvriers de cette construction. Ainsi, comme « il n’existe pas de vide, d’espace neutre, d’institutions sages, de sujets soumis » (Sansot 1976), le territoire est teinté, coloré par les hommes, leurs vécus et leurs intentionnalités. Il « témoigne d’une appropriation économique, idéologique et politique (sociale donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité » (Di Méo 1998). A ce titre, le territoire peut être objet de tensions, d’accaparement, de prédations… et donc de conflits. Il est le théâtre de jeux de pouvoirs qui résultent de la coexistence d’acteurs aux intérêts multiples. Le territoire est « une forme spatiale de la société » (Di Méo 2012).

A la manière d’une contrepartie, le territoire devient une composante identitaire du groupe qui le façonne. Bernard Pecqueur et Hervé Gumuchian parlent d’un territoire comme créateur d’un « code génétique local » (Pecqueur and Gumuchian 2007). Le territoire est donc source de différents rapports d’appartenance de la part des individus, et peut être par exemple au cœur de dynamiques de patrimonialisation de la part de ses habitants.

La définition du territoire ainsi posée montre des convergences très fortes avec les initiatives sociales et solidaires telles que nous les avons esquissées dans le premier point. Le territoire devient ainsi un paramètre des initiatives portées par les habitants. Nous pouvons dès lors pressentir que les initiatives

Amélie Lefebvre Chapitre 1 sociales et solidaires telles que nous les identifions vont prendre part à la construction territoriale, selon des modalités qu’il reste à explorer.

1.2.1.3.L

E LOCAL

,

ECHELLE DE LA VIE SOCIALE

Le local est une référence incontournable dans de nombreux discours, même dans les écrits scientifiques. « Étymologiquement, le local renvoie à un rapport au lieu et dans cette acceptation à la valeur cognitive assez faible, est local tout ce qui peut être, à un moment ou à un autre, localisé. » (Banos, Candau, and Baud 2009). Ces mêmes auteurs rapportent les idées de Michel Lussault (2003) selon qui « le local est consubstantiellement l’échelle du territoire ». De prime abord, est donc local tout ce qui a été énoncé dans un endroit (« ici ») à un moment donné.

Ensuite, « le local, plus petite échelle sociétale qui étalonne un axe qui court jusqu’au global, mais plus petite échelle dont la taille est relative aux objets spatiaux précis que l’on considère (le local, comme le global ne sont pas les mêmes partout), devient une notion attentive tant à l’organisation d’un espace qu’aux caractères de ce qu’il embrasse » (Dictionnaire de La Géographie et de L’espace Des Sociétés 2003). Étudier le local nous rapproche de l’action des individus, étant « l’échelle à laquelle l’immense majorité des gens vit et agit » (Roux 2011). C’est ainsi le cadre du quotidien. Le local renvoie à un élément restreint et peut être plus facilement appréhendable, c’est l’« espace de la plus petite échelle caractérisée par l’existence d’une société complète » (Dictionnaire de La Géographie et de L’espace Des Sociétés 2003). Ce niveau d’étude permet d’observer une société dans toutes ses dimensions (historique, sociale, politique, individuelle, spatiale, économique), sans les hiérarchiser. Il désigne un « espace refuge pourvu d’une singularité culturelle et doté d’un mode spécifique d’organisation permettant aux acteurs locaux d’entrer en résistance et de se réapproprier leur environnement » (Banos, Candau, and Baud 2009).

C’est pourquoi l’étude des initiatives sociales et solidaires à l’échelon local prend tout son sens. Le local étant l’espace où les individus ont les ressources pour agir et s’auto-organiser dans la proximité, il nous semble être un cadre d’observation des initiatives recherchées. En revanche, ce choix de travail ne nie pas ce qui n’appartient pas au local, ce qui est en dehors : les initiatives intègrent également ces jeux d’échelles.

- Des initiatives au prisme de différentes échelles

Les actions des individus s’appuient sur l’articulation de différentes échelles. « Il ne peut y avoir de pensée de l’agir politique local sans réflexion sur les conditions globales, le cadre général, les règles du jeu dans lequel il se situe » (Roux 2011). Les acteurs sont habités par des thématiques qui dépassent le contexte local. Si le local est le lieu du possible (Roux 2011) pour ces acteurs, le cadre dans lequel ils pensent leur action ne se trouve pas restreint à cette échelle.

Amélie Lefebvre Chapitre 1 A titre d’exemple, cette articulation local-global s’observe de manière assez directe lorsqu’on s’intéresse à la mise en œuvre des règles et des normes, ainsi que la montée des préoccupations environnementales. « L’internationalisation des échanges rend chaque acteur plus dépendant de décisions qu’il ne contrôle pas et qui sont prises parfois à des milliers de kilomètres de son univers d’action quotidienne » (Pecqueur 1992).

Le croisement des différents jeux d’échelles qui habitent les territoires a fait avancer l’idée d’une galaxie de territoires à Martin Vanier. Il fait ainsi le constat que « nous ne vivons plus de notre temps dans un territoire donné, comme nos grands-parents ou arrière-grands-parents mais une « galaxie de territoires », expression territoriale d’une mobilité généralisée (Vanier 2009). Cette mobilité qui semble justement s’imposer « comme le principe constitutif de nouveaux collectifs, de nouvelles pratiques sociales » (ibid..).

Deux éléments nous paraissent importants dans cette expression de galaxie de territoires :

- D’une part, les territoires semblent se croiser et se chevaucher, en se mêlant parfois. Cela réfute l’idée de l’unicité de l’espace, avec des territoires les uns à côté des autres. L’aménagement du territoire nous présente une réalité tout autre. Les politiques publiques des années 1990 ont notamment impulsé la création de nouveaux territoires porteurs de projets. - D’autre part, la référence à la mobilité nous permet d’introduire la notion de lenteur et de

vitesse. Les territoires s’inscrivent au sein de ces différentiels, combinant lenteur et rapidité au sein des projets et au prisme de différentes échelles. En cela, on est loin de la représentation de microsociétés locales où la vie semblait se dérouler hors du temps.

Enfin, ces territoires au prisme de ces différentes échelles se croisent et s’enchevêtrent. Les limites internes à leur développement sont nombreuses : citons les cadres spatiaux préétablis (il apparaît que les projets d’acteurs institutionnels dépassent rarement les limites administratives) ou les blocages au niveau des comportements, des habitudes de pensées des communautés locales (Glon et Renard 1998). Cependant, « le développement local et la dimension sociale et culturelle de l’analyse géographique permettent de revisiter certaines discontinuités territoriales jugées auparavant incontournables et immuables » (Glon et Renard 1998). Il ne s’agit donc pas de concevoir ces limites comme immuables, mais de prendre en considération ces discontinuités dans l’analyse des initiatives d’acteurs.

- Les tenants d’une étude des initiatives à l’échelle locale

Un écueil serait de confiner l’étude à un localisme, qui réduit le local à la valorisation de rapports marchands – à titre d’exemple la généralisation des zones d’activités au niveau communal est la concrétisation spatiale banalisée de démarches inachevées (Glon, Paris, Renard, 1996). Ceci étant, nous avons démontré que local n’était pas synonyme de « localiste » : l’analyse ne s’enferme pas dans

Amélie Lefebvre Chapitre 1 l’analyse de micro-économies mais prend en compte l’articulation de jeux d’échelles. « Une sociologie de l'identité locale s'impose : comment se décline-t-elle ? Que masque-t-elle ? etc. Curieusement, la question suscite, tant dans l'opinion publique que dans l'administration, un assentiment presque univoque. Au pire, on y voit un travers provincial. De moins en moins. Mais, massivement, le « localisme » est exalté, valorisé, encouragé comme facteur de sociabilité, d'identité sociale, d'entraide, de développement local, comme valeur en soi. » (De La Soudière 2001)

Ainsi, il n’est donc plus désuet d’ancrer nos réflexions à l’échelle locale. Car « si le local n’est pas autonome, si le local est dépendant du centre, il importe de bien admettre que le centre se retrouve dans une situation identique » (Gumuchian et al. 2003). Les apports ont été relevés au fil de la démonstration, citons-en un dernier : « le facteur générateur de relations ne serait plus à proprement parler la proximité physique, mais une alchimie plus complexe, celle de la localité » (Banos, Candau, et Baud 2009). C’est donc à l’échelle locale que se jouent de nombreux rapports sociaux : des jeux de pouvoirs locaux en recomposition jusqu’au vivre-ensemble, qui se vit et se construit à cette échelle (ne restant pas de l’ordre du discours ou du désir) et qui ne pas va de soi (Lescureux 2014).