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L A PRATIQUE DES TRIBUNAUX

Il convient à présent d’analyser quelques arrêts rendus par différentes instances suisses afin d’analyser plus en profondeur certains des critères développés ci-dessus appliqués dans un cas d’espèce. Nous analyserons les critères les plus pertinents à notre sens, en particulier ceux qui apparaissent le plus souvent et posent le plus de problèmes en pratique.

1. Périodicité : doctrine et jurisprudence sur la même longueur d’ondes ?

Pour rappel, nous avons vu qu’une garde alternée ou partagée signifie que les parents se partagent la prise en charge de l’enfant pour des périodes égales, ces périodes étant fixées en jours, en semaines, voire en mois. Il s’agira à présent, de constater si les tribunaux appliquent les taux donnés par la doctrine ou au contraire s’ils s’en écartent.

Dans un arrêt du 16 décembre 2019, rendu par la première Cour d’appel civil de Fribourg, cette dernière rappelle que selon la jurisprudence une situation ou un parent s’occupe des enfants 3 jours par semaine et un weekend (14 jours au total) par mois, et l’autre le reste du temps constitue une garde alternée64. Ainsi, par application de cette définition, la Cour confirme que dans le cas d’espèce, le mode de prise en charge des parents, soit le père ayant les enfants un weekend sur deux (2 ½ jours par quinzaine) et deux soirs par semaine (1 jour par semaine) constituant un total de 9 jours par mois, et la mère ayant les enfants une vingtaine de jours par mois ne constitue pas une garde alternée mais une garde exclusive de la mère avec un large droit de visite pour le père.

Dans un autre arrêt65, la Cour de justice de Genève affirme qu’un droit de visite de 7 jours par mois pour le parent non-gardien ne correspond pas à une garde alternée, il en va de même pour un droit de visite de 8 jours ou de 10 nuits par mois. Dans cet arrêt, ce sont les nuits qui changent la donne. Selon la Cour, sur une période de deux semaines bien que le nombre de journées de prise en charge des enfants par les parents soit égal, sur cette même période, la mère prenait en charge les enfants à raison de douze nuits sur quatorze, ainsi que tous les matins avant l’école.

Dans cet exemple encore, la Cour conclut à une garde exclusive pour la mère avec un large droit de visite pour le père.

Nous remarquons que la jurisprudence des tribunaux ne suit pas exactement la doctrine au sujet du taux de prise en charge par chaque parent. Au regard de la pratique, la modalité de garde la plus rependue en Suisse romande serait la suivante : l’enfant passe un weekend sur deux (du vendredi au dimanche soir), un soir par semaine et la moitié des vacances chez son père, cela

64 Arrêt du Tribunal cantonal de Fribourg, du 16 décembre 2019, 1ère Cour d’appel civil (101 2019 247), consid.

2.2. Le père s’occupant des enfants à un taux d’environ 35-40% estimait que cette prise en charge devait être qualifiée de garde alternée, et il n’avait pas tort si on s’en tient à la doctrine, mais la Cour ne lui a pas donné raison.

65 Arrêt du Tribunal cantonal de Genève, du 15 septembre 2017, arrêt de la Cour de justice (ACJC/1143/2017) consid. 4.1. Litige entre les époux concernant la garde des enfants. Le premier juge avait considéré une garde alternée avec les modalités suivantes : les filles seraient avec leur père une semaine sur deux, à l’exclusion des nuits, soit les jours d’école durant la pause de midi et dès la fin des cours jusqu’à 20h30, un weekend sur deux, du vendredi soir au dimanche, ainsi que durant la moitié des vacances scolaires ; elles seraient sous la garde de leur mère une semaine sur deux, nuits incluses, un weekend sur deux, du vendredi soir au dimanche soir et durant la moitié des vacances scolaires. On constate que les filles ne passaient pas la nuit chez le père durant les semaines où il en avait la garde. La mère critique l’appellation de cette prise en charge comme étant une garde alternée, la Cour lui donne raison.

correspond à un taux de garde de 33%66. Pour les auteurs cités plus haut (cf. supra section A, ch. 2), il s’agirait d’une garde alternée (avec répartition asymétrique), or le juge qualifie (conformément aux jurisprudences citées plus haut) le plus souvent ce partage de garde attribuée à la mère avec un large droit de visite pour le père. Il est assez surprenant de constater que dans la pratique, les tribunaux ne suivent pas la doctrine.

Concernant les alternances (Wechselfrequenz), souvent définies par semaine, doctrine et jurisprudence se rejoignent sur le fait que le critère principal est celui de l’âge de l’enfant. En pratique, la passation de garde se produit de façon hebdomadaire, dès l’entrée de l’enfant à l’école primaire, tous les quatorze jours chez les adolescents, alors qu’avant l’entrée à l’école primaire des changements plus courts sont encouragés67. Dans les modèles de garde alternée, suivant la répartition et l’âge de l’enfant, il peut y avoir jusqu’à douze changements par mois, d’où l’importance d’une bonne coopération entre les parents afin que ces douze passations se passent bien68. CESALLI donne quelques propositions d’alternance en fonction de l’âge de l’enfant : chez le nourrisson par exemple, le « nestcare » ou « bird nesting », c’est-à-dire l’alternance des parents au domicile de l’enfant serait l’idéal ; de 1 à 3 ans, il faut éviter les séparations trop longues, donc idéalement pas plus de 2-3 jours de séparation ; de 6 à 11 ans, la séparation avec un parent peut s’étendre jusqu’à une semaine maximum ; pour les pré-adolescent et pré-adolescent cela peut aller jusqu’à deux semaines69. Il faut garder à l’esprit qu’il s’agit de recommandations qui peuvent, selon les situations, s’avérer compliquées voire impraticables en cas de tensions entre les parents.

2. La situation géographique des domiciles des parents

La distance géographique des logements des père et mère est d’une importance majeure pour l’instauration d’une garde alternée. Ici encore aucune règle légale ne précise concrètement les distances limites. Les tribunaux analysent aux cas par cas, en prenant en compte l’âge de l’enfant qui est un critère essentiel s’agissant de la distance entre les logements et de la durée du trajet que cette distance implique.

Dans un arrêt non publié70, le Tribunal fédéral rejette le recours d’un père qui conteste la garde exclusive en faveur de la mère et demande une garde alternée de leur fille. Bien qu’après la séparation un système de garde alternée avait été mis en place, le Tribunal fédéral soutient qu’elle ne sera plus praticable dès l’entrée de la jeune enfant à l’école primaire. En effet, la mère étant domiciliée dans un quartier genevois, résidence de l’enfant, c’est dans l’école du quartier qu’elle débutera l’école primaire. Le père, quant à lui, était domicilié en France à l’exact opposé géographique de la mère. Notre Haute Cour confirme qu’il n’est pas raisonnable d’imposer tous les jours, deux fois par jour, ceci une semaine sur deux, un trajet de trente minutes à un enfant de quatre ans et demi. Ces trajets constituent une source de fatigue et d’irritation chez un enfant de cet âge. D’autant plus, que les parents avaient une relation conflictuelle.

66 CESALLI, p. 210.

67 SÜNDERHAUF/WIDRIG. P. 894.

68 SÜNDERHAUF, p. 36.

69 CESALLI, p. 216.

70 Arrêt du Tribunal fédéral 5A_66/2019, du 5 novembre 2019.

Le Tribunal fédéral a affirmé qu’une distance géographique importante entre les domiciles des parents rend la garde alternée impossible71. Notre Haute Cour précise qu’une garde partagée n’est pas envisageable, si la distance entre les domiciles des parents est de 100 kilomètres en particulier si l’enfant est en âge scolaire72.

En revanche, dans un arrêt cantonal, la Cour soutient que le fait que les parents ne vivent pas dans la même localité n’empêche pas une garde alternée 73. Dans ce cas, il s’agissait d’une enfant âgée de dix ans. Le trajet entre les localités était d’environ douze minutes en voiture. Il est précisé que l’enfant était déjà habituée à ces trajets et qu’elle avait manifesté le désir de continuer à passer du temps avec chacun de ses parents.

Cependant, si les parents vivent dans deux localités différentes et qu’une autre condition essentielle à l’instauration d’une garde alternée fait défaut, la garde alternée n’est pas envisageable. Pour illustrer cela, nous citerons un arrêt cantonal74 examinant la demande du père pour l’instauration d’une garde alternée. Le père vivait dans une localité suitée à 30 km de celle de la mère, cela impliquait une heure de trajet en voiture et le double en transports publics, ce que la Cour a estimé d’intolérable pour les deux jeunes fillettes encore à l’école obligatoire.

La garde est attribuée à la mère. Ainsi, nous constatons dans cet arrêt, comme dans de nombreux autres, que ce n’est pas le critère de la distance géographique à lui seul qui a penché dans la balance. En effet, dans le cas d’espèce, le père mettait les filles dans un conflit de loyauté en critiquant leur mère, il ne favorisait pas la bonne entente et la bonne coopération avec la mère de ses enfants, mais ce critère ne pouvait pas à lui seul écarter une garde alternée non plus.

Autrement dit, la cour a retenu plusieurs éléments dont, la tendance du père à envenimer les liens entre la mère et les filles, l’éloignement des domiciles des père et mère et enfin une disponibilité plus étendue de la mère à s’occuper personnellement de ses filles.

Parfois un système de garde alternée dans deux pays différents est possible, mais cela demande une organisation accrue et ce système ne perdure en principe pas longtemps. On peut citer un cas helvético-allemand, d’un couple qui choisit la garde alternée strictement égalitaire, l’enfant passait deux semaines à Lausanne et deux semaines en Allemagne. Il fréquentait un centre de petite enfance à raison de quatre demi-journées à Lausanne, en Allemagne il était inscrit cinq journées entières par semaine au jardin d’enfant, ainsi le partage de la garde était de 49%-51%75. Si le système avait fonctionné jusque-là, il en irait différemment dès l’entrée à l’école de l’enfant, soit à l’âge de quatre ans pour la Suisse et six ans pour l’Allemagne.

Les juges analysent de la même façon et avec les mêmes critères, deux domiciles en Suisse ou un en Suisse et l’autre à l’étranger. D’abord, le bien de l’enfant doit être préservé, puis l’âge de l’enfant doit le permettre. Si la garde alternée est impossible dans le cas cité plus haut (mère à Genève et père en France à l’exact opposé géographique), pour des enfants d’environ quatre ans, elle le sera encore moins pour un bébé de deux ans. Par contre, elle serait probablement envisageable pour une adolescente de seize ans qui peut se déplacer toute seule et prendre différents moyens de transports (bus, train, scooter, etc.).

71 BURGAT, N 53.

72 ATF 142 III 502, consid. 2.3. En l’occurrence, la mère voulait quitter le domicile conjugal à Interlaken pour aller vivre à Soleure, la distance entre ces deux villes est d’environ 100 kilomètres en voiture.

73 Arrêt du Tribunal cantonal NE, du 5 septembre 2017, in RJN 2018, p. 167. (Arrêt confirmé par la IIème Cour de droit civil du TF).

74 Arrêt du Tribunal cantonal de Fribourg, du 20 septembre 2017 (Ie Cour d’appel civil), consid. 2.2.

75 BUCHER, jurisprudence, p. 251 ; Arrêt du Tribunal fédéral 5A_1021/2017, du 8 mars 2018/SJ 2018 I p. 437.