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LES QUATRE DIMENSIONS DU MASQUE

A. Présentation de la méthodologie

1. L’observation sur le terrain

Cet outil d’investigation pose des questions. A en croire Maurice Angers, « L'observation en situation est un choix approprié quand le problème de recherche amène à s'intéresser à un groupe restreint d'individus dans le but de connaître certains aspects de leur existence en les regardant vivre. » (Angers, 2009, p.42).

Au cours de nos recherches, l’expérimentation sur le terrain a été très enrichissante, faite en plusieurs étapes de 2014 à 2019, en questionnant des sources plutôt matérielles. Nous sommes d’accord avec Michelle Lessard-Hébert, Gérald Boutin et Gabriel Goyette pour reconnaître que :

« Le chercheur peut comprendre le monde social de l’intérieur parce qu’il partage la condition humaine des sujets qu’il observe. Il est un acteur social et son esprit peut accéder aux perspectives d’autres êtres en vivant les mêmes situations ou les mêmes problèmes qu’eux. » (Lessard-Hébert, Boutin & Goyette, 1997, p. 102).

Selon la méthode de B. Malinowski (op. cit.), il n’y a qu’un seul mode de connaissance des autres : c’est la participation à leur vie qu’il convient d’appeler la technique dite de l’ « observation participante ». Ladite technique est également défendue par Howard S. Becker (1963) avec qui on perçoit la nécessité de :

« très bien connaître le milieu dont on parle, et même si possible à en faire ou à en avoir fait partie. » (Valade & Fillieule (dir.), 1996, p. 483).

Néanmoins pour mieux se protéger de notre propre subjectivité nous avons opté pour la démarche telle qu’elle est développée dans le livre de Antigone Mouchtouris :

L’observation, c’est-à-dire « considérer attentivement une chose en vue de la mieux connaître » (2012, p. 17-19), et d’autre part, nous avons conçu les enquêtes du terrain comme « un arrêt sur image » selon l’expression de cette sociologue dans le même ouvrage. Howard

S. Becker en est l’exemple car il s’est investi dans l’étude de l’écosystème des musiciens de jazz, milieu auquel lui-même a appartenu. Notre cas est similaire parce que les traditions de masques ont rythmé notre existence depuis toujours. Nous travaillons donc sur un terrain

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que nous estimons connaître pour y être né, pour y avoir grandi, travaillé et réalisé des recherches préalables sur les masques en d’autres circonstances.

Les sociétés de masques ont été observées dans leurs comportements, au mieux, par des méthodes d’enregistrements modernes : audio et ou visuel. Nous avons pris part à des festivals, visité des couvents, des locaux de conservation, des collections privées et des musées pour nous rendre à l’évidence du traitement qu’on y fait des masques. Nous avons assisté à des cérémonies rituelles programmées par les sociétés elles-mêmes, mais avons pu négocier aussi la tenue de manifestations en dehors des programmes des couvents sans laisser deviner notre objectif de recherche. Nous nous sommes intéressé à « des situations

sociales circonscrites, examinées de façon intensive avec l’intention d’établir des faits de pratique » (Arborio & Fournier, op. cit). Ceci afin de nous approprier le discours des enquêtés grâce à notre maîtrise.

« Cela conduit à restituer les logiques d’acteurs, à rendre à leurs comportements leur cohérence, à révéler le rapport au monde que chacun manifeste à travers les pratiques observables. »(Ibid.).

Mais nous avions en permanence à l’idée la double défiance qu’appelle l’observation de terrain.

« D’abord face à un empirisme naïf qui supposerait que le réel se « donne » à voir. Obligatoirement immergé dans l’objet de son étude, le chercheur en sociologie est tenté de penser le réel à portée de regard alors qu’il a affaire à des sujets qui parlent, si bien qu’il écoute souvent plus qu’il ne regarde. Il ne voit souvent que ce qu’on le laisse regarder, voire ce qu’on lui montre. Il est prisonnier de lunettes délimitant une netteté sur une profondeur de champ limitée, prisonnier de catégories de perception qui lui sont propres, qui renvoient à son rapport profane à l’objet. Il faut aussi se défier d’un empirisme feint qui afficherait des observations diffuses servant de façade à un essayisme subjectiviste : « je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu… » les doutes sur l’autorité de ma parole, alors qu’en fait « je suis venu, on m’a vu (venir), je n’ai rien vaincu… » sinon mes réticences à livrer ce que je pensais déjà savoir sans m’astreindre à quelque analyse de ces observations. » (Arborio & Fournier, 2005).

Le fait d’être initié à des pratiques de masques nous permet d’avoir relativement les coudées franches quant à l’observation des faits scientifiques de l’intérieur des sociétés secrètes pour les raisons suivantes. L’autochtone non-initié ne fournit au chercheur que des informations qu’il sait lui-même de l’extérieur, pour avoir vu, entendu, côtoyé et déduit. Alors que l’initié est éduqué à ne rien laisser filtrer dans les oreilles du menmun66 ou du

66 Lire "min-mouŋ" ; littéralement personne crue/brute, comparable à un tubercule qui doit passer par la cuisson avant d’être prêt à la consommation.

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kosi67, c’est-à-dire le profane, la personne brute manquant le polissage de l’initiation. Le jour de son initiation, c’est un pacte que signe le nouvel initié en jurant, devant un vodoun et dans les oreilles d’entités invisibles qu’il évitera de faire des profanations du masque, de se livrer à des indiscrétions et de poser tout acte contraire aux usages. C’est un engagement solennel qu’il prend de ne pas fouler le règlement du masque. Et les notables ou devanciers lui disent clairement ceci :

« Tu ne dois jamais révéler aux femmes, aux enfants et aux profanes tout ce que tu vois ici. Si jamais tu dévoiles ce que tu as vu, les fétiches te tueront ; tu auras la vie malheureuse, tu n’auras aucun succès dans tout ce que tu entreprendras, tes femmes, tes enfants seront malheureux et mourront. » (Houkanrin, 1937, p. 10).

On en déduit qu’il peut se poser de problèmes concernant la crédibilité ou la justesse de l’information qu’a reçue un chercheur expatrié, d’une culture spatialement loin des canons de fonctionnement d’un milieu où se mènent ses enquêtes. En approchant son sujet que pendant quelques semaines de séjour, nous doutons qu’un chercheur étranger à une culture puisse comprendre le fait scientifique de l’intérieur. Ça peut être plus compliqué encore dans le vaste domaine du vodoun et des masques béninois en particulier, de ne maîtriser aucune langue du terroir où se mènent ses enquêtes, et de devoir se fier à la traduction d’un intermédiaire qui certainement ne dispose pas de temps matériel suffisant pour l’appropriation de la parole des enquêtés, son décryptage et sa restitution parfaite.

De l’ensemble de nos sources, nous faisons le constat selon lequel, dans bien des régions africaines, la culture des masques offre deux niveaux d’interprétation et de compréhension : ésotérique et exotérique. Marcel Griaule (1952, p. 27-42) l’a remarquablement mis en exergue au sujet des Dogons du Mali et plus tard, Jan Vansina observera le même phénomène avec les Kuba68 de la RDC. Le masque est d’abord la chasse gardée des initiés et en tant que tel, le secret ne se divulgue pas. Cela reste hermétique, du moins incompréhensible pour toute personne étrangère n’appartenant pas au cercle fermé. Ici, pour gravir successivement les échelons supérieurs de connaissance, il faudra bénéficier des passages de témoin du devancier au subalterne (l’initiation continue) et participer régulièrement aux célébrations. La connaissance n’est pas un monolithe. Nul ne la détient en bloc à lui tout seul. Aussi ne se retrouve-t-elle dans aucun manuel. Elle est plutôt orale et partiellement détenue par les membres de la communauté. Bien évidemment, il y a l’aspect

67 Non sachant

68 Les Kuba constituent un ensemble de peuples bantous situés en République Démocratique du Congo (Kasaï-Occidental et Sankourou).

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extérieur et public du masque que tout le monde voit et semble connaître. C’est généralement de ce côté exotérique que les initiés traitent plus librement avec les chercheurs. Il y a donc lieu de comprendre que :

« Les sociétés ne sont jamais ce qu'elles paraissent être. Elles doivent, en conséquence, être considérées à deux niveaux au moins : l'un, superficiel, présente les structures « officielles », si l'on peut dire ; l'autre, profond, permet d'accéder aux rapports réels les plus fondamentaux et aux pratiques révélatrices de la dynamique du système social. Dès l'instant où elle appréhende ces deux niveaux d'organisation et d'expression, et où elle manifeste leur relation, toute science sociale devient critique. C'est seulement ainsi qu'elle peut progresser dans l'ordre de la scientificité. » (Balandier, 1982, p. VII).

Il est vrai que d’une manière générale, G. Balandier parlait des sociétés africaines en pleine colonisation et qu’on pourrait croire que ceci reste une vérité propre à une période. Mais l’assertion n’est pas uniquement symptomatique de la période citée ; elle s’applique aussi de tout temps aux sociétés de masques africaines.