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C ONSTRUCTION DE L ’ OBJET SCIENTIFIQUE

A. Problématique et hypothèses

1. Les apports de la sociologie à la compréhension des masques

Dans notre quête de compréhension de la place du masque dans la société africaine et aussi de son évolution, nous faisons appel à deux courants sociologiques : l’interactionnisme et la dynamique des acteurs. De ces courants, nous allons mobiliser des auteurs et des concepts. Il nous paraît nécessaire d’analyser des phénomènes liés aux regards portés sur les masques et tendre vers une possibilité de rupture avec une certaine lecture ethnologique qui date.

Pour mieux cerner notre sujet de recherche, non seulement nous nous sommes investis dans l’explication de faits sociaux, mais aussi avons-nous compris la nécessité d’analyser la logique d’un certain nombre d’acteurs quant aux valeurs ou croyances qu’ils pourraient défendre. Nous l’avons fait en nous intéressant plus précisément à l’interactionnisme symbolique encore connu sous le nom d’Ecole de Chicago. Nous partageons la pensée selon laquelle la société est une construction produite par les individus et les groupes sociaux qui interagissent en respectant des logiques qui leur sont propres. Ainsi, lorsque la réalité sociale est entendue comme étant la combinaison des effets engendrés par les actions des composantes de la société, la compréhension de la société passe par la quête de ces effets. Le principe d’interaction est l’idée de base et il part du postulat que l’être humain est un produit des interactions entre les individus, entre les croyances et valeurs et des conditions de vie et ses représentations culturelles. Et l’interaction des idées symboliques va davantage nous aider à comprendre ce qui est en train de se passer au niveau des pratiques des masques.

C’est Georg Simmel qui est le premier à parler de l’interaction en développant le concept de la réciprocité, un concept important car il permet d’étudier les conduites humaines, les unes par rapport aux autres. Aussi ce même auteur a-t-il parlé des paradoxes qui se développent du passage d’une forme de vie à l’autre, de la vie traditionnelle à la vie moderne.

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On se demande si l’on n’est pas face à des paradoxes dans le monde africain : entre la tradition ancestrale et des nouvelles aspirations sociales ?

Mais un autre auteur, Georg Mead, peut nous aider à comprendre l’identité sociale qui se forme dans le processus des interactions. La notion de l’intériorisation est très importante et pour lui il n’y a pas de séparation entre l’individu et la société. Le moi ne peut pas exister sans l’autre ; c’est pour cette raison qu’il devient un moi. La théorie de G. Mead a été développée dans son livre : L’esprit le soi et la société (1963) comme incorporation et intériorisation des valeurs d’une époque à l’autre et d’une société par ses propres membres. Dans leurs rapports à autrui se définit un « moi social » qui ne peut pas exister sans l’autre ; c’est pour cela qu’il devient son « moi social comme un miroir », c’est à dire que la personne agit en fonction de la perception de l’autre.

Pour Mead la pensée et le jugement social sont une construction sociale. Le « soi » se développe en fonction de l’autre. Ainsi il a développé le concept d’autrui généralisé. Cette relation est abstraite car l’individu intériorise les règles abstraites de la société qui font de lui un membre à part entière. Son approche peut être mobilisée pour comprendre la vision du monde exprimée par les masques et intégrée par les membres de cette communauté. En mobilisant cette théorie on peut comprendre l’inscription dans la culture du sens anthropologique de la vision exprimée par les masques. Est-ce que cette incorporation ne fait plus la règle dans le contexte africain actuellement ?

Dans notre recherche, nous ferons également référence à d’autres auteurs de ce courant de pensée dont un disciple de Mead nommé Herbert G. Blumer, l’inventeur du concept de l’« interactionnisme symbolique ». « L’aspect essentiel de la société humaine est

l’existence d’une interaction symbolique entre ses membres, c’est-à-dire la possibilité d’ajuster les comportements au moyen de symboles communs (en particulier grâce au langage). » L’auteur explicite la vision et la décline en trois points :

« Les êtres humains agissent envers les choses sur la base des significations que ces choses ont pour eux.

Les significations proviennent de l’interaction des êtres humains entre eux. Les significations ne sont pas données automatiquement ou une fois pour toutes. Leur utilisation requiert à chaque fois, de la part de la personne qui agit, un processus d’interprétation. » (Blumer, 1962, p. 2).

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Dans l’imprégnation et l’incorporation du monde qui passe à travers la communication et le langage il y a des significations à travers les symboles. Ces symboles sont partagés par tous les membres du groupe par le processus de l’intériorisation dans la période de la socialisation. Nous l’appliquons aisément à l’univers des masques béninois où « le symbole signifiant » dont nous serons amené à voir des modèles dans le sous-chapitre consacré à la sociologie des masques peut être plus audible que la parole. Dans son être, autant l’individu de notre espace géographique de recherche donne à comprendre la société et son fonctionnement, autant la compréhension de la société favorise celle de l’individu. Une relation intelligible s’est tissée entre l’individu et la société, si bien qu’individuellement et dans une réciprocité parfaite, les deux sont un indice de compréhension de l’autre. Face à l’explication des faits sociaux que sont les méthodes nouvelles d’exposition des masques, nous nous demandons si nous ne sommes pas à la croisée des théories wébérienne et durkheimienne.

Peut-on parler de la société africaine comme une société sans mouvement/évolution, qui est en train de se reproduire ?

Etudier la place des masques dans la société béninoise à une époque où les enjeux de la diversité culturelle et de la mondialisation battent leur plein, c’est questionner les

« relations existant entre l’évolution de la société et les transformations, [ou encore] entre continuité/flux et discontinuité/rupture » (Mouchtouris, 2017, p. 24). L’auteure nous

rappelle que pour faire une bonne lecture du continuum assez complexe dans la dynamique sociale, et investir au mieux les contours des interactions par la recherche scientifique, l’approche physique d’Aristote peut nous guider. En sociologie de la connaissance, les questionnements relatifs au déplacement des valeurs, les changements sociétaux, le mouvement des logiques sont pertinents pour qui aspire à comprendre l’évolution de l’environnement. Ainsi dans la perspective de diversité culturelle où les propositions de monstrations se diversifient, serions-nous également amenés à analyser les singularités et les similitudes des traditions de masques à l’aune d’autres théories comme l’évolutionnisme (avec Herbet Spencer), le fonctionnalisme (chez Robert King Merton), la sociologie compréhensive (Max Weber) et la théorie des aspirations dans la vie sociale (Paul-Henry Chombart de Lauwe).

A propos des mutations sociales, Georges Balandier (1976), en étudiant l’Afrique urbaine, a vite compris que le continent était en train de se modifier. D’ailleurs l’histoire

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humaine est faite des grands changements dus à l’industrialisation, au déplacement des populations qui ont influencé la modification des visions du monde. Par le terme mutation on comprend un déplacement et encore qu’une chose ancienne a pris un autre aspect, selon la définition donnée par G. Balandier.

Ces mutations prennent avec elles non seulement la dimension technique mais aussi les représentations et les aspirations culturelles d’une communauté. Ces mutations viennent de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. D’une part, c’est sous la pression ou l’influence des pays hégémoniques comme on l’a consté en Afrique avec le colonialisme, ou encore par des réalités techniques prépondérantes comme on le note dans le monde occidental. Parfois cela peut être le produit d’une concomitance de deux paramètres. D’autre part les membres d’une communauté ou d’une société donnée, peuvent trouver que certaines croyances ou expressions métaphysiques n’ont plus de fonctionnalités appropriées dans les pratiques du monde contemporain.

Sommes-nous face à un changement de paradigmes en Afrique ?

En grec paradeigma signifie exemple, modèle. Le mot est composé de para : à côté de, parallèles à, et du terme : deigma : exemple, modèle cadre de référence. Selon Thomas Khun, dans La structure des révolutions scientifiques (2003), le paradigme constitue un ensemble de théories. Alors, dans la quête de compréhension des mutations sociales et leurs effets, ne pourrions-nous pas dire qu’on est en face d’un changement des théories habituelles qui ont toujours gouverné les usages ?

A propos de patrimoine

A partir du moment où les masques sont devenus un patrimoine de l’humanité leur fonctionnalité s’est modifiée. C’est pour cela que nous allons mener cette recherche sur la relation étroite entre le patrimoine culturel et le façonnement de l’identité culturelle et sociale. Nous allons investir les relations qui existent entre les masques comme patrimoine et héritage des ancêtres d’un côté et les représentations culturelles dont ils procèdent, de l’autre côté. Les masques constituent une vision du monde des êtres humains appartenant à une communauté précise. Ceux-ci sont face à une évolution du monde actuel qui entraîne une transformation des conceptions, si bien qu’on peut se demander les relations qui

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pourraient désormais s’établir entre leur communauté d’origine et l’univers. Si pour le monde occidental le patrimoine construit l’identité d’un peuple que pouvons-nous dire pour une communauté ou des ethnies/peuples où le patrimoine s’entremêle avec l’identité. Dans le domaine des sciences sociales, la notion d’identité se distingue par son caractère obscur et polysémique. À partir des années cinquante les chercheurs américains en sciences sociales l’ont utilisée pour définir le sentiment d’appartenance à un groupe donné. L'identité culturelle est définie ainsi par l’anthropologue Ralph Linton :

« Le caractère national de la personnalité et du style de vie qui prévaut dans une société donnée et principalement associé à l'héritage d'une langue commune, d’une histoire, d’une religion et des traditions et d'interactions avec d'autres cultures ». (Linton, 1945).

Dans cette recherche nous allons mettre l’accent sur la relation intime entre identité et patrimoine culturel et cultuel au sens symbolique. C’est un legs venant du passé jusqu’à l’heure actuelle pour le futur ; ainsi la personne qui appartient au présent continue ce que les générations précédentes lui ont laissé comme unique pour la culture du monde. C’est un marquage du temps et le présent se définit aussi par rapport au passé. L’individu citoyen du présent, vivant dans un tel environnement est marqué par un autre apprentissage que celui du scolaire. En effet le patrimoine culturel a un rôle important dans la vie de l’individu. Il l’hérite des ancêtres et se doit de le préserver, car ce patrimoine illustre la vie de la population au sein de la société, que ce soit dans le passé ou dans le présent, et on entend qu’il le fasse également dans futur. Il renferme tous les aspects de la vie quotidienne.

Pour mieux comprendre le patrimoine africain, il faut peut-être s’imaginer la lignée culturelle commune, c’est-à-dire le prendre dans le sens d’un legs, qui aux yeux des ancêtres n’était pas inscrit dans une discontinuité, mais dans une continuité, indivisible des êtres humains et non comme un patrimoine du passé pour être vu.

Avec les masques on est face à des paradoxes : Comment peut-on imaginer une société sans mouvement, sans évolution, sans mutations ? Qui s’occupe de la préservation de ce legs culturel ? Comment continuer le passé avec une vision métaphysique future du monde ? Ou, assiste-t-on à une réelle mutation d’une vision du monde ancestral ? Ici le terme mutation est utilisé au sens de G. Balandier :

« Nous ne parlerons pas de mutation tant que nous restons dans une même structure ; nous réservons ce terme à tout changement qui se définit comme passage d’une structure à une autre, comme bouleversement des ‘systèmes’ ». (Balandier, 1970, p. 16)

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Y a-t-il actuellement autour des masques une mutation culturelle profonde du monde africain et de ses relations avec l’univers ?

Patrimoine et musée

La problématique de la muséification à l’occidentale des objets et plus particulier des masques est récente en Afrique. La notion de musée est associée à la pensée grecque et c’est Aristote le premier à avoir défini le rôle du musée. Dans la bibliothèque15 d’Alexandrie on trouve le lieu ‘muséal’ ayant pour fonction de collectionner, catégoriser, classifier et interpréter les objets. Le musée est un lieu de connaissance, d’éducation et de conservation des biens matériels et du patrimoine immatériel. Ainsi, la question de savoir comment le constituer est très importante.

Le choix du contenu d’un musée dépend de la conception que les contemporains ont du passé et ce qui veulent valoriser pour le futur. Comme l’a noté A. Mouchtouris dans le premier chapitre de l’ouvrage Actualité muséale (2013), selon Bergson il y a un passé utile et inutile. En reprenant ce que Hegel a mis en avant sur les méta-critères, l’individu dans son présent agit en pensant à ce que les autres personnes peuvent aimer qui soit valable pour le futur. Donc la question est posée : que peut-on avoir besoin de conserver du passé de la tradition africaine sans le dénaturer ?

D’autre part, Francesca de Micheli (2013) dans son chapitre de l’ouvrage précédemment cité, parle de fièvre culturelle en ce qui concerne les pays arabes. A notre avis, on ne peut pas dire la même chose pour l’Afrique subsaharienne et particulièrement pour le Bénin où se pose visiblement le problème de manque de moyens financiers, mais pourquoi pas aussi de vision ? Néanmoins les musées prennent une grande importance et font partie de l’évolution et de la modernisation des pays africains.

Le musée est un lieu où on expose ce qu’il est utile de montrer. Mais à qui cela est-il utest-ile ? Pour qui expose-t-on ? Car c’est à ce niveau, dans la population africaine, qu’est-il y a des réticences ou résistances par rapport aux masques. Quoi exposer et comment l’exposer ? Actuellement on note une réaction par rapport à l’ethnologisation. Montrer d’une manière

15 La bibliothèque d’Alexandrie a été construite sur le principe d’Aristote un centre de collection et d’interprétation. C’était un centre de recherche.

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nouvelle au grand public des masques qui sont considérés comme sacrés, cela ne voudra-t-il pas dire que dans quelques années voudra-t-ils n’auront plus du tout la même signification ? Quelle interprétation va être donnée aux masques ?

En effet l’institution muséale africaine n’a pas encore étudié son histoire surtout la tradition immatérielle ancestrale. D’où les préoccupations majeures qu’ont les personnes qui doivent exposer des masques avec le risque de perdre leurs significations ? D’autre part on peut exprimer une peur à propos de la consommation touristique qui se développe en Afrique. Arrivera-t-on à un point où l’on va exposer les objets selon les gouts du marketing mondialisé ? Ce sont des vrais enjeux de patrimonialisation en Afrique et plus spécifiquement concernant les masques, avec la pesanteur bien particulière qu’ils peuvent avoir tant au niveau anthropologique esthétique que métaphysique.

A propos des représentations

Que signifie et comment peut-on utiliser les représentations pour pouvoir comprendre la construction de l’imaginaire africain ? Peut-être que pour chaque peuple les représentations collectives fonctionnent de la même manière ; mais lorsqu’il s’agit à la fois de pratiques très anciennes mêlées avec la religion et de dimension métaphysique les choses se compliquent. Le cas paradigmatique des masques témoigne que la dimension symbolique et métaphysique dépasse la simple explication de la compréhension du monde uniquement par la définition des représentations données.

Signalons à cet effet comment certains anthropologues ont parlé des représentations chez les Africains, comme par exemple Lucien Lévy-Bruhl dans son livre L’âme primitive

(1927), qui a divisé les représentations entre le monde dit primitif et la pensée logique des

sociétés modernes. En oubliant que dans la religion chrétienne il y a des objets sacrés et ou des icones sacrées et que des personnes font tout pour avoir un bout du bois de la croix du Christ, ou encore des objets comme le Graal ou des pierres qui sont investis de puissances métaphysiques. Cette dimension s’inscrit dans les relations étroites que l’individu social entretient avec son univers. Tandis que chez Pierre Moscovici le monde des représentations ne se divise pas en deux, pour lui il n’y a pas une coupure entre les deux univers intérieur et extérieur.

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Dans notre cas on pourra plutôt utiliser cette définition comme également une vision du monde. Tout en rejetant ce dont l’anthropologue L. Lévy-Bruhl parle en traitant des sociétés qui auraient une âme primitive, en tant que chercheur nous parlerions plutôt d’une vision du monde et plus particulièrement d’une vision cosmogonique qu’entretient l’être humain avec son univers. Certes c’est une représentation symbolique qui lie l’individu social avec sa communauté et encore plus, lui permet de s’identifier comme un membre d’une communauté spirituelle et religieuse. Il ne s’agit pas de stéréotypes ou des simples images guides ou des lieux commentés par des personnes ordinaires. Avec les masques, il s’agit de déplacements de puissances surnaturelles. Même si l’on utilise un vocabulaire mystique pour le monde occidental, dans l’espace africain, cela est vécu comme une possibilité naturelle. Là, on note la puissance des représentations et plus largement l’imaginaire collectif.

Il s’agit donc des représentations collectives issues des interactions culturelles entre la religion, les mythes et la culture au sens anthropologique en général. Les êtres y sont très attachés car grâce à ces représentations collectives, l’individu social a le sentiment de l’appartenance à une communauté et se définit comme un être social. Il y a une assimilation qui s’effectue durant l’enfance et qui construit une réalité sociale.

Jean-Claude Abric (1994) est allé encore plus loin dans l’interprétation des représentations au niveau de leur propre interaction entre l’individu social et les représentations comme contenu. Pour lui, le processus de cette interaction s’inscrit sur deux dimensions l’objectivation et de l’ancrage.

L’objectivation est le premier processus de l’élaboration des interactions : l’individu social trie des informations en fonction du contexte religieux, contexte culturel au sens large du terme. Là, il va se construire un noyau dur qui correspond au contexte social. Cet élément central résiste le plus au changement. Selon J-C. Abric c’est à partir de ce processus que va se créer l’ancrage. C’est une implantation qui prend corps durant deux étapes : le sens, les représentations sont porteuses de sens de l’objet qu’elles représentent. Le sens est en fonction du contexte donné. Il y a aussi une fonction sociale. Durant ce processus d’élaboration les individus s’inscrivent dans un contexte déjà établi.

Dans notre recherche sur les masques, la prise en compte de cette notion d’ancrage est si capitale pour appréhender d’une part la construction de l’imaginaire religieux africain et aussi l’implication de l’individu à la fois dans la formation de son identité et parallèlement

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dans son jugement/raisonnement ; mais aussi ayant fonction de justification symbolique des conduites. Pour cela que les interrogations naissent sur les transformations de ces conceptions. Quel impact au niveau culturel au sens anthropologique peut avoir le monde contemporain ?

2. L’impossible muséification des masques ou l’intolérance d’un genre de