Chapitre 1 – Définir le e-learning par des notions adjacentes
4.3 L’innovation est-elle toujours pédagogique ?
Alors certes, les nouvelles technologies s’immiscent dans les pratiques pédagogiques, certes il y
a changement, mais y a-t-il un gain pédagogique, une amélioration du confort d’apprentissage,
une chance supplémentaire à l’assimilation ? Si l’innovation se concentre dans la mise en place
d’un l’outil (l’artefact), peut-on parler alors d’innovation pédagogique ? Nous faisons
l’hypothèse que ce n’est pas le cas et qu’il est même dommageable de souscrire à cette idée
43.
En effet, les risques sont plus importants que les bénéfices, si on ne se pose pas les questions de
la stratégie pédagogique à développer : comment transmettre le savoir, comment le public cible
apprend, quelles activités pédagogiques déployer pour contribuer à réussir l’apprentissage,
comment lui donner du sens, comment motiver l’apprenant…
Au regard de ce constat, à priori négatif, se cache une vertu essentielle : celle d’introduire
des questions de fond. L’arrivée des technologies serait donc, à minima, le prétexte idéal
pour se réinterroger (ou s’interroger) sur le rôle du formateur, sur ce que signifie enseigner,
sur les grandes questions liées à « comment l’adulte apprend ? ». C’est déstabilisant,
chronophage, bouleversant, mais il y a sans doute là une vraie opportunité de
professionnaliser le formateur. Car c’est pour atteindre les objectifs de formation que les
technologies, le cas échéant, sont (bien) utilisées : « l’efficience de l’outil se réfère alors aux
42 Nouvel environnement technologique offert à l’élève, environnement caractérisé par l’individualisation de l’apprentissage, le renforcement positif et la vérification immédiate de ses résultats (sous réserve d’objectifs mesurables).
43 Nous développons, page 220, les conditions à réunir pour répondre favorablement à cette interrogation. Sans ces dernières, le risque de désillusion est grand : Marcel Lebrun qualifie ce risque en opposant le « Mirage technologique » au « Virage pédagogique ». Le référentiel de bonnes pratiques de formation ouverte et à distance (dans le processus instrumenter) propose quant à lui la même opposition par les termes « Déterminisme technologique » ou « primat pédagogique ».
méthodes pédagogiques dans lesquelles cet outil prend place et plus loin encore aux objectifs
éducatifs qui les sous-tendent » (Lebrun, 2007).
L’innovation pédagogique s’identifie donc sans doute davantage à un processus (la méthode, la
stratégie, les activités, les modèles…) qu’à un outil ou une technologie ! Elle doit être centrée
sur la proposition d’introduction volontaire d’une pratique nouvelle, en vue d’une meilleure
efficacité d’apprentissage. Ce doit donc être une démarche intentionnelle, stratégique, planifiée.
De Ketele (2002) définit l’innovation comme « le surgissement d’un inédit souhaitable et
possible, relativisée par le contexte et ses acteurs ».
En formation professionnelle, le plus souvent, l’innovation s’impose par l’environnement, afin
de répondre à une (ou des) difficulté(s) : public particulier, temps de formation raccourci,
conditions d’apprentissage dégradées, prise en compte défaillante des acquis et/ou des besoins,
urgence de mise en place de la formation… Parfois, des innovations régionales, répondant à des
difficultés spécifiques, font ensuite « école » et dépassent le cadre géographique ou contexte
conjoncturel originels (exemple de la formation à distance au Canada ou dans d’autres contrées
pour répondre à de difficiles conditions climatiques, aux difficultés de transport, à l’isolement).
Dans le contexte de la formation professionnelle continue, les raisons d’innover sont légion. Les
contraintes, enjeux ou ambitions (selon que l’on soit financeur, prescripteur, formateur,
apprenant…) sont chaque jour bouleversés – les règles du jeu (financement, droit,
accréditation…) sont régulièrement remises en question.
Depuis 2012, l’université britannique en ligne The Open University publie chaque fin d’année
un rapport sur les pédagogies innovantes, recoupant les pratiques, les technologies et les
recherches les plus en pointe dans le milieu de l’éducation. Ainsi, les auteurs du rapport proposent
annuellement une liste de 10 innovations pédagogiques appelées à se développer à court ou
moyen terme. À leur date de révélation, certaines de ces innovations sont très théoriques, issues
de la recherche, d’autres sont encore confidentielles, la plupart concernent l’université ou le
secondaire mais pourraient bien un jour irriguer la pratique de tous les enseignants, y compris
(surtout ?) les formateurs d’adultes.
Les trois derniers rapports (2016, 2015, 2014) sont décrits en annexe 8.
Ces listes nous livrent deux enseignements sur l’innovation :
L’innovation est valorisée au travers de l’usage des outils technologiques, dans certains
cas, mais à la condition expresse que ces outils soient intégrés dans un dispositif plus
large.
Nombre d’innovations ne s’appuient que très parcellairement sur la technologie (pour
5 Le prisme des « règles du jeu »
éfinir consensuellement la notion de e-learning ne suffit
pas à rendre éligible une action de formation aux
exigences dictées par la loi (code du travail). Innovantes,
les approches digitalisées interrogent le cadre juridique de la
formation professionnelle. Latentes depuis les débuts de la FOAD,
les questions juridiques sont devenues plus aigües au fur et à mesure
de l’essor des potentialités numériques et de l’accroissement d’une
demande de formations moins formatées, dans le prolongement de
la loi de 2014 et du plan « 500 000 formations pour les demandeurs d’emploi » lancé en 2015.
Et si la modalité est définie, si elle doit se mettre en œuvre concrètement auprès des publics
concernés par la formation professionnelle continue, si l’entreprise ou d’autres financeurs veulent
la considérer comme une modalité de formation comme une autre – et donc imputer leurs deniers
à sa mise en œuvre – il faut un acte national incontestable.
En 2001, suite à la conférence de Chasseneuil, la DGEFP (Délégation Générale à l’Emploi et à
la Formation Professionnelle) s’appuie largement sur cette définition pour préciser les
obligations des prestataires de formation, afin qu’une FOAD soit considérée (légalement) comme
une formation reconnue
44. Cet acte administratif et juridique inscrit (enfin) la modalité
pédagogique dans le champ des prestations éligibles aux financements traditionnels de la
formation professionnelle (cf. détails en annexe 6).
La réforme de la formation professionnelle de 2015
45encadre de nouveaux critères légaux afin
de rendre éligibles et imputables au plan de formation des entreprises les actions de FOAD. Parmi
ceux-ci, notons l’exigence d’un programme préétabli qui en fonction d’objectifs déterminés
identifie le niveau de connaissances préalables requis pour suivre la formation, les moyens
pédagogiques, techniques et d’encadrement mis en œuvre et les moyens permettant de suivre son
exécution, d’en apprécier les résultats. La loi précise que la formation peut être séquentielle et
qu’elle peut s’effectuer tout ou partie à distance, le cas échéant en dehors de la présence des
personnes chargées de l’encadrement. Dans ce cas, le programme devra, en outre, fixer la nature
des travaux demandés à l’apprenant et le temps estimé nécessaire pour les réaliser. Les modalités
de suivi et d’évaluation, tout comme les moyens d’organisation, d’accompagnement et
d’assistance (pédagogique et technique) devront être définis. Cette dernière réforme, en spécifant
44 Circulaire DGEFP n°2001/22 du 20 juillet 2001 relative aux formations ouvertes et/ou à distance « FOAD ». La circulaire du 20 juillet 2001, rédigée alors qu’aucun texte légal n’encadrait la FOAD, apparaît désormais caduque puisque la loi du 5 mars 2014 inscrit désormais la FOAD dans le Code du travail. L’objectif de cette circulaire était “de préciser les obligations des prestataires de formation et l’imputabilité des dépenses sur l’obligation de participation des employeurs, dans le cas de mise en œuvre de FOAD” dans le but d’encourager ces modalités, pédagogiquement performantes et de les dissocier de la simple cession de cours en ligne qui ne peut être considérée comme une action de formation.
45 La loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 "relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale" a été définitivement adoptée par le Parlement le 27 Février 2014 et publiée au journal officiel du 6 mars 2014.
les conditions et exigences de la reconnaissance, doit participer à rendre le e-learning encore plus
légitime, à le considérer comme l’une des voies de formation professionnelle.
En août 2014, le décret FOAD offrait de nouvelles opportunités de mise en œuvre (cf. annexe 9).
L’ANI du 14 décembre 2013 posait déjà le principe de faire évoluer plus largement la définition
de l’action de formation. C’est par exemple avec la même volonté d’ouvrir la formation à d’autres
modalités que le « stage » que la Formation En Situation de Travail (FEST – expérimentation en
région depuis 2015)
Comme toute formation (et sans doute bien plus que les autres), le e-learning doit se conformer
aux exigences qualité que les OPCA ont finalisé, fin 2016, en définissant une liste d’indicateurs
et d’éléments de preuves obligatoires, permettant de vérifier l'application par les organismes de
formation, des modalités de qualité fixés par le décret du 30 juin 2015.
En conclusion, les questions de fond qui se posent sont les suivantes :
Qu’est-ce qu’une action de formation à l’heure du numérique ? Les critères antérieurs
restent-ils opérants ?
À quel point l’intervention humaine est-elle constitutive de la formation ?
Quelles modalités de financement et de contrôle ?
En réponse, le code du travail appréhende les actions de formation sous trois angles différents :
leur typologie (art L6313-1), leur finalité (art L6311-1) et leurs modalités de réalisation (art
L6353-1). Les débats – légitimes – se focalisent autour de l’ampleur requise de l’intervention
humaine (la médiation) et sur les certifications (une présence à l’examen ayant toujours une
valeur juridique, lié aux difficultés d’authentification).
6 Le e-learning en question
l s’agit ici d’apporter quelques éléments critiques sur le e-learning, parfois relayés par
certains acteurs pour justifier d’une non-utilisation et d’aborder quelques garde-fous pour
des usages ou des publics nécessitant des précautions particulières. À l’instar de Ardouin
(2013), qui, à partir du slogan « la réponse est formation… mais quelle était la question ?
46»,
soulignait l’impériosité du besoin d’analyse du problème (que parfois la formation peut aider à
résoudre), rien ne serait plus aventureux que d’affirmer « la réponse est e-learning… mais quelle
était le besoin ? ». La modalité doit en effet répondre à des besoins individuels (contraintes de
l’apprenant) et collectifs (contraintes de l’entreprise, de la société) et les activités pédagogiques
proposées réfléchies et en adéquation avec les objectifs fixés. Le e-learning ne s’impose pas
parce qu’il est, il se justifie par les qualités de son développement.
En 2012, Cristol énumérait sur son blog « apprendre autrement
47» les vingt raisons expliquant
pourquoi, selon lui, le e-learning ne marche pas :
1. Les password et login rebutent les utilisateurs
2. Les ressources proposées sont de qualités inégales
3. Les produits sur étagère n’apportent pas toujours de plus-value significative
4. Les produits e-learning se périment vite
5. Les réseaux et terminaux ne sont pas au niveau des solutions proposées
6. Les ressources proposées sont fermées et peu accessibles
7. Les dispositifs proposés sont trop complexes à maîtriser pour une variété d’acteurs
8. Les apprenants ne persistent pas dans l’apprentissage, ils ne sont pas autonomes
9. Les formateurs, ingénieurs ou conseillers formation ne proposent pas l’offre. Ils
choisissent de promouvoir des solutions qu’ils maitrisent
10.Les innovateurs isolés s’épuisent dans des environnements peu porteurs
11.Le niveau de compétence pédagogique demandé aux organisateurs de formations est plus
élevé que leurs compétences actuelles
12.Les premiers à s’intéresser aux projets sont les informaticiens plus que les pédagogues,
la pédagogie se trouve moins pris en compte
13.Il existe des craintes tant du côté des apprenants que de celui des personnes mettant en
œuvre la formation
14.La communication sur les propositions pédagogiques est peu claire
15.Il n’existe pas de gouvernance spécifique pour un déploiement
16.Les formats pédagogiques proposés souffrent du « syndrome diligence » (C’est le cas du
cours magistral que l’on se contente de filmer et de mettre en ligne sans adaptation)
46 La citation s’inspire de celle de Woody Allen : « la réponse est oui, mais quelle était la question ? ».
47http://4cristol.over-blog.com/article-pourquoi-le-e-learning-ne-marche-pas-110665191.html.
17.Les dirigeants s’embarrassent peu d’innovation, ils vont à l’essentiel et aux solutions
qu’ils connaissent
18.Le tutorat en ligne laisse l'apprenant isolé
19.Les apprenants ont besoin d'une émotion absente en ligne
20.Les produits e-learning sont longs et couteux à développer
Il ne s’agit pas ici de chercher une réponse à tous ces défauts (la liste est reproduite in extenso,
même si certains items nous semblent être discutables), mais de cerner les conditions d’exercice
propices aux critiques citées pour les corriger.
Les modalités du e-learning évoluent. Il est toutefois important de bien apprécier toutes les
conséquences possibles d’une telle évolution, dont les points positifs, nombreux, ne doivent pas
dissimuler certains risques. Parmi ceux-ci, l’IGAS
48relève :
Le risque de fracture digitale dans l’accès à la formation (garantir que le e-learning
bénéficie à tous) ;
L’érosion des frontières entre travail, formation et vie privée. En matière de formation
comme en matière de travail, le numérique conduit à une dilution des frontières, entre
formation initiale et formation professionnelle continue, entre travail et formation et entre
formation professionnelle et autoformation sur le temps privé. Le e-learning est
susceptible à terme de poser des questions en lien avec le droit à la déconnexion.
Pour circonscrire les arguments en faveur du e-learning, il convient sans doute de s’intéresser
aux critiques qui lui sont faites, objectives ou subjectives. Les représentations, les expériences
(heureuses ou malheureuses), les espoirs raisonnables ou irraisonnables déterminent des points
de vue tranchés, souvent emportés par l’enthousiasme ou le rejet.
Pour les militants du e-learning (favorables ou défavorables), la question de sa performance est
centrale. Différentes études
49montrent que le taux d’abandon à distance est supérieur à celui des
apprenants en présentiel. Parallèlement, plusieurs auteurs
50affirment que l’influence des
technologies sur l’apprentissage est nulle (« No Significant Difference », ou en français « pas de
différence significative »). Néanmoins, d’autres études, nombreuses, notamment les
méta-analyses portant sur plusieurs centaines de recherches
51montrent que les technologies sous
différentes formes ont des effets positifs sur l’apprentissage. Cette dissonance s’explique sans
doute par le fait que, comme nous l’avons montré au début de ce chapitre, le e-learning est
protéiforme.
48 Inspection générale des affaires sociales. Rapport « la transformation digitale de la formation professionnelle continue » - mars 2017.
49 Carr, 2000 ; Diaz, 2000, 2002 ; Easterday, 1997 ; Roblyer, 1999 – cité dans le numéro 12 de Savoirs (à quoi sert la formation en entreprise), Le e-learning est-il efficace ? Une analyse de la littérature anglo-saxonne.
50 Clark, 1983, 1985, 1994 ; Gagné et al., 1992 ; Joy, Garcia, 2000 – cité dans le numéro 12 de Savoirs (à quoi sert la formation en entreprise), Le e-learning est-il efficace ? Une analyse de la littérature anglo-saxonne.
51 Cavanaugh, 2001 ; Cavanaugh & al., 2004 ; Clark, 1985 ; Liao & Bright, 1991 ; Lipsey & Wilson, 1993 ; Waxman & al., 2003 – cité dans le numéro 12 de Savoirs (à quoi sert la formation en entreprise), Le e-learning est-il efficace ? Une analyse de la littérature anglo-saxonne.