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Jean MICHEL

4. L'INGÉNIEUR, ENTRE INFORMATION ET FORMATION

Comment repenser le problème de la formation des ingénieurs dans le contexte de sociétés "postindustrielles", marquées par une mondialisation des économies, par une élévation incontestable du niveau de savoir et de curiosité des jeunes générations, par une imbrication accrues des diverses forces productives ? Peut-on inventer de nouvelles modalités de formation qui prennent mieux en compte l'accès de plus en plus généralisé à l'infor- mation et l’ouverture sur le monde? Quels partenaires, quelles structures, quels réseaux de compétence peuvent intervenir dans une transformation profonde des modalités de formation des ingénieurs ?

Comparée à celle qui prévalait au milieu du XIXème siècle, la situation ac- tuelle se caractérise surtout par une émergence de l'information et de la communication dans tous les aspects de la vie individuelle et profession- nelle. Pour l'ingénieur cette réalité est de plus en plus au coeur même de sa pratique, puisqu'au fond ce professionnel n'est qu'une courroie de transmis- sion entre les poseurs de problèmes (la société, l'industrie, le grand public, le politique,...) et les réalisateurs de solutions, les constructeurs techniques, les fabricants et diffuseurs de produits. L'ingénieur, qu'il soit chercheur- inventeur, maître d'ouvrage, maître d'œuvre, technico-commercial, directeur de société, inspecteur,...est au carrefour de l'échange et de la transformation des informations spécialisées de toutes natures. L'ingénieur ne fabrique pas lui même les produits qu'il procure, par contre il gère des systèmes d'infor- mations à caractère décisionnel qui permettent d'apporter une réponse aux besoins exprimés. L'ingénieur navigue en permanence dans l'information, il transforme cette information, il fait des plans et des projets qui ne sont que

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des concrétisations informationnelles à un moment donné. Il véhicule aussi l'information, vend son projet, cherche à convaincre d'autres partenaires ou décideurs. Il est à cet égard symptomatique d'observer et d'écouter des groupes d'ingénieurs dans des transports en commun (train ou avion) : l'échange d'informations y est dense et intense et l'on sent bien que sans ce partage de l'information, l'ingénieur ne pourrait pas exercer son métier. À un niveau plus macroscopique, il est évident que les systèmes d'informa- tion spécialisée deviennent de plus en plus puissants et incontournables. Des bases et banques de données aux systèmes experts, en passant par les chaînes informatisées de CAO, CFAO, XAO,..., par les flux trans-frontières de données ou encore par les normes ou les brevets, toute l'activité des en- treprises et des ingénieurs s'inscrit dans une perspective de développement des ressources informationnelles, véritable fer de lance de l'industrie et des services modernes.

D'ailleurs, il est important de souligner que cette information "profession- nelle" (scientifique, technique, économique,...) n'est pas la seule en jeu dans "l'entreprise du troisième type" : il faut désormais prendre en compte la lé- gitime capacité d'expression de l'ensemble des salariés (cercles de qualité, groupes de progrès,...), le dialogue indispensable avec des partenaires de cultures techniques ou géographiques différentes, la communication sociale avec le grand public, etc...

Dans ce contexte et dans ces conditions, la question de la formation des in- génieurs prend un tout autre relief et ne peut pas se limiter au seul transfert d'une "boîte" de connaissances figées. Si au milieu du XIXème siècle, il était évident que le rôle de l'établissement de formation était de permettre un accès à des données techniques peu répandues dans la société, il n'en est plus de même aujourd'hui puisque tout un chacun est désormais en mesure (dans les pays du Nord, en tout cas) d'accéder à n'importe quel élément de savoir, à n'importe quelle information, y compris aux données disponibles à l'autre bout de la planète et à des renseignements quasiment confidentiels. De façon schématique et volontairement provocante, on pourrait affirmer qu'il n'y a plus nécessité aujourd'hui, de s'appuyer sur des Écoles ou des Universités pour former des ingénieurs. Ou plus exactement, il n'est plus nécessaire de concentrer géographiquement des étudiants en un lieu précis, pour suivre des enseignements et accéder à des connaissances aisément transférables. Ou encore, si l'École d'ingénieur a encore un sens, pour quelle fonction et pour quel service l'a-t-elle : dispenser ce qui est aisément acces- sible de n'importe quel point de la planète, établir des liaisons entre des connaissances éparpillées et contradictoires, créer une vie culturelle spécifi- que, contribuer à la stimulation de la production et du transfert des savoirs ? Mais quel est donc, en 1992, le rôle juste nécessaire d'une École d'ingé- nieurs ?

Au fond n'est-il pas temps de mieux distinguer ce qui relève de la transmis- sion des données ou informations constitutives des savoirs, de ce qui a trait

à la consolidation des connaissances et à la préparation des futurs ingé- nieurs à la maîtrise des méthodologies de l'action efficace.

Il est désormais impératif d'amener des étudiants futurs ingénieurs à savoir maîtriser leurs propres systèmes d'accès à l'information et à la connaissance. Dans ces conditions la fréquentation des bibliothèques et des centres de do- cumentation, la consultation des bases et banques de données, la lecture critique de nombreux ouvrages et articles, français ou étrangers doivent constituer la première étape de toute formation d'ingénieurs. Cela doit rem- placer, sans la moindre hésitation, plus de 50% des cours de premier cycle et un grand nombre d'enseignements ultérieurs qui, en fait, ne sont que des compilations d'informations. De telles ressources informationnelles et péda- gogiques peuvent provenir de diverses origines et la formation des ingé- nieurs doit inciter les étudiants à naviguer dans cet hyper-espace de l'infor- mation. Les moyens classiques que constituent les livres, les revues, la litté- rature grise, sont bien entendu à privilégier en priorité. Mais désormais les CD-ROM, les bases et banques de données, les vidéodisques, les satellites et les formations dispensées à distance constituent autant d'alternatives effi- caces pour l'accès à l'information et à la connaissance. Les contacts en mi- lieu industriel, les échanges avec des partenaires étrangers, le travail avec des techniciens ou avec des spécialistes d'autres disciplines, le développe- ment des activités culturelles extra-scolaires fournissent également autant d'occasions nouvelles aux étudiants d'enrichir leurs propres bases de don- nées personnelles.

Un cursus de formation d'ingénieur doit pour l'essentiel consister en un dis- positif organisé, guidé, mais personnalisé d'accès aux informations ou connaissances pertinentes. A côté de la stricte fourniture des modalités d'ac- cès aux ressources informationnelles, l'École d'ingénieurs doit mettre en place les procédures permettant de consolider les savoirs en constitution (travaux pratiques, projets, échanges pédagogiques,...) et de contrôler les résultats des étudiants eu égard aux objectifs assignés.