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B. L’espace organisationnel à l’épreuve du temps

2. L’historicité de l’espace

Le rapport de l’espace au temps ne s’arrête pas à la double constatation qu’au moment de sa conception, un espace organisationnel s’ancre dans un moment de l’histoire de l’organisation qu’il abrite, et qu’il est envisagé de façon à permettre la bonne conduite du management qu’elle entend pratiquer à cet instant. Nous allons voir dans cette sous-partie qu’en fait la conception d’un nouvel espace ne part pas nécessairement d’une page blanche (Lautier, 1999) et que, par ailleurs, une fois concrétisé, cet espace, du fait de sa matérialité, sera difficile à transformer. Ses aménagements vont perdurer, parfois bien au-delà de leur usage, en laissant dans l’espace des traces du passé.

Certains agencements spatiaux, parce qu’ils ont su s’imposer dans le temps en offrant un cadre efficace pour la mise en place d’actions souhaitées, peuvent devenir de véritables modèles et se retrouver reproduits quasi à l’identique dans d’autres localisations : c’est le cas des aéroports notamment, qui se ressembleront tous de façon frappante, quel que soit le pays où ils se trouvent (Augé, 1992). Erigées ainsi en normes, ces installations s’imposent comme des institutions, et parce qu’elles sont connues et éprouvées, elles rassureront ceux qui s’en inspireront en leur évitant de s’en remettre à un aménagement inconnu dont les effets seront moins prévisibles (Lautier, 1999). En ce sens, dans un nouvel espace organisationnel, nous pourrons retrouver d’anciennes installations, plus ou moins reproduites fidèlement.

Puis, une fois devenu un espace construit, les installations vont perdurer dans le temps, en ne laissant que très peu de possibilités de changements, même si certains matériaux tels que les panneaux mobiles tentent de contrer cette absence de souplesse, ils ne se substituent que très imparfaitement aux murs construits en maçonnerie traditionnelle. Ainsi, au fil des années, les aménagements les plus inamovibles vont demeurer tels quels, en dépit de leur éventuelle obsolescence, ou des évolutions du management (Lautier, 1999). Prenons comme exemple les vestiaires pour le personnel que nous trouvions dans les organisations au début du XXe siècle : il était alors d’usage pour les employés de laisser leurs effets personnels (sacs, manteau, etc.) dans des casiers individuels pour ressortir de ce lieu vêtus de la blouse de travail imposée. Une fois cette pratique tombée en désuétude, la salle des vestiaires perdait sa raison d’être initiale, pour autant sa matérialité subsistait. Comme le synthétise Henri Lefebvre : « le passé a laissé ses traces, ses inscriptions, écritures du temps. Mais cet espace est toujours, aujourd’hui comme jadis, un espace présent, donné comme un tout actuel » (Lefebvre, 1974 : 47).

Dans un contexte organisationnel, ces « traces » – que François Lautier nomme les « viscosités de l’espace » (1999 : 6) – sont donc ce que d’anciennes décisions (ou des usages désormais abandonnés) ont laissé dans l’espace parce que celui-ci n’est pas aussi facilement réformable que le management (Lautier, 1999).

Toutefois, il ne faut pas en conclure trop vite que ces viscosités vont nécessairement donner lieu à des espaces abandonnés, vides de sens, car en existant spatialement – et même si elles ont été déconnectées de leur mission originelle – ces viscosités vont faire inévitablement partie de « l’espace déjà-là » (Lussault, 2007 :185) et peut-être qu’alors d’autres actions vont émerger en leur sein, avec un nouveau sens à rattacher au lieu. Pour continuer avec l’exemple des vestiaires, une fois abandonnée, cette salle deviendra un lieu d’archivage, et petit à petit sa fonction première sera oubliée par le personnel. Toutefois, certaines viscosités resteront telles quelles, vides, et il sera alors possible pour l’observateur d’y percevoir les intentions organisationnelles originelles.

Nous avons vu ici que la relation qu’entretient un espace organisationnel avec le temps a plusieurs dimensions. En effet, cet espace est à la fois fait d’agencements passés devenus institutions, le reflet des avancées techniques et managériales de son époque, et porteur d’un cadre normatif supposé propice à la mise en place de l’organisation du travail souhaitée pour le futur. Puis, cet espace va être mis en service et la pratique sociale qui va s’y développer ne sera pas nécessairement celle visée par le cadre initial (ou encore le management va se modifier), mais au fil du temps ces évolutions laisseront sur leur passage des aménagements se vider de leur sens originel. Toutefois, l’espace étant un poste de dépense non-négligeable, ces viscosités seront parfois « recyclées », des ajustements se feront (c’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’être capable de reconstituer l’histoire d’un espace pour prétendre le saisir), alors que d’autres « traces » seront peut-être plus difficiles à reconfigurer (par exemple, la structure même d’un immeuble), et donc plus aisée à retrouver et à « faire parler ». De la même façon, le cadre normatif, puisqu’il est porteur d’intentionnalités, sera lui aussi à interroger : étant donné qu’il doit être suffisamment visible pour inciter à un comportement spatial particulier, il doit par là-même être repérable pour qui le recherche. Qu’est-il capable alors de nous dire du management pratiqué ?

Au terme de ce premier chapitre dont l’objet principal était de définir ce que nous entendions par « espace », nous avons mis en lumière le fait que, mise à la part la métrique, les attributs essentiels de tout espace ne peuvent être pleinement saisis que par l’homme dont l’appréciation sera également nécessaire pour dévoiler ses dimensions imaginaires et culturelles. Puis, nous avons souhaité nous attarder sur le rapport que l’espace entretient avec le temps pour souligner sa nature fondamentalement processuelle : il s’actualise perpétuellement à travers la pratique sociale à l’œuvre en son sein, ces deux éléments engagés ensemble dans une relation dialectique très forte. Enfin, parce que l’espace est également matériel, il va s’ancrer dans une époque dont il figera les avancées technologiques, la façon de travailler et les projections de l’organisation.

Fig.5. le rapport complexe de l’espace au temps (D Minchella)

Dans le chapitre suivant, nous allons nous éloigner de l’espace en tant que tel pour davantage nous intéresser à la relation que l’homme entretient avec lui, et ce, pour plusieurs raisons : en première lieu, parce que tout espace organisationnel est conçu pour être occupé par des hommes, pour leur fournir un cadre pour l’accomplissement de leur travail ; également parce que l’espace tente d’ordonner le comportement spatial ; et enfin parce que l’existence humaine ne peut se penser en dehors de l’espace : être, c’est être nécessairement quelque part. Enfin, puisque notre question de recherche porte sur ce que communique l’espace, il convient alors de s’intéresser aux destinataires de ces messages, et à leur vécu spatial.

Chapitre 2.