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L’homme et l’espace

cafétéria 3 propose un « espace détente » avec un micro-onde, un réfrigérateur

2. Les affordances sociales

lieux qui portent la même dénomination et qui sont originellement dédiés à la détente sur le lieu de travail, nous observons des affordances fort différentes et que celles-ci sont nécessairement le fruit d’arbitrages organisationnels. Ainsi, nous pouvons dire que l’organisation de la cafétéria 1 invite ses salariés à passer du temps dans cet espace où ils pourront s’assoir confortablement, échanger entre eux ou encore lire des magazines : les relations informelles et le bien-être mental de chacun semblent donc être favorisés. Dans l’organisation de la cafétéria 2, la possibilité de déjeuner au bureau est certes proposée, mais cela doit être de façon occasionnelle, ou du moins rapide, cela se comprend par l’absence de siège ou de tabouret. Ce lieu n’est pas un lieu de stationnement, mais un lieu de passage où les relations informelles ne semblent pas avoir leur place outre mesure. L’organisation de la cafétéria 3 ne laisse pas envisager de stationnement dans cet espace : ni table, ni chaise. Il ne s’agit que d’un lieu de transit qui laisse entendre que les salariés n’y viennent que pour acheter quelque collation et partent dans le même mouvement.

Ces trois vues de ce que peut être une cafétéria dans une organisation sont révélatrices au niveau du management dans ce sens où nous constatons que la philosophie de gestion pratiquée par ces trois organisations s’oppose dans l’importance qu’elles accordent à l’échange entre collègues, au temps de la détente, à la qualité de celle-ci, etc.

2. Les affordances sociales

Par affordances sociales, nous visons l’ensemble des possibilités d’interactions sociales que certaines dispositions spatiales permettent (Clark & Uzzell, 2002). Nous allons voir ici que, si les affordances physiques peuvent s’étudier à l’échelle d’un objet et s’étendre à une combinaison d’objets contenus dans une substance spatiale (comme dans les cafétérias qui nous ont servi d’exemples dans la sous- partie précédente) les affordances sociales se considèrent à des échelles bien plus

vastes (Clark & Uzzell, 2002), leurs effets sont mesurables, et le jeu d’actions qu’elles visent est nécessairement plus complexe car il implique la participation de plusieurs êtres humains. Toutefois, si effectivement des relations sociales peuvent éclore et se maintenir par le truchement d’un agencement spatial particulier, cela signifie donc qu’en observant un espace organisationnel, nous pouvons dire si ce dernier a été envisagé pour permettre de telles relations ou pas, et ainsi mieux comprendre les attentes de l’organisation quant au comportement de ses salariés en son sein.

Dans un article récent, Charlotte Clark et David Uzzell entreprennent de mesurer les affordances sociales qu’offrent quatre espaces complexes, de taille et de composition radicalement différentes – la maison, le voisinage, l’école et le centre- ville – en termes d’interactions possibles avec les autres, et en termes de capacité à s’isoler (c’est-à-dire éviter la relation sociale), pour des adolescents (2012). Ainsi, en sélectionnant 539 individus âgés de 11 à 16 ans, et en leur demandant d’évaluer par un chiffre un nombre bien défini d’endroits en fonction de 34 affordances (telles que « pour éviter des gens », « pour être actifs », « pour être bruyants », etc.) il a été possible de déterminer les endroits qui présentaient le plus d’affordances pour les relations sociales, et ceux qui étaient davantage propices au retrait, ceci afin de mieux comprendre les raisons pour lesquelles les adolescents privilégient la fréquentation de certains lieux aux dépens d’autres. Cette recherche est intéressante à signaler car elle met en lumière un élément essentiel (et que Gibson avait également détecté, 1979) : un lieu présente aussi des affordances en fonction des individus qui s’y trouvent, car ces derniers sont également source d’affordances pour qui les observe. Il y a donc deux choses à retenir ici : d’une part, que la disposition spatiale seule ne suffit pas, pour une relation sociale ait lieu il faut au moins un autre individu présent (qui sera de ce fait lui-même source d’affordances), et d’autre part qu’un même espace ne présentera donc pas toujours les mêmes affordances et que, par conséquent, son rythme d’occupation/désertion sera à prendre en compte.

Attachons-nous désormais à aborder les affordances sociales dans les organisations : C’est également pour comprendre l’émergence de relations informelles dans certains espaces organisationnels qu’Anne-Laure Fayard et John Weeks se posent la question : comment la construction sociale d’un environnement physique impacte-t-elle les affordances de ce dit-environnement ? Partant des conclusions contradictoires des études menées sur les relations informelles – certaines mettant en avant la nécessité d’espaces privés, d’autres prônant plutôt la proximité des individus entre eux – les auteurs décident d’étudier les relations qui ont lieu dans le local de la photocopieuse de plusieurs organisations, et par là même les affordances qui permettent ces relations. Bien que dans les organisations sélectionnées pour leur étude, il s’agisse systématiquement de la pièce connue comme étant le « local de la photocopieuse », toutes ne sont pas identiques : elles ne se trouvent pas localisées de la même façon dans l’organisation ; elles ne sont pas accessibles de la même façon (certaines permettent en un coup d’œil de l’extérieur de savoir qui s’y trouve) ; elles ne présentent pas les mêmes services (comme venir y chercher son courrier le matin, par exemple) : et ne sont pas administrées de la même manière (dans une organisation en particulier, faire les photocopies incombe aux secrétaires), et les auteurs d’observer que les discussions informelles ne sont pas les mêmes dans l’ensemble de ces salles.

Rapidement, les auteurs notent que les relations informelles ne sont pas uniquement liées au caractère privé du local ou de la proximité qu’il permet avec d’autres salariés, même si un équilibre entre ces deux caractéristiques est nécessaire. D’autres variables sont à prendre en compte : Les normes culturelles, en désignant ce qui est un comportement acceptable ou non, jouent un rôle décisif dans l’émergence de discussions entre salariés: Est-il convenable et légitime d’être vu dans cette salle en train d’attendre pour faire des photocopies ? Semble-t-il naturel et bienvenu (voire obligatoire) d’engager la conversation avec quelqu’un qui s’y trouve aussi ? Ces considérations sont primordiales selon les auteurs (Fayard & Weeks, 2006 : 12) .

Ainsi, pour voir émerger des relations informelles, un lieu devrait être porteur des affordances suivantes :

Informal relations = propinquity X privacy X social designation

Et les auteurs de reformuler ce principe dans l’article « Who Moved my Cube ? Creating Workspaces that Actually Foster Collaboration » (2011) en nommant ces éléments « les trois P » : Proximity + privacy + permission.

Ces conclusions nous paraissent intéressantes pour deux raisons principales : en premier lieu, elles rappellent l’importance des dimensions culturelles et imaginaires lorsqu’il est question d’étudier un espace social : cela se retrouve nettement dans ce que ces auteurs appellent tantôt « social designation », tantôt « permission ». D’ailleurs, les auteurs en question n’ont pu borner leurs recherches à des observations de terrain, il a été nécessaire pour eux d’interroger des occupants pour véritablement capter ces dimensions à travers le déchiffrage de leur vécu spatial. Ensuite, si nous partons du principe que la théorie de Fayard et Weeks est valide dans son affirmation que les relations informelles naissent de la rencontre « des trois P », dans ce cas, il nous parait possible d’interroger un espace organisationnel en partant des relations informelles qui n’ont pas lieu, et de voir quel(s) P fait/font défaut ? Est-ce l’espace tel qu’il est conçu qui pose problème ? Est-ce la culture qui ne permet pas cette affordance ? Est-ce la combinaison de ces deux éléments ? Nous croyons que cela nécessairement renseigne sur le management en place.

Pour conclure cette partie sur le comportement spatial, nous aimerions retenir l’idée que celui-ci peut être véritablement influencé par les affordances physiques

et sociales contenues dans l’espace, mais que la dimension culturelle de celui-ci entrera également en compte. Toutefois, soulignons là encore que ces dimensions ne sont pas indépendantes les unes des autres : la culture peut aussi se donner à voir dans l’espace : par exemple, n’est-il pas possible de percevoir une « permission » culturelle tacite dans la photographie de la cafétéria 1 avec ces Chesterfield se faisant face autour d’une table basse ? La présence ostensible du tapis oriental limitant le lieu comme un petit salon n’est-elle pas là pour renforcer ce semblant d’hétérotopie du foyer, invitant par là même à un véritable moment de détente et de convivialité « comme à la maison » ? De même que l’exemple de la cafétéria 3 ne révèle-t-il pas une culture organisationnelle réfractaire à l’idée de longues pauses et de discussions informelles avec ses collègues ? Bien sûr, tout cela n’est qu’extrapolations, et il serait plus que nécessaire d’interroger les habitants sur leur vécu dans ces diverses installations pour vérifier nos intuitions, néanmoins nous ne pouvons que noter que ces lieux organisationnels qui portent le même nom (cafétéria ou salle de photocopieuse) et qui ont a priori la même fonction, seront radicalement différents selon l’organisation dans laquelle ils seront (parfois même, selon les salariés à qui ils seront destinés), ce qui démontre bien l’impact de la culture et de la philosophie de gestion dans l’aménagement spatial : Prenons alors le chemin à l’envers et interrogeons-nous sur l’aménagement spatial pour mettre à jour la philosophie de gestion.

Dans ce chapitre consacré à la relation complexe qu’entretiennent les hommes avec l’espace qui les entoure, nous avons eu l’occasion de mettre à jour plusieurs variables spatiales sur lesquelles nous pourrons interroger tout espace organisationnel. Au-delà des mots, cela s’observe dans l’espace : quel intérêt l’organisation porte-t-elle à la santé de ses employés ? A leur confort ? A leur bien- être psychique ? Dans un autre registre, celui de la construction et de l’affirmation de l’identité - enjeu majeur de l’existence humaine qui passe par un marquage et un contrôle du territoire que l’on tient pour sien – quelle tolérance permet cette organisation ? Pourquoi ? Jusqu’où impose-t-elle son control-oriented marking ? Dans quelle mesure la territorialisation sera-t-elle possible pour les salariés ? Encouragée ? Si tel est le cas, avec quelles perspectives managériales ? Seules

l’observation et la récolte de données sur le vécu d’habitants nous permettront de répondre à ces questions, mais indéniablement ces réponses nous éclaireront sur le management pratiqué et, de ce fait, sur la philosophie de gestion portée par l’organisation occupant l’espace étudié.

En abordant le comportement spatial, nous avons évoqué le poids de la dimension culturelle dans l’émergence d’affordances sociales dans certains lieux. Les aménagements spatiaux ne sont pas déconnectés de la culture organisationnelle, et de précieuses indications sur celle-ci sont à trouver dans l’espace : une fois encore, nous relevons une relation dialectique forte entre l’espace et d’autres éléments. Enfin, avec une brève comparaison de trois aménagements de cafétéria d’entreprise à titre purement illustratif, nous avons pu constater que des intentions organisationnelles se donnaient à voir dans l’espace suivant les affordances physiques et sociales qu’elles proposaient – ou pas – à ses occupants, de ce fait il nous paraît maintenant nécessaire de nous placer du côté de l’organisation pour davantage creuser la façon dont celle-ci envisage, conçoit, vit et entend se servir de son espace.

Chapitre. 3