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Dans les années 1980, des organisations ont cherché à encourager l’émergence d’un nouveau profil de collaborateur idéal à travers la valorisation de certaines qualités que nous retrouvons dans la littérature sous le nom de « New Model Worker » (Flecker & Hofbauer, 1998 ; Dale, 2005 ; du Gay, 1996 ; Hancock & Spicer, 2010).

Dans cette sous-partie, nous allons voir comment l’espace organisationnel a été mis à contribution dans cette quête du New Model Worker, et comment son rôle a évolué, de l’instrument qui proscrit au support qui incite. Toutefois, avant cela, il est nécessaire que nous nous penchions sur ce qu’était recherché par le développement du New Model Worker pour mieux comprendre pourquoi et comment l’espace apparaissait comme une ressource clé pour sa mise en place.

Le nombre limité d’articles issus de la littérature à traiter du New Model Worker nous laisse comprendre qu’il reste un sujet encore assez peu développé, toutefois en recoupant les données que ces recherches exposent, il est possible d’extraire les principales caractéristiques de ce phénomène. En premier lieu, nous observons que dans toutes les organisations étudiées dans ces articles, nous retrouvons la même finalité : la mise en place du New Model Worker doit permettre davantage de coordination horizontale, de flexibilité, un partage accru des informations pour une réactivité organisationnelle nettement plus rapide, ce que Warhurst et Thompson qualifient de tournant post-bureaucratique (Warhurst & Thompson,

1998). Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire d’opérer un grand changement à l’échelle du collaborateur, il faut que ce dernier change: désormais, l’obéissance à la hiérarchie et la loyauté seront nettement moins valorisées que d’autres traits démontrant des capacités « entrepreneuriales » (du Gay, 1996 :57) : Les collaborateurs idéaux sont maintenant proactifs, capables de prendre les devants en transcendant le cadre formel de leur poste quand cela est nécessaire pour l’organisation, ils sont créatifs et innovateurs...et au-delà de cela, il faut que ces salariés à l’esprit d’entrepreneur communiquent davantage ensemble (Dale, 2005) : c’est sur ce point précisément que l’espace organisationnel intervient comme un support indispensable.

Fig.15. La mise en place du New Model Worker (D Minchella)

Citons à titre d’illustration, l’organisation que Fayard et Weeks choisissent pour démontrer l’instrumentalisation de l’espace pour la mise en place du New Model Worker : la Scandinavian Airlines (2011). C’est à la fin des années 1980 que cette organisation décide de réaménager son Siège Social avec comme visée l’accroissement des relations informelles pour davantage de collaboration et de transversalité entre les salariés. Outre les nécessaires bureaux et salles de réunion, les dirigeants et architectes missionnés entreprennent la construction d’un nouveau type d’espace : un lieu commun pour tous, animé par une « rue centrale » dont la fréquentation parait assurée par le fait qu’on y trouve différents services tels qu’un café, des boutiques, un centre médical, un local sportif, ainsi qu’un bureau délivrant tout le matériel dont le personnel pourrait avoir besoin dans l’accomplissement de ses tâches professionnelles.

Dans cet exemple, la mise en place du « New Model Worker » passe donc par la conception d’un nouveau type d’espace, à l’intérieur de l’espace organisationnel, qui n’est pas directement un support d’activité professionnelle, et qui a pour vocation d’inciter les collaborateurs à se rencontrer et à communiquer, sur leur lieu de travail mais pas dans le cadre de l’exécution de celui-ci, d’où la présence de multiples services qui, avant, se trouvaient à l’extérieur de l’organisation. Toutefois, cet exemple n’est pas unique : d’autres organisations ont souhaité mettre en place le New Model Worker et ont modifié leur espace organisationnel dans ce sens. Pour rester dans la littérature, nous pouvons citer le cas que Karen Dale étudie dans son article « Building a Social

Materiality » de 2005, où il est question d’une multinationale qui profite du

déménagement de son Siège Social à la fin des années 1980 pour proposer un nouvel immeuble avec ce même type d’ « espace pour tous », ponctué de cafétérias, de boutiques et de passages déambulatoires, et dont la finalité est clairement exposée : « to facilitate specific business goals, notably the integration of what were quite disparate parts of the company, and to encourage networking, sharing information (…) help to improve internal communications and team working » (Dale, 2005 :665). Nous retrouvons bien là les ambitions sous-tendues par la mise en place du New Model Worker.

Evoquons également le cas éloquent de la tour Total exposé dans un dossier d’Actinéo en 2005 : 23 Après la fusion de Total et Elf, le personnel a vu son effectif

plus que doublé, ce qui a donné lieu à une reconfiguration complète, l’occasion de proposer une multitude de nouveaux services, comme le Directeur du Siège et des Services Partagés le souligne : « [la nouvelle configuration spatiale] met ainsi à leur disposition un espace cocktail, plusieurs cafétérias et restaurants offrant un large choix de restauration, un centre sportif avec piscine, une boutique offrant un service de pressing et des prestations en ligne, et même un distributeur de collants pour les femmes. Une boutique vend par ailleurs des produits estampillés du logo de Total et remporte un franc succès. Il est également projeté d’ouvrir une crèche d’entreprise. » Et le Directeur de souligner que cet ensemble de privilèges

23http://www.docstoc.com/docs/115698822/Anvie, « Les services offerts aux salariés chez Total », François

s’accompagnent d’une contrepartie de la part des salariés : plus d’efforts, plus d’investissements personnels, en somme : un nouvel espace organisationnel, accompagné de nouveaux services, pour une nouvelle façon de travailler.

La mise en place du New Model Worker va donc se trouver traduite spatialement par la création d’un « espace pour tous » offrant une multitude de services faits pour inciter les occupants de l’espace organisationnel à venir fréquenter le lieu, et donc à se rencontrer, et cela s’accompagnera parfois d’autres éléments spatiaux, comme le soulignent Philip Hancock et André Spicer qui se sont penchés sur le

Saltire Centre (2010).

Le Saltire Centre est en fait la bibliothèque de l’université de la Glasgow Caledonian University. Ouvert depuis Janvier 2006, il a été construit dans l’esprit du Learning Café – un lieu hybride entre une bibliothèque et une cafétéria à l’allure très décontractée avec des sofas cosy, connexions internet et prises pour ordinateur portable en libre accès - qui existait déjà dans l’université. Le Saltire

Centre se voulait être un endroit très différent des bibliothèques universitaires

traditionnelles que l’on trouvait alors au Royaume-Uni, et ceci dans le but d’encourager les étudiants à devenir de futurs travailleurs plus autonomes, plus créatifs et, selon les auteurs, propres à correspondre au New Model Worker dont les organisations du pays ont besoin. Loin des décorations austères qui ornaient les bibliothèques du passé, le Saltire Centre se voit donc paré d’œuvres d’art contemporain, de murs aux couleurs vives, d’espaces de travail équipés de prises électriques, de connexions wifi gratuites, et d’un règlement intérieur nettement plus souple. En plus de cela, les étudiants y retrouvent également tous les services universitaires qui pourraient leur être utiles dans le « one-stop shop » : L’idée- maîtresse des concepteurs du lieu est de radicalement changer le cadre spatial, en marquant une rupture nette avec les aménagements traditionnels, afin de changer l’identité des étudiants en modifiant l’image qu’ils ont d’eux-mêmes.

De la même façon que nous nous sommes interrogés sur la traduction spatiale de la mise en place du New Model Worker, nous pourrions nous demander pourquoi ce phénomène du New Model Worker s’observe spécifiquement à partir

des années 1980. En fait, plusieurs raisons sont à identifier : en premier lieu, dès le milieu des années 1970, des entreprises américaines ont amorcé une grande réflexion sur l’aménagement de leurs espaces de travail avec le développement massif des nouvelles technologies de communication qui laissaient supposer des manières d’organiser le travail radicalement différentes (Milkman, 1998). Par ailleurs, la concurrence internationale allait grandissante, et face à elle, seule la rapidité (d’adaptation, de prise de décision, de réactivité) qui permet la flexibilité, paraissait garantir la survie, or pour être rapides, il faut faire disparaitre les structures trop formelles afin d’obtenir un espace dynamique, « capable de fournir des opportunités illimitées – individuelles ou collectives – pour les employés » (Flecker & Hofbauer, 1998 :108). Enfin, les grands bouleversements économiques (notamment l’Europe qui se construisait), l’exigence croissante pour davantage de transparence dans les pratiques, mais aussi des travailleurs de plus en plus formés et éduqués, et la volonté de s’affirmer comme une organisation moderne, au sang vif : tout cela encourageait les organisations de cette époque à s’éloigner d’un système bureaucratique de production et de service de masse (Holman & Wood, 2003 :5).

Or pour s’éloigner de cette bureaucratie dépassée, il fallait concevoir de nouveaux espaces organisationnels, ne serait-ce que pour marquer visiblement cette rupture avec le passé, et faire comprendre que la donne était changée : Apparaît alors le « new workplace » qui s’oppose au « old workplace » bureaucratique (Holman & Wood, 2003).

C’est donc un ensemble de raisons économiques, politiques, managériales et technologiques, qui ont poussé des organisations à se tourner vers un New Model Worker dès les années 1980, et c’est à partir de ce nouveau type d’employé idéal – proactif, entrepreneur, créatif, force de propositions, et vif – que devait émerger une nouvelle façon de fonctionner pour l’organisation, avec plus de collaboration entre les hommes et les différents départements, moins de verticalité pour des prises de décision rapides et des idées plus novatrices, tout cela afin de rendre l’organisation capable de s’adapter à un marché et à un environnement toujours

plus incertains et complexes. Toutefois, le New Model Worker ne peut être efficace pour l’organisation que si les salariés communiquent davantage entre eux et partagent leurs connaissances, d’où la nécessité d’offrir un nouvel espace organisationnel propice aux échanges. De là vont émerger un nouveau type d’espace dans les espaces des organisations : des lieux conçus pour tous et qui n’auront d’autres fonctions que celle de permettre la rencontre informelle, l’un des principaux moyens dont dispose l’organisation pour décloisonner les différents départements et offrir aux individus qui les composent la possibilité d’échanger de précieuses informations sur les spécificités de leur expertise afin de faire émerger de nouvelles pratiques plus intelligentes, et donc plus profitables pour l’organisation. Or, comment s’assurer que ces lieux vont bien être fréquentés puisque, après tout, rien ne vient contraindre les individus à s’y rendre régulièrement ? En y offrant des services qui, traditionnellement, se trouvent à l’extérieur de l’organisation. C’est ainsi que Total va faire construire au sein de sa tour une piscine et des vestiaires à disposition de ses salariés. D’autres vont implanter des boutiques, des espaces détente, des services de blanchisserie, des cafétérias améliorées, etc., ainsi se multiplient les occasions de faire connaissance et d’échanger. Par ailleurs, créer un tel espace pour tous est également utile pour l’organisation car elle peut par ce biais communiquer sa volonté de rupture avec les anciennes pratiques bureaucratiques : elle affiche sa modernité.

En étudiant les grandes tendances de l’instrumentalisation de l’espace des organisations, nous voyons que le management continue de se servir de celui-ci comme d’un outil, et que finalement les organisations ont toujours cherché à mettre à profit leur espace pour communiquer différents types de message, néanmoins nous notons une bascule majeure avec la mise en place du New Model Worker : l’espace n’est plus uniquement un instrument disciplinaire où les occupants sont contraints d’être à certaines heures dans certains lieux, il se veut aussi désormais une incitation à la rencontre et à l’échange, une invitation à profiter de multiples services mis à la disposition des employés : Pour eux, il

devient source de privilèges, de solutions (crèches d’entreprise), de détente (club de sport), voire de plaisir (espace cocktail).

L’organisation afficherait donc par l’espace sa philosophie de gestion, mais tout cela n’est pas sans soulever une multitude de questions, tant au niveau de l’espace qu’à celui du management : Est-ce que le fait de proposer des services qui se retrouveront de toute façon à l’extérieur de l’organisation est suffisant pour assurer la fréquentation de ces lieux dédiés à la rencontre informelle ? La pratique sociale se développe-t-elle toujours comme l’organisation l’a espéré ? Si tel est le cas, les conséquences escomptées pour davantage de transversalité et d’horizontalité sont-ils effectivement au rendez-vous ? Que se passe-t-il en cas d’échec, si le lieu ne parvient pas à être suffisamment attractif ? Que faire de sa viscosité ? Par ailleurs, réformer l’espace organisationnel suffit-il pour réformer les pratiques ? Que se passe-t-il quand l’espace ne communique pas le même message que le management ? En effet, ne peut-il pas y avoir un décalage, voire une contradiction, entre ce que dit l’espace à ses occupants et le management tel qu’il est pratiqué dans les faits ? L’espace ne serait-il pas alors qu’une déclaration « de façade », ostensible certes mais trompeuse ?

C’est pour répondre à ces questions que cette recherche a été menée à

bien : Suivre sur plusieurs années une organisation qui a souhaité mettre en place une nouvelle organisation du travail en encourageant l’émergence du New Model Worker par un nouvel espace organisationnel spécifiquement conçu pour cela est précisément l’objet de notre recherche doctorale, comme cela sera développé dans la seconde partie sur les éléments empiriques.