• Aucun résultat trouvé

L’homme et l’espace

A. La vie spatiale

4. Les artefacts et la socio-matérialité

Avant de clore notre propos sur la vie spatiale, il convient de s’attarder sur un champ d’études particulier : la socio-matérialité. Ce courant, dans lequel notre travail doctoral s’inscrit, vise à mieux cerner le rapport des hommes à la matérialité qu’ils rencontrent dans leur espace, et au sens qu’ils lui accordent. En effet, les objets contenus dans l’espace ne se résument pas à leur existence physique, ou à leur forme, ils sont au contraire fortement imprégnés de culture, d’imagination, de mémoire, et donc de sens (Dale, 2005), or, dans un contexte organisationnel, les objets vont soulever de véritables enjeux de pouvoir et de contrôle, entrainant par-là même des négociations, parfois tacites, parfois verbalisées, entre les occupants d’un même espace, mais également avec l’organisation.

Malgré leur présence en continu dans nos vies, les artefacts, en tant qu’objet de recherches, partagent un peu le même destin que celui de l’espace, dans ce sens où leur étude a longtemps été mise de côté par un refus largement partagé de voir en une substance spatiale une source importante d’expériences sensorielles, émotionnelles et symboliques significatives (Gagliardi, 1992). Or, les recherches (notamment architecturales) que nous avons mises en avant plus haut démontrent au contraire tout leur intérêt en pointant l’impact que la matérialité a sur la vie spatiale de chacun, sur son implication professionnelle, sur sa productivité et sur son sentiment d’appartenance à l’organisation.

Commençons par les artefacts, et la définition qu’en propose le spécialiste de la question, Pasquale Gagliardi, dans « Artefacts as Pathways and Remains of Organizational Life » (1992) : “the artifact is : (a) a product of human action which exists independently of its creator ; (b) intentional, it aims, that is, at solving a problem or satisfying a need ; (c) perceived by the senses, in that it is endowed with its own corporality or physicality. Naturally (…) the stress given to one or the other of the three elements in the definition will change.” (:4). Ainsi, le mot

artefact ne vise pas uniquement des objets matériels et l’ensemble des expressions culturelles perceptibles par l’un de nos sens, mais il fait également référence à des productions ou des représentations mentales abstraites. Et l’auteur de souligner la primordialité des sens humains pour la saisie de ce que sont les artefacts. En ce sens, les artefacts sont proches de ce que sont les symboles.

Avec cette définition, nous saisissons alors que l’espace organisationnel est rempli d’artefacts en tout genre, et que les hommes en sont constamment cernés, ils baignent littéralement dedans. Or, certains artefacts leur sont imposés (par l’organisation, par des normes, etc.) et leur présence – non souhaitée – peut devenir problématique pour qui doit la supporter continuellement (Gagliardi, 1992) : par exemple l’intrusion d’un artefact non choisi dans un territoire que l’on tient pour sien et sur lequel il n’y a pas de possibilité de contrôle. De plus, comme nous allons le voir en développant le sujet de la socio-matérialité, les artefacts ne se contentent pas d’être chargés de sens, de culture, et d’être des enjeux de contrôle et de négociation, ils ouvrent également des perspectives en suggérant des utilisations particulières. Toutefois, cette suggestion seule ne suffira pas : le contexte social dans lequel cette action pourrait se produire est un élément décisif qui impactera les perspectives d’utilisation de l’acteur (Leonardi & Nardi, 2012). Or si l’on se place dans un espace organisationnel, ce contexte sera plus ou moins défini par ce que la culture organisationnelle permettra. Par conséquent, il nous semble que là aussi, l’espace est à interroger pour mieux cerner le management : Quel contexte ce dernier offre-t-il en matière de contrôle des artefacts environnants ? De quelles possibilités disposent les occupants pour utiliser les artefacts? Jusqu’où s’arrête leur liberté d’action ?

La socio-matérialité va s’intéresser aux artefacts, en s’attachant à comprendre les multiples enchevêtrements qui lient les humains avec eux, tout en rappelant que cela n’est pas univoque, puisque la plupart des choses matérielles ont été créées par des humains dans le but de leur faciliter la vie, en imaginant des fonctions qui n’existent pas forcément encore (Kallinikos & al., 2012 :7). Depuis

quelques années, ce champ bénéficie d’un regain d’intérêt dans les recherches menées en sciences de gestion, au point où des chercheurs s’interrogent sur la manière dont il pourrait dépasser son statut de phénomène de mode pour s’imposer comme une clé de compréhension majeure du monde de l’organisation (Jarzabowski & Pinch, 2013).

Selon les auteurs de « Sociomateriality is « The New Black » : Accomplishing,

Repurposing, reinscripting and repairing in context » (Jarzabowski & Pinch, 2013),

pour amorcer ce changement, il est nécessaire de creuser davantage la multitude d’interactions et de contextes sociaux entourant l’utilisation d’un objet. Afin de démontrer la pertinence de leur propos, ils reprennent la théorie du script (vue plus haut, Akrich & Latour, 1992) en pointant que celle-ci est particulièrement difficile à mobiliser lorsqu’il est question d’actions qui prennent place dans un contexte social prégnant, et les auteurs de donner l’exemple très éloquent d’un sac en plastique : cet objet se voit certes porteur d’un script clair si nous sommes dans un contexte de vente, dans une épicerie par exemple : Les sacs sont disponibles aux caisses, généralement en libre-service, et invitent les clients à mettre leurs achats dans l’un d’entre eux au moment de régler, et à le transporter grâce à ses anses. Toutefois, dans un tout autre contexte, respirer dans un sac en plastique lors d’une crise d’angoisse est un geste recommandé par le corps médical, c’est fréquent et connu, et dans ce cas, cette utilisation n’est pas contenue par un script, il s’agit d’un usage que nous pourrions qualifier d’opportuniste. Dans ces deux exemples, nous voyons bien que seul le contexte (le besoin du moment) impose telle ou telle utilisation. Soulignons enfin que ce n’est pas parce qu’un artefact permet une utilisation que pour autant l’acteur s’en servira (Kallinikos & al., 2012), là encore ce qu’il y percevra en termes de culture, et de sens, d’interdit, ainsi que le contexte global l’entourant rentreront largement en compte dans la réalisation potentielle de l’action.

C’est parce qu’elle entend mettre à jour tout ce que peut impliquer la relation de l’homme à l’objet que la socio-matérialité nous paraît si utile à mobiliser pour notre question de recherches. Nous ne sommes pas neutres face aux artefacts

nous entourant : ils sont à la fois chargés de sens, d’affectif, de culture, d’imaginaire, d’histoire ; nous leur accordons plus ou moins de valeur ; leur contrôle sera un enjeu majeur, et ils nous permettront de marquer notre territoire. Cependant tous ces aspects varieront en fonction du contexte social dans lequel l’homme et l’objet sont engagés, or si l’on s’en tient aux espaces organisationnels, ce contexte social sera grandement conditionné par ce que l’organisation, via sa culture, permet ou pas. En ce sens, il nous paraît que l’espace organisationnel peut être très révélateur quant au management qu’elle pratique.

Pour synthétiser nos conclusions sur cette partie consacrée à la vie spatiale, nous souhaiterions proposer le schéma suivant qui reprend les trois variables sur lesquels il nous paraît envisageable de faire parler un espace organisationnel :

Fig.6. Les trois grandes variables de l’espace organisationnel (D Minchella)

- Les manifestations spatiales des intérêts organisationnels pour la présence humaine : en partant du noyau « la santé physique » qui est le plus vital à prendre en compte (et qui est par ailleurs réglementé par diverses instances extérieures et intérieures à l’organisation), jusqu’au « bien-être mental ». Il sera question d’interroger l’espace sur ce que l’organisation fait, dans ces trois sphères, pour favoriser les principales dimensions de la vie spatiale de ses occupants.

- Les possibilités organisationnelles d’affirmer son territoire : Puisque nous savons que cet aspect est capital parce que chargé d’affects : qu’est-ce que

permet l’organisation sur cette question ? Quelles en sont les variables ? Qu’en est-il du « territoire public » (Altman, 1975) de l’espace organisationnel ?

- Le sens de l’attribution de la place spatiale de chacun dans l’espace organisationnel : Puisque chaque occupant se voit attribuer une place dans l’espace organisationnel, et que celle-ci reflète non seulement son identité organisationnelle mais aussi ses rapports de proximité et de distance, il paraît pertinent d’interroger la façon dont l’organisation effectue ces attributions pour davantage cerner le management qu’elle pratique.

Afin de compléter le chapitre sur les relations qu’entretiennent hommes et espace, il nous reste à aborder la question du comportement humain dans l’espace. Nous allons voir dans cette prochaine partie que, dans ce domaine encore, l’espace n’est pas étranger aux actions – et plus généralement aux comportements – des hommes en son sein.