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Le titre de cette sous-partie fait volontairement écho à l’ouvrage du philosophe français Henri Lefebvre, La production de l’espace (1974), tant les théories qu’il y avance sont nécessaires à mobiliser pour davantage comprendre l’espace et les phénomènes s’y rattachant et ce, toujours dans l’objectif d’un meilleur traitement de nos questions de recherche.

Dans les recherches en théories de l’organisation portant sur l’espace, c’est en effet souvent les théories de Lefebvre qui servent de référence (Hancock & Spicer, 2010), et dans ce domaine, son influence s’étend à d’autres disciplines, allant jusqu’à l’archéologie, comme l’article « Temps, rythme et espace. L’influence

d’Henri Lefebvre dans le champ de l’archéologie historique » (Mrozowski, 2012) en

témoigne. Parmi les idées phare qu’il y développe, trois en particulier vont être ici développées : en premier lieu, l’importance de considérer le vécu des occupants d’un espace. Puis, l’idée que l’espace est une production sociale qui résulte véritablement d’un processus, et enfin son triptyque « perçu/conçu/vécu » qui est souvent mobilisé pour analyser les espaces (Scot Taylor et André Spicer (2007); Gibson Burrell et Ceri Watkins (2005); ou encore Karen Dale (2005)).

Selon Lefebvre, accorder une attention trop importante aux images et aux représentations visuelles pour tenter de saisir un espace particulier est l’une des erreurs les plus communes que nous commettons : « L’image fragmente ; elle est un fragment d’espace. Découpage-montage, voilà le premier et le dernier mot de l’art des images (…) s’il y a illusion, le monde optique et visuel en fait partie intégrée-intégrante, prenante et prise. Il fétichise l’abstraction, norme imposée. Il détache la forme pure de son impur contenu, le temps-vécu, le temps quotidien,

celui des corps, de leur épaisseur opaque, de leur chaleur » ( :116). A travers cet extrait, deux points fondamentaux de la pensée de Lefebvre se dégagent : d’une part l’espace se comprend inévitablement avec sa dimension temporelle – ce que l’image ne peut pas rendre, d’où sa tromperie – et d’autre part, l’espace étant par essence multidimensionnel, hybride matériel-idéel, il n’y a guère qu’en vivant dedans, qu’en s’en imprégnant pleinement, que l’on peut prétendre le connaître. Dans ce même sens, s’il est question de saisir un espace social, c’est la parole de ceux qui le pratiquent au quotidien qu’il convient d’écouter, parce que rien ne peut se substituer à leur expérience spatiale propre : « Quand les intéressés, les gens concernés, les usagers ne prennent pas la parole, qui peut parler à leur place ? Aucun expert, aucun spécialiste de l’espace ou de la parole, aucune compétence ne le peut, aucune n’y a droit. A quel titre ? Avec quels concepts ? Avec quel langage ? » ( :402), et comme nous le verrons plus en avant avec les entretiens réalisés pour l’analyse de notre terrain, les occupants tiennent incontestablement à parler de leur vécu spatial : ils sont intarissables sur le sujet. Finalement, c’est bien parce que l’espace ne peut se résumer à sa matérialité que les occupants importent : leur saisie de l’espace se fait avec sa dimension temporelle, ce qui naturellement entraine l’idée que l’espace n’est pas figé dans le temps.

Des travaux dédiés aux espaces de travail, comme ceux des deux psychologues de l’environnement, Gustave-Nicolas Fischer et Jacqueline Vischer, confortent l’analyse de Lefebvre concernant l’importance des usagers dans l’analyse de l’espace. Ces auteurs affirment en effet dans leur ouvrage L’évaluation des

environnements de travail (1998) que les espaces les mieux conçus sont ceux pour

lesquels l’avis des occupants a été pris en compte. Colin Clipson déclare pour sa part qu’ « une meilleure productivité et un meilleur rendement relèvent d’une responsabilité à la fois économique et sociale, et [qu’ils] nécessitent la participation active de tous les gens concernés dans la conception des environnements de travail, y compris non seulement les gestionnaires et les consultants d’entreprise, les architectes et les ingénieurs, mais aussi les travailleurs et employés eux-mêmes. » (Clipson, 1994 :155).

Avancer que l’espace peut être produit implique deux autres idées majeures : d’une part, la dimension nécessairement processuelle de l’espace, et d’autre part l’idée qu’une pratique spatiale récurrente va générer un espace particulier (Lefebvre, 1974). Pour comprendre ce phénomène, opérons un bref retour vers ce qu’est un lieu selon Lussault : « le lieu n’existe pleinement qu’en tant qu’il possède une dimension sociale éminente, en termes de substances, comme de pratiques et de représentations des acteurs » ( :105). Ainsi, si des individus choisissent une localisation particulière pour la spatialisation d’une pratique et que celle-ci perdure dans le temps, un lieu va émerger en même temps que sa substance et ses limites spatiales qui vont prendre corps de façon idéelle pour qui aura conscience de ces pratiques (d’où, une fois de plus, l’importance du vécu des occupants). Le phénomène inverse est possible si la pratique sociale cesse : certes la surface demeurera, mais le lieu n’existera plus. Cela suppose par ailleurs que l’espace social est fondamentalement un processus lent (Lefebvre :43) et qu’au moment de la conception d’un espace, nul ne peut réellement dire la façon dont il va être occupé : « (….) même les planificateurs et les programmateurs technocratiques ne produisent pas un espace en pleine et entière connaissance des causes, des effets, des raisons et des implications » ( :47) parce qu’il y a une relation dialectique à l’œuvre entre espace et pratique sociale : « la pratique spatiale d’une société sécrète son espace ; elle le pose et le suppose, dans une interaction dialectique : elle le produit lentement et sûrement en le dominant et en se l’appropriant. » ( :48).

Soulignons enfin que François Lautier reprend d’ailleurs cette idée de production d’espace pour pointer le défaut majeur que l’on ferait en n’en tenant pas compte dans nos analyses: « Dès sa matérialité et bien au-delà d’elle, leur espace [celui des organisations] est construit par les travailleurs tout autant qu’ils en dépendent. On ne peut accepter les raccourcis d’un technicisme déstructurant qui ignore l’activité de travail pour ne retenir que les objets – matériels et humains – dans un flux de production ou dans des situations stéréotypées et donc irréalistes » (Lautier, 1999 :9).

L’ensemble de ces idées peut être appréhendé au travers du tryptique « conçu/perçu/vécu » proposé par Henri Lefebvre qui offre une grille d’analyse très souvent mobilisée lorsqu’il est question de capter le plus de données possibles sur un espace particulier et ainsi se rapprocher, autant que faire se peut, de ce qu’il est. La combinaison de ces trois perspectives se déclinant ainsi :

- L’espace conçu (ou « les représentations de l’espace ») est l’espace des architectes, des décideurs, des space-planners, c’est-à-dire l’espace de ceux qui l’envisagent de façon purement idéelle. Pour son étude, il faut s’en référer aux projets architecturaux et aux descriptions qu’ils contiennent, aux plans et aux dessins, etc.

- L’espace perçu fait référence à la « base pratique de la perception du monde extérieur, au sens des psychologues » (Lefebvre, 1974 :50). Cela visera ce que les visiteurs d’un espace vont capter de celui-ci. En ce sens, les observations terrain d’un chercheur seront recevables.

- L’espace vécu (ou « les espaces de représentations ») ne va, en revanche, être accessible qu’à ceux qui vivent quotidiennement dans cet espace et qui en connaissent les pratiques spatiales, le sens et l’histoire des lieux, les symboles. « Vécu » car ces espaces sont « pénétrés d’imaginaire et de symbolisme, ils ont pour origine l’histoire, d’un peuple et celle de chaque individu appartenant à ce peuple ». Pour rendre cette dimension plus compréhensible, nous pouvons reprendre l’anecdote de Gagliardi : la salle de bollockdrome qui n’est connue comme telle que par ceux qui fréquentent cet établissement (et certainement, ils n’ont pas eu accès à cette information le premier jour de leur venue, mais s’y rendant régulièrement).

Reste à souligner que même si cette approche peut donner l’impression de suivre une certaine chronologie (la construction d’un bâtiment, puis une première visite, puis une fréquentation quotidienne), pour autant il n’en est rien : Lefebvre lui-même, lorsqu’il l’énonce, ne suit pas forcément un ordre préétabli « conçu/perçu/vécu », et par ailleurs, étant une production, l’espace n’est pas figé dans le temps, en somme il n’est pas à confondre avec sa matérialité.

Le schéma ci-dessous, qui reprend les principaux attributs et caractéristiques de tout espace, nous permet de conclure en mettant l’accent sur le fait que les multiples dimensions spatiales ne peuvent être dévoilées pleinement qu’en prenant en compte la perception ou l’appréciation humaine : en effet, il n’y a guère que la métrique qui échappe à cette nécessité et bien entendu l’espace ne peut se réduire à sa métrique seule.

Fig.3. Les attributs essentiels de tout espace (D. Minchella)