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L’organisation et l’espace

A. La déspatialisation et les nouvelles formes d’organisation du travail

Afin de mieux cerner ce que sont les nouvelles formes d’organisation du travail, et comment celles-ci vont pouvoir influencer les agencements des espaces organisationnels, nous nous sommes principalement basés sur les rapports thématiques de The European Work Organization Network (EWON).15

Par nouvelles formes d’organisation du travail, il faut entendre : « (…) the application of principles and practices within enterprises which aim to capitalise on, and develop the creativity and commitment of employees at all levels in achieving competitive advantage and in meeting the business and service challenges posed by the social, economic and technological environment in which the enterprise exists. » (:5). D’emblée, nous voyons que cette définition de 2001 résonne avec les qualités que les organisations recherchent chez le New Model Worker dès le début des années 1980, et cette ressemblance de continuer avec la suite du rapport : « in referring to new work practices a recent OECD report found that in many cases these involve a move towards a higher degree of labour- management co-operation, flatter management structures, increased recourse to team-working » : des organisations plus plates, plus transversales, un travail plus coopératif. Pourtant, le même rapport pointe le fait qu’en dépit d’une reconnaissance largement partagée de leur efficacité en termes d’innovations et d’adaptabilité pour l’organisation, ces nouvelles formes d’organisation du travail restent encore trop peu développées, et que leur mise en place en milieu organisationnel est remarquablement lente. Et les auteurs d’afficher leur

15 New Forms of Work Organisation – The Benefits and Impact on Performance. Thematic Paper Presented to DG

Employment & Social Affairs, by The European Work organization Network (EWON). Contributors : S. P. Gavroglou; C. Ford & P. Totterdill, P. Savage, S. Sacquepee. Prepared & Edited by Pat Savage, April 2001. Disponible à l’adresse :

http://www.newunionism.net/library/workplace%20democracy/EWON%20-

%20New%20Forms%20of%20Work%20Organisation%20-%20Benefits%20for%20Performance%20- %202001.pdf

pessimisme pour la compétitivité des entreprises européennes si ces nouvelles formes d’organisation du travail devaient tarder à se développer plus massivement.

Dans ces nouvelles formes d’organisation du travail, nous souhaiterions nous pencher en particulier sur le phénomène de déspatialisation du travail, configuration dans laquelle l’organisation « extrait » le travailleur de l’espace organisationnel, au moins de façon occasionnelle (Taskin, 2003), et nous verrons que cela n’est pas sans soulever d’autres problèmes.

D’un point de vue historique, travailler chez soi n’était pas chose exceptionnelle pour nombre d’artisans qui, dans un contexte de manufactures éclatées, se voyaient confiés par un donneur d’ordre de la matière première et un délai pour la livraison de leur ouvrage (Labardin, 2014), mais avec le développement de l’industrie au XVIIIe siècle, l’exécution du travail a migré sur un lieu spécifique, un espace possédé et organisé par l’employeur, et cela est finalement devenu la norme au XXe siècle. Puis, dans les années 1970, le travail à domicile (qui n’a jamais totalement disparu) est revenu sur le devant de la scène, en apparaissant comme une solution a priori viable pour désengorger les villes et les transports en commun (Taskin, 2003). Cela paraissait d’autant plus envisageable que les nouvelles technologies de communication, en plein essor, laissaient espérer une possible distanciation spatiale entre l’organisation et le travailleur : en effet, muni des outils nécessaires (téléphone, fax, puis plus tard, ordinateur et connexion internet), ce dernier pouvait donc disposer des mêmes moyens que ceux qu’il trouvait dans son bureau sur son lieu de travail habituel.

Outre la densité urbaine, d’autres raisons peuvent faire apparaître le télétravail (de son étymologie : « travail à distance ») comme une alternative intéressante : pour l’organisation, cela permettrait de réduire la surface de ses locaux, et par là- même de mieux contrôler les dépenses que génère l’immobilier ; et pour les employés, cela ferait espérer une meilleure conciliation entre la vie

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professionnelle et la vie de famille.16 Le temps dans les transports en commun et

la fatigue que ces deux voyages quotidiens génèrent seraient également épargnés et, sans plus avoir à se déplacer, les personnes handicapées seraient sans doute moins exclues du marché du travail. Selon les rédacteurs de L’Accord National

Interprofessionnel du 19 Juillet 2005 sur le Télétravail, la déspatialisation du travail

offrirait en fait davantage qu’une réponse pertinente à un ensemble de problèmes disparates : elle impacterait l’organisation en profondeur, en constituant « un moyen pour les entreprises de moderniser l’organisation du travail. »17

Ainsi, dans cette perspective du télétravail également, nous relevons que l’espace apparaît une fois de plus comme un élément clé à prendre en compte dans la réforme de l’organisation du travail. Si dans le cas du New Model Worker, l’espace est le support qui garantit l’échange d’informations entre salariés de différents départements (et donc plus de transversalité) comme nous le verrons dans la partie suivante, ici, la modernisation de l’organisation du travail passe par le fait de ne plus systématiquement appeler les salariés à partager le même lieu de travail.

Qu’entendons-nous par télétravail aujourd’hui ? L’ANI propose la définition suivante (2005) : « le télétravail est une forme d’organisation et/ou de réalisation du travail, utilisant les technologies de l’information dans le cadre d’un contrat de travail et dans laquelle un travail, qui aurait également pu être réalisé dans les locaux de l’employeur, est effectué hors de ces locaux de façon régulière. Cette définition du télétravail permet d’englober différentes formes de télétravail régulier répondant à un large éventail de situations et de pratiques sujettes à des évolutions rapides. Elle inclut les salariés « nomades » mais le fait de travailler à l’extérieur des locaux de l’entreprise ne suffit pas à conférer à un salarié la qualité de télétravailleur. Le caractère régulier exigé par la définition n’implique pas que

16 Accord National Interprofessionnel du 19 Juillet 2005 sur le télétravail. http://www.lexisnexis.fr/pdf/DO/teletr.pdf

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le travail doit être réalisé en totalité hors de l’entreprise, et n’exclut donc pas les formes alternant travail dans l’entreprise et travail hors de l’entreprise. On entend par télétravailleur (…) toute personne salariée de l’entreprise qui effectue, soit dès l’embauche, soit ultérieurement, du télétravail tel que défini ci-dessus ou dans des conditions adaptées par un accord de branche ou d’entreprise en fonction de la réalité de leur champ et précisant les catégories de salariés concernés. »18

Le télétravail signifie donc la possibilité d’exercer son métier dans des lieux différents (chez soi ou dans des endroits autres que l’organisation), et à des fréquences différentes (de façon permanente, alternée ou occasionnelle) (Taskin, 2003), de ce fait, le télétravailleur ne sera pas obligatoirement tenu à l’écart de l’espace de son organisation si son emploi du temps prévoit pour lui quelque retour. Dès lors, la communication avec les autres salariés, le sentiment d’appartenance si essentiel à l’implication dans ses tâches, et tous les autres bénéfices que permet le fait de partager régulièrement un lieu commun avec le reste du personnel, ne seront pas nécessairement exclus par la mise en place du télétravail. Pour autant, d’autres points resteront à considérer (comme, par exemple, la question de la surveillance : comment l’organisation peut-elle s’assurer que son salarié est bien en train de travailler sans trop s’immiscer dans sa vie privée ? ou encore celle des abus, notamment sur le sujet des accidents du travail) donnant lieu à de nombreuses négociations avec les partenaires sociaux. En dépit de ces aspects prometteurs, le télétravail demeure assez peu développé, en particulier en France19 où il peine à s’imposer en tant que

configuration viable, comme le pointe le rapport intitulé « Le développement du télétravail dans la société numérique de demain », de Novembre 2009.20 Articulé

autour de la comparaison de dix pays de l’OCDE, ce document révèle que les pays scandinaves et anglo-saxons ont recours au télétravail deux fois plus souvent que la France, et que cela tient, entre autres, à la culture managériale du pays.

18 Accord National Interprofessionnel du 19 Juillet 2005 sur le télétravail, Article 1 : DEFINITION (N.P.). 19 Selon ce rapport, en France, en 2010, seuls 8,9% des salariés pratiquaient le télétravail plus de huit heures

par mois.

20 Consultable à l’adresse suivante :

Relevons surtout que dans les pays visés par ce rapport, les cinq plus enclins à pratiquer le télétravail (voir tableau ci-dessous) ne voient pas pour autant la spatialisation traditionnelle du travail en milieu organisationnel totalement bouleversée par ce mode d’organisation du travail:

Fig.8. Comparaison de l’OCDE, 2009, les 5 pays utilisant le plus le télétravail (Sources :

Données extraites du rapport : « Le développement du télétravail dans la société numérique de demain », Novembre 2009).

Pays

Population salariée pratiquant le télétravail plus de huit heures par mois

(données en pourcentages) – pour l’année 2008 Finlande 32.9% Suède 27.2% Japon 25.1% UK 22.8% Belgique 20.6%

Aborder la question des nouvelles formes d’organisation du travail nous a permis de voir que, quel que soit la stratégie suivie par l’entreprise, l’espace demeure un élément clé, et que malgré les bénéfices que laisse espérer la déspatialisation (ne serait-ce que partielle) du travail, celle-ci n’a pas encore supplanté le traditionnel rassemblement du personnel dans l’espace de leur organisation pour la réalisation quotidienne de leurs tâches. Est-ce à comprendre que la mutation est simplement lente ? Ou cela signifie-t-il au contraire que l’on ne peut pas se passer d’espace commun, que l’on ne peut réduire la vie organisationnelle au seul aspect opérationnel de nos fonctions ? Cette vie organisationnelle n’exige-t-elle pas nécessairement d’être incarnée spatialement pour être véritablement complète, tant pour les hommes que pour les organisations ? A ce stade de l’histoire du télétravail et du développement des technologies de communication, il parait impossible de répondre à ces dernières questions sans trop spéculer, néanmoins après toutes les démonstrations qui ont

été ici menées pour mettre à jour l’importance de l’espace et le rôle protéiforme qu’il joue dans la vie humaine, il nous semble inconcevable de le réduire à un simple support d’activités dont on pourrait l’économie.

B.

Les

grandes

tendances

organisationnelles

de