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B. L’espace organisationnel à l’épreuve du temps

1. L’espace organisationnel porteur d’intentionnalités

Il va être question ici de s’attarder sur le moment même de la conception d’un espace organisationnel, pour comprendre comment un tel espace s’insère à la fois dans le temps, dans l’histoire de l’organisation, et par là-même la façon dont celle- ci va tenter de faire porter à cet espace en devenir ses ambitions managériales du moment.

« Les lieux racontent l’histoire qui les a formés » (1999 :7), c’est ainsi que François Lautier synthétise l’idée que la substance d’un espace va fournir, par sa matérialité, une sorte d’instantané de l’époque à laquelle il a été conçu. En effet, son agencement et les outils de travail que l’on va y retrouver témoignent non seulement de l’état d’avancement des techniques de l’époque, mais également de la façon dont le travail y est organisé. Pour mieux saisir ce dernier point, il faut rappeler qu’un espace conçu est porteur d’intentionnalités, dans ce sens où il n’est pas créé uniquement pour abriter les activités humaines d’une organisation : il sert également de support à la mise en place d’une façon de travailler, et il va viser une bonne coordination des tâches de chacun. A titre purement illustratif, à travers la photo suivante,9 extraite des archives historiques Société Générale,

nous pouvons en effet bien voir l’état d’avancée des techniques et outils des années 1950 (notamment les postes des perforatrices). On peut également y lire des indications managériales, comme celle d’une volonté de surveillance bien marquée, avec le bureau du superviseur, placé au fond et face à ses subalternes dont aucun geste alors ne pouvait se soustraire à sa vigilance.

Fig.4. Salle de travail de l’Agence Centrale de la Société Générale, photo prise dans les années 1950

(archives historiques Société Générale, CAP 18).

L’agencement spatial propose un cadre normatif (Lussault, 2007 :201) qui se veut facilement déchiffrable pour les individus y évoluant : en cela, l’agencement d’un espace traduit plus ou moins clairement ce qui est attendu des acteurs qui vont agir en son sein. Cela est plus facile à détecter dans les « espaces génériques » ( :141) – ce que Marc Augé appelle des « non-lieux » (1992) – c’est-à-dire des espaces ultra-standardisés, comme par exemple les gares contemporaines, des lieux où l’homme ne sera qu’en transit et dont le passage sera grandement guidé par l’environnement visuel.

Lorsque nous employons l’adjectif « déchiffrable » pour parler d’un espace, nous faisons directement référence à la sémiotique. Repartant de la définition qu’en offre le penseur américain Charles Sanders Pierce (1839-1914), la sémiotique concerne le processus de signification - donc de production, de codification et de communication de signes - à travers trois éléments : un

representamen : signe matériel ; un objet : objet de pensée ; et un interprétant :

représentation mentale de la relation entre le representamen et l’objet. Cela pose ainsi l’idée que toute pensée s’effectue à l’aide de signes visibles (Catellani & Versel, 2011), et selon Akrich et Latour, cela s’observe tant au niveau du langage qu’au niveau de l’espace (1992 :259), en s’articulant autour de la notion-clé du « script » qui se décline en deux temps : la dé-scription et l’in-scription. La première vise l’analyse de ce que les acteurs font dans un arrangement particulier, c’est-à-dire qu’ils vont déchiffrer les signes qu’ils perçoivent et agir en conséquence, alors que l’in-scription (ou tran-scription) est faite par l’ingénieur, l’inventeur ou le designer lorsqu’il va volontairement placer des signes pour que le script qu’il a imaginé se déroule de la façon attendue. Par conséquent, la notion de scripts matériels implique des séquences d’action prédéfinies et « encodées » (ou « programmées ») par leur concepteur (Jarzabowski & Pinch, 2013), et l’on parlera de « ré-in-scription » ou d’ « anti-programme » dans le cas où les usagers ne suivent pas les intentions encodées mais adoptent un comportement divergent.

Ainsi, nous comprenons qu’un individu, en pénétrant dans un espace particulier, va percevoir (consciemment ou pas) des signes spatiaux qui l’inciteront à un comportement particulier. D’ailleurs, ce rapport signes visibles/comportement se retrouve en creux dans d’autres champs, notamment en architecture, avec le concept de « user-connectivity » (Himanen, 1992) ; ou encore chez le philosophe Michel de Certeau lorsqu’il évoque les individus qui ne suivent pas les chemins prescrits et adoptent un comportement déviant dans L’invention du quotidien (1980). Trivialement, c’est ce mécanisme qui va être recherché par la mise en place d’une signalétique particulière dans un immeuble.

Or, ce système n’est pas sans soulever plusieurs points importants et interrogations à conserver pour le traitement de notre question de recherche: en premier lieu, si les concepteurs d’un espace en devenir y intègrent des signes à destination des usagers pour les inciter à un comportement particulier, cela suppose que ces signes peuvent être détectés pour qui les recherche, et ces données ainsi récoltées pourraient en partie répondre à notre question initiale

« que dit l’espace ? ». Par ailleurs, si l’espace est porteur de tels signes placés volontairement par des concepteurs, n’y-aurait-il pas d’autres signes qui transparaitraient aussi, mais sans avoir été souhaités, et qui auraient également un « pouvoir d’incitation comportementale » ?

Ainsi, au moment de sa conception, l’espace-projet reflète certes un instantané sur une époque particulière (ses limites techniques, la considération que l’on va accorder aux employés, leurs droits, etc.), en même temps qu’il informe sur le management spécifique développé par l’organisation qu’il abrite, puis il révèle la manière dont les concepteurs et les décideurs imaginent le futur proche (Lautier, 1999 : 8), et donc leurs méthodes de travail de demain. En ce sens, l’espace organisationnel est un trait d’union entre passé, présent et futur.