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2 Partie 2 : Recueil et Nouvelles

2.3 Le succès de Boccace et du Décaméron

2.3.7 La parole hiérarchisée et le thème. .1Dans le Décaméron

2.3.7.2 Dans L’Heptaméron

Dans l’Heptaméron, on élit uniquement celui ou celle qui débutera la journée.

Au début, une ressemblance manifeste entre le Décaméron et l’Heptaméron se remarque avec une structure parfaite et très détaillée dans le prologue et dans l’épilogue pour le Décaméron. Sans aucun doute, l’Heptaméron aurait présenté cette même structure avec prologue et épilogue si l’œuvre avait été achevée.

Le prologue donne la structure des journées dans le Décaméron et dans l’Heptaméron : dans le Décaméron, l’enchaînement des histoires est très rapide, les pauses sont quasi inexistantes. Dans la cinquième nouvelle de la septième journée, « pour ne perdre point de temps » il est question d’un bloc de dix histoires en dix jours. Le groupe ne parle pratiquement pas en dehors des contes, ceux-ci règlent l’emploi du temps. Les divertissements du matin et du soir viennent rythmer le recueil et en faire cette architecture nette. Nous assistons à une suite de tableaux, de scènes charmantes. Seuls quelques imprévus viennent perturber l’équilibre parfait de ces journées comme le changement du lieu de retraite dès le troisième jour sous l’initiative de Néiphile qui décide de changer de palais :

Tout en babillant, badinant et riant avec sa troupe, elle avait parcouru moins de deux mille pas, lorsqu’elle les eût

conduits, bien avant la demie de tierce, à un très bel et riche palais, qui, du coteau où il était placé, dominait un peu la plaine731.

Les changements sont minimes, ce caprice n’affecte en rien l’organisation et l’harmonie du

Décaméron. La société conteuse quitte un endroit idyllique et luxueux pour un autre endroit idyllique et luxueux. L’événement n’a donc aucune incidence sur la vie du groupe.

730 Conclusion de la neuvième journée, op. cit., p. 792.

Dans l’Heptaméron, deux passe-temps sont définis dans le prologue : les matinées seront dédiées à la dévotion sous la direction d’Oisille jusqu’à l’heure de la messe ; ensuite auront lieu le repas puis le repos de chacun dans sa chambre ; enfin, aura lieu une réunion des devisants à une heure fixée où chacun contera son histoire et où chaque conteur désignera son successeur.

Le grand prologue débouche sur un petit prologue qui fixe le modèle répété en tête de chaque journée. Quand commence la deuxième journée passée à Sarrance (la première où l’on raconte des histoires), tout est en place, tout le programme est prévu. Aucun imprévu ne vient perturber le programme fixé, les récits systématiquement placés en ouverture sont très répétitifs. De même que dans le Décaméron, on assure une continuité narrative par le biais de ces épisodes.

Malgré ces ressemblances structurelles, des différences notables viennent se greffer dans l’Heptaméron.

Par exemple, dans l’Heptaméron, deux systèmes se complètent, le dialogue d’une part et la narration de l’autre alors que c’est seulement narratif dans le Décaméron. En effet, un dialogue se noue entre chaque histoire car les devisants débattent à propos de l’histoire qui vient de leur être soumise, créant des échos polyphoniques systématiques : il devient alors impossible de lire les histoires sans tenir compte des commentaires des devisants ; ceux-ci intègrent la structure du recueil et brisent la netteté structurelle initiée par le Décaméron. Ces commentaires sont si importants et si volumineux que les enchaînements entre les contes prennent parfois autant de place que les contes eux-mêmes. Ainsi, un nouveau cadre vient entourer chaque nouvelle et l’individualise même s’il subsiste, assez artificiellement somme toute, un archi-cadre de journées qui groupe les nouvelles par dix. La structure boccacienne est à la fois respectée et dépassée.

Une autre différence importante se fait jour dans l’Heptaméron, qui vient régler le thème des contes. Si le thème des journées du Décaméron était donné par chaque roi ou reine, le système qui régit l’Heptaméron est plus souple : il faut alterner voix masculine et voix féminine de manière à ce que la parité soit respectée. Déjà, on pouvait noter l’attention que portait Marguerite de Navarre à ce critère puisque cinq hommes et cinq femmes forment la société conteuse. Cette pensée moderne n’est pas qu’effleurée puisqu’à la fin du prologue, Hircan

déclare la règle du jeu : « au jeu nous sommes tous egaulx732 », ce qui signifie que tous les devisants, hommes et femmes disposent d’un droit égal à la parole. Si bien que Parlamente est invitée à commencer la huitième journée afin que le temps de parole du côté des femmes soit le même que celui du côté des hommes car Saffredent a débuté deux journées.

L’auteure insiste encore sur l’opposition hommes/ femmes puisque ceux-ci forment deux clans qui s’opposent lors des débats. Là où les autres œuvres reprenaient la tradition misogyne et ne laissaient pas les femmes répondre aux attaques et accusations des hommes, Marguerite de Navarre leur prête voix pour se défendre et se justifier.

Dès la première nouvelle de la première journée, Simontault, qui est chargé par Hircan de raconter la première nouvelle, attaque la gent féminine en prétextant vouloir se venger d’une dame qui lui a brisé le cœur :

Mes dames, j’ay esté si mal recompensé de mes longs services, que pour me venger d’Amour et de celle qui m’est si cruelle, je mettray peine de faire un recueil de tous les mauvais tours, que les femmes ont faict aux

pauvres hommes, et si ne diray rien que pure vérité733.

Ce thème ressemble en effet au thème que le régent de la septième journée, Dionée, propose aux autres conteurs dans le Décaméron. Pour rappel il s’agit de :

Des tours que, soit amour, soit souci de leur propre salut, les femmes ont joué à leurs maris, au su ou à l’insu de

ceux-ci734.

Nous retrouvons l’usage du même substantif « tours » mais le Décaméron impose à tous les devisants d’adhérer aux nouvelles ; la seule revanche, timide, est celle de Laurette dans la huitième journée lorsqu’elle associe les tours et les hommes mais s’agit-il réellement de la réponse à la journée précédente puisqu’elle évoque aussi les tours que les femmes jouent à leurs maris735 ?

732 Prologue de l’Hepta o , op. cit., p. 68.

733 Prologue de l’Heptaméron, op. cit., p. 67.

734

Conclusion de la sixième journée, op. cit., p. 556.

735 Le thème exact de sa journée est : « Des tou s ue joue t sa s esse la fe e à l ho e, l ho e à la fe e, et de eu ue les ho es l u à l aut e se joue t. »

L’Heptaméron, lui, permet aux femmes de répliquer puisqu’aucun thème n’est imposé et que les femmes ont la possibilité d’argumenter. A l’issue de la première nouvelle, c’est Oisille qui est chargée de prendre le relais :

Il me semble, mes dames, que celuy qui m’a donné sa voix, a tant dict de mal des femmes par une veritable histoire d’une malheureuse, que je doibs rememorer tous mes vieux ans pour en trouver une, dont la vertu puisse

desmentir sa mauvaise opinion736.

La troisième nouvelle est racontée par Saffredent qui détaille le mauvais comportement d’une reine. Aussitôt, à la fin de son histoire, Emarsuitte prend la défense des femmes :

Mes dames, à fin que Saffredent et toute la compaignie congnoisse que toutes dames ne sont pas semblables à la Royne, de laquelle il a parlé737[…]