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Les Contes de Canterbury et la satire de la société

2 Partie 2 : Recueil et Nouvelles

2.3 Le succès de Boccace et du Décaméron

2.3.5 La société conteuse .1Dans le Décaméron

2.3.5.3 Les Contes de Canterbury et la satire de la société

L’historique de la rencontre des personnages est beaucoup plus simple que dans le

Décaméron, il n’y a aucune référence courtoise qui vient régler leur rencontre et leur motivation n’est pas subie, ce n’est pas une catastrophe qui les regroupe mais un choix délibéré. Aussi les participants sont-ils beaucoup plus nombreux et moins « choisis » puisqu’il s’agit de tous les pèlerins allant visiter le tombeau de Saint Thomas à Canterbury.

La société des pèlerins est composée de vingt-neuf personnes plus le narrateur qui s’ajoute au groupe. Cette société n’est pas homogène dans son niveau social, au contraire toutes les classes sociales sont représentées et donc mêlées, nous avons affaire à toute la société anglaise moins les indigents qui n’avaient pas les moyens de loger à l’hôtel et moins les aristocrates qui fréquentaient, quant à eux, les châteaux. C’est l’appartenance à une classe sociale qui constitue la personnalité de chaque personnage. Des caractéristiques physiques relaient ce statut. Les personnages n’ont guère de caractère propre, ils sont peu individualisés, c’est la description (souvent caricaturale) du narrateur qui permet de s’en faire une image. D’ailleurs peu ont un nom donné dans le recueil ; le narrateur nous confie, à propos du marchand :

Mais je dois avouer que j’ignore son nom688.

Les différentes classes sociales sont représentées à travers différents métiers que voici et que le narrateur omniscient (Chaucer) s’applique à détailler :

Ici prend fin ma brève description :

J’ai dit le rang, l’aspect, le nombre, le but

De tous ces compagnons assemblés689

–Un chevalier décrit ironiquement comme parangon de chevalier, un champ lexical mélioratif et éxagéré lui est associé : « homme de valeur, honneur, droiture, largesse, raffinement,

688 Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 31.

prouesse, honoré, haute valeur, place d’honneur, vainqueur, manières, vrai, noble, parfait chevalier690 ».

Nous percevons l’ironie du narrateur dans le décalage entre ses hautes valeurs morales et son apparence inadaptée :

Il avait moins d’allure que ses chevaux.

Il portait une tunique de bure Toute tachée par le fer du haubert Car il arrivait droit de ses campagnes691

Cette ironie prépare le lecteur au ton du recueil et au caractère à visée divertissante des récits. Le narrateur amoindrit le caractère noble du chevalier pour provoquer le rire et accentuer son ridicule.

– son fils écuyer est lui aussi très valeureux et surtout très gai : « débordant d’énergie, vingt ans, chantait, jouait de la flûte, fraîcheur du mois de Mai, faire poèmes et chansons, danser, peindre, chanter692». Le narrateur n’en dresse pas un portrait ironique mais met davantage l’accent sur ses manières courtoises, proches de celles des jeunes hommes du Décaméron :

Brûlant d’amour, débordant d’énergie […]

Espérant gagner faveurs de sa dame

[…]

Il brûlait d’amour si fort que la nuit

Il ne dormait guère plus que le rossignol693.

– un yeoman dont la description est uniquement physique et correspond à son activité ;

– une prieure nommée Dame Eglantine dont on insiste trop sur le raffinement et les bonnes manières : « chantait à merveille hymnes et cantiques, parlait le français avec élégance, bonne

690 Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 24-25.

691

Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 24-25.

692 Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 25-26.

éducation, belles manières, propre, sans maladresse, bien se tenir, charmante, mine aimable, façons, dignité, estime, respect, tendre, charitable, âme sensible, cœur tendre694 ».

Son physique correspond lui aussi à celui d’une noble dame : Avec grand soin sa guimpe était tirée ; Son nez, bien dessiné, ses yeux, clairs comme verre ;

Sa bouche, aussi douce et vermeille que menue.

Ce qu’elle avait de beau était le front, Large d’un empan, à mon humble avis.

Elle n’avait certes rien de maigrichon. Son manteau m’a paru des plus seyants.

Elle portait au poignet un chapelet De corail ponctué de grains verts

Où étincelait une broche d’or695

Cette dame est elle aussi digne des dames courtoises du Décaméron, si délicates et charmantes.

– une autre nonne ; – un prêtre ;

– un moine bon vivant qui aime profiter des plaisirs de la vie – chasse « Piquer des deux à la poursuite du lièvre, Voilà sa passion, il lui sacrifiait tout696 »-, équitation, bonne chère :

C’était un seigneur bien gras, bien ventru.

Ses yeux scintillants toujours en mouvement, Jetaient des flammes, tel le feu sous la marmite697.

694 Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 26-27.

695

Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 27.

696 Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 28.

On met (ironiquement) en avant son caractère bonhomme et jouisseur qui sera idéal pour une activité divertissante.

– un frère mendiant nommé Hubert qui ressemble beaucoup au moine précédemment décrit ainsi qu’au jeune écuyer puisqu’il chante, danse, boit, fait la cour aux dames et abuse d’elles. Malhonnête dans son travail et dans ses mœurs, il profite de son statut :

Il connaissait les tavernes de chaque ville, Tous les gargotiers, toutes les serveuses,

Les préférant à lépreux ou mendiants

Car un tel homme, d’aussi grande valeur

Ne saurait, vu son talent et ses charges, Fréquenter de misérables malades.

[…]

Plutôt les riches, les vendeurs de mangeaille, Bref ceux dont on peut tirer avantage698.

– un marchand, au physique caricaturé. Sa faille, qui démontre l’ironie de Chaucer, se perçoit dans le fait qu’on mentionne qu’il a des dettes

– un universitaire d’Oxford ne vivant que pour l’étude et l’édification :

Et tout l’argent soutiré aux amis

Servait à payer ses livres et ses cours699.

– un juriste aguerri

– un franklin qui assiste le juriste. Très bon vivant, « fils du maître Epicure » qui aime manger, boire et faire le chevalier

698 Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 30.

– une corporation contenant un mercier, un charpentier, un tisserand, un teinturier, un tapissier : « tous dans la même livrée » et aussi prétentieux et ridicules les uns que les autres :

Chacun avait une prestance de bourgeois

Digne de siéger sur l’estrade de la guilde700.

– un cuisinier

– un marin décrit comme « un joyeux drille701 »

– un médecin dont on sent la description ironique à cause de l’énumération des médecins desquels il s’inspire : « le vieil Esculape, Dioscoride, Rufus, le vieil Hippocrate, Ali, Galien, Sérapion, Rhaze, Avicenne, Averroès, Damascène, Constantin, Bernard, Gaddesden, Gilbert ».

Profondément malhonnête, il aime l’argent et en soutire à ses patients, les dépouillant à l’occasion :

Il mettait de côté ses gains de la peste.

Puisque l’or en médecine est un cordial, Il ne pouvait qu’aimer l’or spécialement702.

– une bourgeoise au caractère ostentatoire et bavard :

Elle était compagne rieuse et bavarde

Et s’y connaissait en remèdes d’amour, Sachant de cet art l’air et la chanson703.

–un homme d’Eglise

–un laboureur, frère de l’homme d’Eglise

700 Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 31.

701

Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 34.

702 Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p.36.

– un régisseur

– un meunier, « bavard et diseur de gaillardises704 » –un huissier d’Eglise

–un vendeur d’indulgences, rusé et trompeur – un économe, fin voleur

– le narrateur

Ces personnages-types seront tour à tour moqués dans le recueil, profondément satirique. La société conteuse est moquée et les acteurs des contes reprennent ces mêmes caricatures. Par exemple le type des bourgeois est repris dans le Contedu Meunier.

Un jeu visuel est commis par les jongleurs qui sont également comédiens. Ainsi, dans le

Conte du Meunier les descriptions des personnages du conte mettent en avant l’élégance et le corps bien fait de la femme du Charpentier.

La jeune femme était jolie et son corps,

Elégant et svelte comme d’une belette705.

Nous n’éprouvons aucune difficulté à nous imaginer les gestes que produisent le conteur quand il décrit le personnage. Loin d’alourdir le récit, il le pimente de détails qui augmentent la saveur et la substance (le relief) du personnage. Il lui donne un corps caricatural qui reprend la description des personnages-types du prologue.

Dans le Conte du Régisseur, le meunier et sa femme sont dépeints précisément : Description du meunier dans le Prologue

général

Description du meunier dans le Conte du Régisseur

Le Meunier était un solide gaillard, Les muscles costauds ; pareil pour les os.

Et de fait, partout où il est allé,

Un meunier l’habitait depuis des lustres.

Il était fier, rutilant, un vrai paon, Maniait le biniou et le filet de pêche,

704 Prologue des Contes de Canterbury, op. cit., p. 39.

Il a remporté, à la lutte, le bélier. Cou enfoncé, corps trapu et noueux. Nulle porte ne lui résistait : hors des gonds

Il la levait, ou l’enfonçait de sa tête.

Sa barbe au poil roux de truie ou de renard

S’étalait aussi large qu’une bêche.

Sur le sommet du nez, à droite, il avait Une verrue avec des touffes de poils

Roux comme les soies d’une oreille de truie.

Ses narines étaient noires et béantes. Epée, bouclier pendaient à son côté. Il avait la bouche vaste comme un four.

C’était un bavard, amateur de gaillardises, D’histoires salées et autres paillardises,

Un vrai voleur qui se servait trois fois :

Il avait un pouce qui valait de l’or706.

Bon lutteur et bon archer, buvant sec. Un coutelas ne quittait pas sa ceinture Et son épée avait un fil tranchant ; Une jolie dague se logeait dans sa poche :

Nul n’aurait osé seulement le toucher –

Il portait dans ses chausses une lame de Sheffield. Il avait visage rond et nez camus,

Le crâne épilé comme celui d’un sage. C’était aux marchés un braillard hors pair.

Nul n’aurait osé porter la main sur lui Sans qu’il jurât de le lui faire payer.

La vérité, c’est qu’il vous truandait,

Rusé trafiquant en grain et farine. On le nommait Simonnet le Teigneux707.

Le Meunier du prologue n’est pas nommé, « Meunier » lui sert d’identité, d’où la majuscule.

Dans les deux descriptions, on note une grande insistance sur la force physique du meunier. Fort comme un bœuf, il croit que sa force lui permet de voler les autres, qu’il les impressionne et peut se battre au besoin. C’était sans compter sur la ruse et l’intelligence des deux étudiants qui le rouleront dans la farine.

De plus, comme pour le yeoman par exemple, Chaucer recourt au type du

706 Prologue général, op. cit., p. 39.

meunier, traditionnellement considéré comme truand et escroc.

Son épouse est elle-aussi longuement décrite physiquement. Les éléments qu’on nous redonne sur le meunier insistent sur sa force physique et sa violence :

Elle était fière, effrontée comme une pie. Quel beau spectacle ils faisaient tous les deux !

Les jours de fête il marchait devant elle, Capuchon noué autour de la tête, Puis venait sa femme habillée de rouge Du même rouge que les chausses de Simonnet.

On la saluait du titre de « Madame ».

Et au passage personne n’avait le front

De badiner ou de lui faire la cour : Simonnet lui aurait réglé son compte

D’un coup de son coutelas ou de sa dague.

Car les jaloux sont prompts à se défendre—

Du moins voudraient-ils que leur femme le croie. De plus, un peu gênée des commérages,

Elle prenait un air revêche d’eau qui croupit,

Plein de morgue et de supériorité. Une dame devait tenir ses distances

Vu ses origines et l’éducation

Qu’elle avait reçue chez les bonnes sœurs708.

Le couple est longuement décrit comme assorti – les vêtements rouges font ressortir cette fusion – et surtout donné comme ridicule, hautain et antipathique. Ils semblent parodiques de personnages courtois.

Dans le Conte du Frère, l’huissier et le yeoman ressemblent moralement et physiquement aux conteurs de la même profession :

Huissier dans le Prologue général Huissier dans le Conte du Frère

L’huissier est décrit comme démoniaque : Au visage rouge feu d’ange terrifiant,

Car plein de pustules, les yeux minuscules.

[…]

La teigne rongeait barbe et sourcils noirs Et sa figure faisait peur aux enfants. Aucune crème de vif-argent, soufre ou plomb,

Borax ou céruse, aucune huile de tartre,

Aucun onguent n’était assez puissant Pour mordre, effacer les boutons blanchâtres

Et autres verrues parsemant ses joues709.

En plus de son allure horrible, il est foncièrement malhonnête : voleur, maître chanteur.

Le gars le plus rusé de toute l’Angleterre […]

Un voleur, huissier bien sûr et maquereau710.

Lui aussi a partie liée avec le diable puisqu’il fait un pacte avec un yeoman qui n’est autre que le diable déguisé. D’ailleurs, à la fin du conte, le diable l’emportera.

Le yeoman du prologue général Le yeoman du Conte du Frère

Il portait manteau et capuchon verts. Une gerbe de flèches, plumes de paon Acérées et brillantes ornaient sa ceinture.

En bon yeoman il soignait ses engins, La barbe de ses flèches ne pendait pas,

Et il tenait en main un arc puissant.

[…]

Il avait d’un côté épée, bouclier

Un fringant yeoman, près d’une forêt.

Il avait un arc et des flèches aigües, Il portait une tunique de couleur verte, Et un chapeau avec des franges toutes noires712.

709 Prologue général, op. cit., p. 41.

Et de l’autre une dague étincelante711.

Dans les deux cas, le yeoman suit le type qui en est fait au XIVe siècle, à savoir homme connaissant bien la forêt et très bon archer. D’ailleurs, dans les deux cas, sa tunique est verte et il est muni d’un arc et de flèches. La description du prologue reprise dans les contes est certes une taquinerie dans le cadre du fabliau mais elle est aussi une facilité d’écriture pour Chaucer qui se sert de types de personnages, définis par leur profession ou statut social.

On retrouve cette même querelle dans les thèmes qu’abordent les fabliaux car l’organisation des thèmes pour les fabliaux répond à ces taquineries des uns et des autres. Notons également l’importance du visuel dans le fabliau, empreint de jeu de théâtre (idem dans les Cent Nouvelles nouvelles).

712 Conte du Frère, op. cit., p. 227.