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2 Partie 2 : Recueil et Nouvelles

2.3 Le succès de Boccace et du Décaméron

2.3.1 Biographie de Boccace

Giovanni Boccaccio, Jean Boccace en français, est un écrivain italien né en 1313 à Certaldo, ville de Toscane, et mort en 1375. Elevé à Florence, il découvre l'oeuvre de Dante dont l'influence dominera toute sa vie. Après des études échouées dans la comptabilité et le droit, il étudie la littérature au contact d'éminents humanistes et écrit plusieurs poèmes d'amour. Figurent parmi ses oeuvres de jeunesse :

La caccia di Diana en 1334 ;

Filocolo en 1336 ;

Filostrato en 1338 ;

Teseida en 1341 ;

Elegia di Madonna Fiammetta en 1344.

C'est en 1353 que paraît le Décaméron (sous-titré le Prince Gallehault, en hommage au poète Dante Alighieri) qu’il dédie aux femmes, il prétend composer ces contes pour les amuser et se les rendre favorables. Son succès lui vaut la reconnaissance de ses pairs et fait de lui le premier poète italien. Il rencontre Pétrarque, avec qui il se lie d'amitié, à la même époque. Pétrarque lui-même apprécie les travaux de Boccace et accorde à la description de la peste et à la nouvelle de Griselda une sincère admiration. Approuvant dans l’une de ses Epîtres cette « tam dulcis historia » et adhérant à l’éloge qui y est fait de la patience et de la constance féminines, il lui fournit, grâce à sa traduction latine, une extraordinaire diffusion dans toute l’Europe. Vers 1362, alors qu'il avait toujours été anticlérical, Boccace se consacre progressivement à la piété et n'écrit plus qu'en latin :

De claris mulieribus en 1362 ;

De casibus virorum illustrium en 1374.

Eploré après la disparition de Pétrarque en 1374, il meurt lui-même, dans la misère, un an plus tard.

La bourgeoisie florentine et italienne a assuré une grande fortune au Décaméron. La récente féodalité de l’Italie septentrionale et la société courtisane des Quattro-Cinquecento ne furent pas non plus insensibles à ces aspects du Décaméron ; l’intérêt soulevé par la première nouvelle de la dixième journée et aux fresques retraçant les aventures de Griselda dans les châteaux de Pavie et des environs de Parme en témoigne646.

En France, sa diffusion a été assurée via deux traductions. Il a d’abord été connu par la traduction très controversée de Laurent de Premierfait en 1414 puis au XVIe, par la traduction d’Antoine Le Maçon, secrétaire de Marguerite de Navarre. Il est d’ailleurs à noter qu’à cette époque, nombre d’intellectuels étaient italianisants et avaient un accès direct au texte de Boccace. Car la culture italienne connaît un franc succès depuis la seconde moitié du XIVe

646 Se reporter également à Bec, C., « Sur le message du Décaméron », in Revue des Etudes Italiennes, XXI, n° 3-4, juillet-décembre 1975, pp. 284-303. Bec, C., Recherches sur la culture à Florence au XVe siècle, in Revue des Etudes Italiennes, XIV-3, 1968, pp. 211-245. Plus récemment voir le numéro de la même revue, « Boccace à la Renaissance. Lectures, traductions, influences en Italie et en France », i Cahie s d’Etudes Italie es, volume 8,

jusqu’à bien plus tard647. Gabriel Bianciotto648 indique que les manuscrits du Filostrato et du

Teseida, deux poèmes en langue vulgaire de la jeunesse de Boccace, sont passés vers le milieu du XVe siècle dans les bibliothèques angevines. Ils ont donné lieu aux plus anciennes traductions françaises de ses œuvres à partir d’un original italien, le Roman de Troyle et le

Livre de Thezeo, dont certaines copies ont sans le moindre doute appartenu à la bibliothèque de René d’Anjou. Le succès du Décaméron peut se comparer à celui des Evangiles, de la

Divine Comédie et des manuels scolaires médiévaux, et il est bien supérieur à celui des

Canzoniere de Pétrarque au moins jusque dans les années 1450.

Outre le succès du Décaméron, ce sont d’autres œuvres de Boccace, certaines nouvelles latines notamment – Griselidis traduite par Pétrarque entre autres – qui ont étendu sa renommée.

Car la prose fictionnelle dans la culture « officielle » du XIVe n’est pas bien vue. Pour mieux prendre conscience du phénomène, besoin est d’examiner les formes littéraires à succès ainsi que les rapports entre la production latine et la production en langue vernaculaire.

Tout d’abord, il faut préciser que malgré une croissance avérée de la littérature en langue vernaculaire, la « haute culture » conserve le latin comme langue de prédilection. Il est aussi la langue des échanges entre lettrés, pour exemple, Boccace lui-même et Pétrarque, deux éminents intellectuels du XIVe, se parlent et s’écrivent en latin.

Le genre de l’épopée historique en vers est, sans conteste, le plus prestigieux, Pétrarque s’attend à une grande reconnaissance pour son poème l’Africa. On note également un retour de la tragédie, écrite et non représentée : l’Ecerinis d’Albertino Mussato (mort en 1329) met en scène des événements récents. Renaît aussi l’églogue pastorale, sur le modèle de Virgile. En prose, c’est l’épistolographie qui fait son retour puis l’historiographie qui prend de l’importance. Cette dernière sera très vite concurrencée par les chroniques en langue vulgaire. La « biographie des hommes illustres » est d’ailleurs une forme très intéressante pour notre propos sur la nouvelle. Pétrarque s’essaie à cette forme de récit court dans son De viris illustribus ; Boccaceaussi l’entreprendra à plusieurs reprises : aussitôt aprèsle Décaméron, il

647Voi , e t e aut es, l a ti le Per la fortuna del Boccacio in Francia : una lettera inedite di Jean de Mo t euil ,

Studi Francesi, 11, 1960, pp. 260- ui ous assu e l i po ta e de la ultu e italie e e F a e.

648 Bianciotto G., « Texte et traduction : interférence de traduction manuscrite », Le Moyen Français, 2010 (66), pp. 1-26.

écrit le De casibus virorum illustrium de1356 à 1360 et revu en 1373 ; puis le De mulieribus claris de 1361 à 1362 dans lesquels ses personnages ne datent pas tous de l’Antiquité mais sont aussi issus de l’histoire contemporaine.

La production en langue vernaculaire connaît une croissance récente, XIIIe siècle, mais intéressante ; son succès a été couronné par La Divine Comédie, œuvre achevée avant la mort de son auteur, en 1321. C’est la poésie lyrique qui a été saluée. En revanche, la prose fictionnelle n’est guère appréciée car jugée « inutile ». En effet, la chronique et la littérature morale peuvent mettre en avant leur utilité sociale ou morale, pas la fiction. Le Miroir de la pénitenceest un recueil d’exemples en toscan de Iacopo Passavanti649, Dominicain. Ce recueil est contemporain du Décaméron.

C’est pourquoi le récit fictionnel insiste systématiquement sur sa moralité et sur sa véracité, il est tenu de le faire, même si nous savons que ce n’est que pure convention car le fabliau, la nouvelle-fabliau et bien souvent la nouvelle sont destinés au rire.

Cette reconnaissance des doctes, cette pression exercée sur les auteurs n’est pas anodine. Elle contribue au renouveau des études latines humanistes en Italie. De plus, la position et la carrière d’un homme de lettres dépendent de cette reconnaissance, d’où les efforts et les faux -semblants des écrivains médiévaux pour correspondre aux critères des lettrés.

Nous comprenons mieux également pourquoi le Décaméron, tout comme les autres œuvres de

fiction antérieures (par exemple les lais de Marie de France pour rester dans le domaine des recueils de récits brefs) ou bien postérieures, les Cent Nouvelles nouvelles ou encore les Contes de Canterburypour faire le lien avec notre première partie, s’efforcent de justifier leur utilité, en imitant les chroniques ou les sermons de beaucoup pour certaines nouvelles voire certains recueils entiers, ou de plus loin en utilisant des formules attestant de la véracité des faits et de leur utilité morale.

Ces productions contemporaines, que nous avons brièvement évoquées, influencent le

Décaméronet l’enrichissent. Il est d’ailleurs considéré comme «une œuvre de divertissement avec une intention didactique650» et malgré le plus grand succès des œuvres latines par

649 Passavanti, J., Le Miroir de la vraie pénitence et autres traités de spiritualité, Classiques Garnier, collection "Moyen Âge en traduction", 2013, passim.

rapport au Décaméron, ce n’est pas pour autant que celui-ci a été dédaigné au XVe siècle. Pétrarque nous en a fait la preuve.

Ce modèle, très suivi à la fin du Moyen Age constituera alors notre fil rouge pour cette deuxième partie, que le modèle soit exprimé ou non.

Les Cent Nouvelles nouvelles prétendent s’inspirer du Décaméron de Boccace et le citent même en référence dans la dédicace :

[…] suppliant treshumblement que agreablement soit receu, qui en soi contient et traicte cent histoires assez semblables en matere, sans attaindre le subtil et tresorné langage du livre de Cent Nouvelles. Et se peut intituler le livre de Cent Nouvelles nouvelles. Et pource que les cas descriptz et racomptez ou dit livres de Cent Nouvelles

advinrent la pluspart du temps es marches et metes d’Ytalie, ja long temps a, neanmains toutesfoiz, portant et

retenant nom de Nouvelles, se peut tresbien et par raison fondée en assez apparente verité ce present livre intituler de Cent Nouvelles nouvelles, jasoit que advenues soient es parties de France, d’Alemaigne, d’Angleterre, de Hainault et aultres lieux; aussi pource que l’estoffe, taille et fasson d’icelles est d’assez fresche

mémoire et de myne beaucop nouvelle651.

Ce sont ici la justification et le programme du recueil. On se réclame du modèle boccacien tout en affirmant l’avoir renouvelé. Produire la même chose mais en la modernisant, telle est la devise de la nouvelle.

Devise que la reine de Navarre reprend à son tour dans l’Heptaméronoù elle n’hésite pas non plus à mentionner le modèle :

Entre autres je crois qu’il n’y a nulle de vous qui n’ait leu les cent nouvelles de Jean Bocace, nouvellement traduictes d’Italien en François : desquelles le Roy treschretien François premier de ce nom, monseigneur le Daulphin, ma dame la Daulphine, ma dame Marguerite ont faict tant de cas, que si Bocace du lieu où il estoit les

eust peu ouïr, il eust deu resusciter à la louënge de telles personnes652.

puis à en indiquer le dépassement, censé caractériser la nouvelle :

A l’heure j’ouy les deux dames dessus nommées avec plusieurs autres de la court qui se deliberoient d’en faire autant, sinon en une chose differente de Bocace, c’est de n’escrire nouvelle, qui ne fust overitable histoire653.

651 Dédicace des Cent Nouvelles nouvelles, op. cit., p. 22.

652

Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, édition de Nicole Cazauran, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2000, p. 65. Cette édition sera la référence utilisée pour toutes nos citations.

Ici, les Cent Nouvelles nouvelles et l’Heptaméron usent du même argument – la nouveauté– face au dispositif boccacien. Dans les faits, leur rapport à l’œuvre de Boccace sera différent surement en raison de leur distance géographique, temporelle, contextuelle.

L’Heptaméron se sert du modèle du Décaméron qui a connu un si grand succès, pour preuve l’histoire de son édition.