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La construction du divertissement .1Lutter contre la mort

2 Partie 2 : Recueil et Nouvelles

2.3 Le succès de Boccace et du Décaméron

2.3.4 La construction du divertissement .1Lutter contre la mort

2.3.4 La construction du divertissement 2.3.4.1 Lutter contre la mort

Le divertissement qui constitue une alternative à la mort n’est pas une innovation – dans les

Métamorphoses d’Apulée, livres VIII et IX, dans le Dolopathos, dans les Saturnales de Macrobe ou encore dans le plus célèbre des exemples : les Mille et Une Nuits – Boccace emploie ce procédé.

Le Décaméron naît d’une aventure dont la cause est réelle et historique : il s’agit de la peste noire qui a sévi en 1348.

Je dis donc que les années écoulées depuis la fructueuse Incarnation du Fils de Dieu étaient parvenues au nombre de mille trois cent quarante-huit, lorsque dans l’éminente cité de Florence, de toutes les cités d’Italie la plus

belle, parvint la mortifère pestilence660.

Ce contexte qui sert de prétexte à l’œuvre est évoqué dès l’Introduction à la première journée :

Je sais que le présent ouvrage sera jugé par vous en son commencement aussi pénible et fâcheux que peut l’être

la douloureuse évocation de la mortalité pestilentielle récemment traversée ; car ce fut une calamité funeste et pitoyable pour qui la vit ou en eut autrement connaissance, et la voici au fronton de cette œuvre661.

La peste est donc le moteur de l’Auteur du Décaméron, qui a voulu fournir un « passe-temps » qui serait « délectable » et qui permettrait aux dix exilés de leur ville funeste d’oublier, le temps du jeu, la réalité et le cauchemar qui lui est associé.

2.3.4.2 Le jeu de la nouvelle

Afin de fournir une architecture parfaitement calibrée, Boccace précise dès son Proême comment naît l’idée de conter des nouvelles :

Pourtant, si vous suivez mon avis sur ce point, ce n’est pas en jouant, car au jeu l’une des deux parties est

amenée à se fâcher, sans que ni l’autre ni les spectateurs en retirent un grand plaisir, mais c’est en contant de

nouvelles, ce qui peut divertir, par le récit d’un seul, toute la société qui l’écoute, que nous passerons cette heure

chaude du jour662.

Boccace rappelle ici le double intérêt de la nouvelle qui est de raconter et d’écouter (puis commenter) ; il s’agit alors d’une certaine interactivité qui fait jouer tous les habitants simultanément.

660

Première journée du Décaméron, op. cit., p. 38.

661 Introduction à la première journée du Décaméron, op. cit., p. 37.

Le but recherché par les habitants est de se divertir grâce à une activité qui soit plaisante pour tous et qui permettent à tous de participer, sans créer de rancoeurs. Le plaidoyer de Boccace est aussi axé sur la liberté que procure la nouvelle, courte par définition. Dans les quelques lignes de ce passage, l’insistance sur le divertissement est mise en exergue à travers son champ lexical :

Vous n’aurez pas fini de dire chacun votre petite nouvelle, que le soleil aura déjà décliné, que la chaleur sera

tombée ; et nous pourrons aller où bon nous semblera, pour notre amusement ; c’est pourquoi, au cas où vous

plairait ce que je vous propose, car je suis toute disposée à suivre en cela votre bon plaisir, faisons-le ; et si cela

devait ne pas vous plaire, que chacun fasse jusqu’à l’heure de vêpre ce qu’il aime le mieux663.

A cette idée proposée par l’auteur, toute la compagnie acquiesce :

Les dames de même que les jeunes gens prônèrent tous l’idée de conter des nouvelles664.

2.3.4.3 Les Evangiles des Quenouilles : un recueil « à la Boccace » ? Divertissant ou ethnographique ?

Le prétexte de cette œuvre est présenté comme noble, l’auteur prétend rendre hommage aux dames qui ont créé les Evangiles des Quenouilles en répétant ce qu’il a entendu. Ainsi, il se place d’emblée comme narrateur-témoin :

Donc, pour obvier à de telles injures, mettre à néant de telles moqueries et par contre exauchier les dames et vérifier leurs Evangiles, moi-même qui depuis longtemps et même dès mon enfance ai été leur humble clerc et

serviteur, et qui ne saurais trop me louer des biens que j’ai reçus d’elles, j’ai, à la requête de quelques-unes

d’elles, comme vous le verrez ci-après, mis par écrit et en ordre ce petit traité qui contient en soi le texte des

Evangiles des Quenouilles, ainsi que plusieurs gloses et postilles ajoutées et dévoilées par quelques-unes de ces sages dames seront mis par écrit ci-après665.

Le narrateur rapporte ce qu’il a entendu mais avoue tout de même l’avoir remis « en ordre » donc il peut en avoir retouché le contenu en même temps que la forme. Jusqu’alors, le doute est maintenu.

663 Première journée du Décaméron, op. cit., p. 59.

664 Introduction à la première journée du Décaméron, op. cit., p. 59.

665

Les Evangiles des quenouilles, éd. De Jacques Lacarrière, Paris, Albin Michel, 1999, p. 32. Cette édition sera la référence utilisée pour toutes nos citations.

Le but qu’il assigne à sa tâche est d’ordre scientifique, il souhaite tester les propos des

Evangiles des Quenouillesmais surtout les mettre par écrit pour ne pas qu’ils soient égarés : Pour vérifier et mettre en avant les paroles et autorités des femmes de jadis, et aussi pour que leurs dires ne

s’évanouissent de notre mémoire et ne se perdent entre le temps présent et à venir666.

Ici est exprimé en toutes lettres l’un des enjeux du recueil. Cette affirmation de l’auteur permet également d’inscrire l’œuvre dans le genre anthropologique et donc véridique. Cette sauvegarde sert également de moteur à l’écriture de l’œuvre.

A la différence de Boccace, le jeu n’est pas présenté spontanément comme un recueil pour « passer le temps joyeusement ». Tout d’abord, le narrateur prétend avoir été supplié (presque forcé) de le faire. Il se dépeint comme le Messie qu’elles attendaient toutes :

Moi, quelque peu honteux de ma soudaine arrivée parmi elles, je voulus faire retraite et prendre congé d’elles ;

mais soudainement je fus par elles rappelé et l’une d’elles me prenant même par ma robe, moitié forcé, moitié requis, je revins et m’assit entre elles667[…]

Il est investi d’une mission que lui seul peut assurer. Lui, le clerc, homme de savoir parmi ces femmes du peuple, a su gagner leur confiance :

Aussi me prièrent-elles de faire de même en cette heure car elles y tenaient fort668[…]

Dans les Evangiles des quenouilles, nulle insistance sur le divertissement qui n’a guère sa place ici ; en revanche, on insiste sur la nécessité d’écrire pour ne pas perdre les données. C’est la cause invoquée par Dame Ysengrine lorsqu’elle annonce l’occupation principale des soirées :

[…] je crois qu’il serait bon, si vous êtes d’accord, que nous fassions, avec l’aide de notre secrétaire et ami, un petit traité des chapitres que nous voulons tenir et mettre par ordre, lesquels proviennent de nos grandes et anciennes mères, afin que nos dires ne tombent pas en oubliance et puissent arriver entre les mains de celles qui

sont encore à venir. Ce traité contiendra les chapitres des Evangiles des Quenouilles, ainsi que les gloses que quelques sages et prudentes matrones y ont ajoutées et ajouteront encore, pour augmenter le texte669.

666 Les Evangiles des quenouilles, op. cit., p. 33.

667

Les Evangiles des quenouilles, op. cit., p. 36.

668 Les Evangiles des quenouilles, op. cit., p. 37.

L’assemblée approuve immédiatement :

Aussitôt, et sans autre délibération, les assistantes dirent toutes d’une seule voix que Dame Ysengrine avait très bien parlé […]670

A la comparaison du Décaméron et des Evangiles des quenouilles, nous nous apercevons que la structure et le jeu de la nouvelle se ressemblent de loin seulement. Pas question de se divertir ici, l’enjeu est sérieux et ressenti comme tel puisque le but que les devisants se sont assigné est donné comme scientifique. Examinons maintenant des œuvres qui reprennent l’essence boccacienne plus fidèlement.

2.3.4.4 Les Contes de Canterbury : un recueil divertissant « à la Boccace »

Dans son prologue, Chaucer nous informe des circonstances qui ont réuni la future société conteuse qui correspondent également à des circonstances particulières mais non catastrophiques. Au contraire, le pèlerinage qu’ils effectuent a pour but de prévenir la maladie :

Voici qu’en particulier, venus de tous les coins D’Angleterre, ils cheminaient vers Canterbury,

Voir Saint Thomas, le bienheureux martyr, Leur allié naguère quand ils étaient malades.

C’est par un beau jour de cette saison Qu’à Southwark à l’auberge du Tabard

M’apprêtant à partir en pèlerinage

A Canterbury fort dévotement,

Je vis arriver, vers le soir, à l’hôtel

Tout un groupe, vingt-neuf personnes environ, Fort dissemblables, que le hasard avait

Fraternellement réunies – pèlerins Chevauchant tous vers Canterbury671.

Après nous avoir détaillé l’assemblée des devisants de la société conteuse, Chaucer nous explique comment est apparue l’idée de conter les nouvelles. C’est l’hôte qui propose ce jeu, placé, comme pour le Décaméron sous le signe du divertissement, ici pour faire passer le temps agréablement durant le voyage vers Canterbury. Chaucer insiste sur le caractère divertissant du personnage et de l’activité proposée :

C’était en outre un joyeux compagnon Et après souper il nous divertit, Proposa entre autres un joyeux programme

Après que nous eûmes réglé l’addition672.

L’utilisation répétée de l’adjectif « joyeux » promet un divertissement amusant. L’enthousiasme de l’hôtelier, grâce aux points d’exclamation, vient accentuer cet entrain :

[…] Je n’ai vu de l’année groupe aussi joyeux

Que le vôtre à présent dans mon hôtel.

J’aimerais si possible aider votre joie.

Il me vient à l’idée un joyeux passe-temps Qui vous amusera sans rien vous coûter. Vous allez, Dieu vous aide ! à Canterbury :

Puisse le saint martyr vous récompenser ! Vous pensez, bien sûr, égayer la route

En vous contant des histoires folâtres

Car ça n’a rien de gai ni d’agréable

De chevaucher silencieux comme une pierre.

Et c’est pourquoi je vous propose un jeu

Comme je l’ai dit, qui puisse vous amuser

[…]

Je vous jure sur l’âme de mon défunt père

De vous amuser– ma tête à couper !673

671

Prologue général des Contes de Canterbury, op. cit., pp. 24-25.

672 Prologue général des Contes de Canterbury, op. cit., p. 45.

A cette proposition alléchante, l’assemblée acquiesce :

Sans plus délibérer nous avons dit oui674

2.3.4.5 L’Heptaméron : une œuvre boccacienne

Cette œuvre a été vendue comme un « nouveau Décaméron ». En effet, son cadre reprend trait pour trait celui du Décaméron.

C’est une catastrophe naturelle – une inondation – qui est la cause du rassemblement de la société conteuse :

Mais sur le temps de ce retour, vindrent les pluyes si merveilleuses, et si grandes, qu’il sembloit que Dieu eust oublié la promesse qu’il avoit faicte à Noé, de ne destruire plus le monde par eau. Car toutes les cabanes et logis

dudict Caulderets, furent si rempliz d’eau, qu’il fut impossible d’y demourer675.

La peste chez Boccace et la pluie chez Marguerite de Navarre sont tout à fait assimilables.

Afin de ne pas se laisser aller au désespoir et d’égayer leurs journées passées ensemble, le groupe de rescapés émet le souhait de s’adonner à une activité « joyeuse » qui tromperait son ennui :

La compaignie tant d’hommes que de femmes, commença fort à s’ennuyer676.

A la demande d’un personnage – Parlamente – Oisille, la plus âgée, est requise pour leur proposer un passe-temps :

Mais Parlamente, qui estoit femme d’Hircan, laquelle n’estoit jamais oisive ne melancolique, ayant demandé congé à son mary de parler, dist à l’ancienne dame Oisille : « Ma dame, je m’esbahis que vous qui avez tant

d’experience, et qui maintenant aux femmes tenez lieu de mere, ne regardez quelque passetemps pour adoucir l’ennuy que nous porterons durant nostre longue demeure677[…]

674 Prologue général des Contes de Canterbury, op. cit., p. 45.

675

Prologue de l’Heptaméron, op. cit., p.55.

676 Prologue de l’Heptaméron, op. cit., p. 62.

Ce à quoi Emarsuitte ajoute en riant :

Toutesfois je suis bien d’opinion que nous ayons quelque plaisant exercice, pour passer le temps, le plus joyeusement que nous pourrons678

Car l’ennui tant redouté est décrit comme une maladie grave et presque mortelle. S’ensuit un champ lexical de la maladie : « malades ; fascheuses ; maladie incurable ; tristesse ». Ce champ lexical est utilisé par Parlamente pour convaincre Oisille de leur trouver un divertissement. Le passe-temps requis est décrit comme vital, seul antidote à un ennui mortel. Un champ lexical dépréciatif est associé à l’absence de divertissement : « perdu ; perte ; desesperer ; un jour sans passetemps, elle serait morte le lendemain »

Cédant aux supplications de la compagnie, Oisille propose un divertissement pieux qui saura assurément les distraire :

Vous enseigner un passetemps, qui vous puisse delivrer de vos ennuiz679

Tous les jours, elle s’adonne aux joies de l’esprit par la prière et les saintes oraisons et propose à ses amis de savourer ce même exercice :

Il me semble que si tous les matins vous voulez donner une heure à la lecture, et puis durant la messe faire vos devotes oraisons, que vous trouverrez en ce desert la beauté qui peult estre en toutes les villes. Car qui cognoit Dieu, voit toutes choses belles en luy, et sans luy tout laid. Parquoy je vous prie recevoir mon conseil, si vous

voulez vivre joyeusement680.

Sa proposition est complétée par celle d’Hircan qui recommande l’association d’un passe -temps moins religieux pour l’après-midi afin de se détendre jusqu’à vêpres. Il confie à son épouse le soin d’expliquer aux autres l’activité en question, raconter des nouvelles selon la formule des « Cent Nouvelles de Jean Bocace ».

L’activité proposée pour passer le temps est donc double, elle se décline en deux parties distinctes et complémentaires, l’une sacrée, l’autre profane.

678

Prologue de l’Heptaméron, op. cit., p. 62.

679 Prologue de l’Heptaméron, op. cit., p. 63.

La compagnie approuve ce programme et se montre même empressée de le commencer :

Mais toute la compaignie respondit, qu’il n’estoit possible d’avoir mieulx advisé et qu’il leur tardoit que le

lendemain ne fust venu pour commencer681.

Dans ces différentes œuvres, nous retrouvons plus ou moins fidèlement la formule boccacienne. Les Cent Nouvelles nouvelles sont les plus éloignées puisqu’elles ne contiennent même pas de prologue expliquant les circonstances de la réunion des conteurs ni le recours vital à un divertissement. Il s’agit bien de soirées après souper mais aucun prologue ne nous donne de précisions.

Dans les autres œuvres, tous les éléments inaugurés par Boccace sont respectés, et même l’ordre de la succession des événements est semblable.

2.3.5 La société conteuse